Tableau 24 – Frédéric Bastiat (1801-1850) est parfois considéré comme un économiste de seconde zone parce que son œuvre est constituée de nombreux pamphlets. Et pourtant… Non seulement il est l’un des économistes les plus féconds et originaux de son siècle, et au niveau européen, mais sa pensée, hors de son pays, la France, reste très étudiée et influente, en particulier aux États-Unis. Et c’est précisément son inclinaison de pamphlétaire qui lui a donné cette acuité de vue, à moins que ce ne soit l’inverse. Son style fait mouche et détruit les préjugés, si nombreux en économie. Nombre de ses pensées sont si actuelles que l’on croit rêver en les lisant car elles ont été rédigées il y presque deux siècles.
Frédéric Bastiat a pressenti nombre de problèmes dans lesquels nous sommes aujourd’hui diversement englués. Le lire c’est prendre un grand bain de fraîcheur, c’est se dessiller les yeux. Ses réflexions ne se limitent pas à l’économie. Tous les grands penseurs de l’économie ont été et sont pluridisciplinaires, et je pourrais en revenir à Ludwig von Mises et Friedrich Hayek ; mais il y en a bien d’autres. Frédéric Bastiat nous avertit de « ce qu’on ne voit pas ». A ce propos, si vous n’avez rien lu de lui, pourquoi ne commenceriez-vous pas par « Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas » ? Cet écrit de juillet 1850 s’ouvre sur ces mots : « Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une institution, une loi n’engendrent pas seulement un effet, mais une série d’effets. De ces effets, le premier seul est immédiat ; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit pas ; heureux si on les prévoit. »
Entre un mauvais et un bon économiste, toute la différence tient à ce que : l’un s’en tient à l’effet visible ; l’autre tient compte et de l’effet qu’on voit et de ceux qu’il faut prévoir » :
http://bastiat.org/fr/cqovecqonvp.html
Frédéric Bastiat se place résolument du côté des consommateurs (contre les producteurs qui défendent le protectionnisme), du côté des contribuables (contre l’État). Il anticipe les analyses du fonctionnement de la démocratie redistributive telle qu’elle apparaîtra après la Seconde Guerre mondiale. Son pamphlet intitulé « L’État » (paru dans Journal des Débats, du 25 septembre 1848) est un délice de perspicacité ; je vous le mets en lien car il n’a pas pris une ride :
http://bastiat.org/fr/l_Etat.html
Frédéric Bastiat s’est également intéressé au droit dont il tente de repositionner les fondations : le droit n’est pas ce qu’élabore le législateur, il est découvert et affiné au fil des générations et non décrété. Ainsi, on ne peut décréter que l’on édifie une maison sans tenir compte des lois de la physique ; de même, on ne peut décréter des lois qui vont à l’encontre de la coopération sociale à moins de prendre le risque de générer des désordres en tout genre, à commencer par des désordres sociaux. La pensée de Frédéric Bastiat s’inscrit dans une perspective humaniste, un humanisme aux solides fondations et puissamment étayé ; rien à voir avec cet humanisme de façade derrière lequel se tapissent les opportunistes.
Frédéric Bastiat dénonce l’injuste procès organisé contre la liberté, soit : hier la concurrence, aujourd’hui le capitalisme sauvage. La liberté (comme celle d’entreprendre) conduirait au chaos, à la domination des forts, à l’écrasement des faibles. En conséquence, il convient de légiférer afin d’éviter « l’exploitation de l’homme par l’homme ». A ce propos, je suis sans illusion, la politique des gouvernements suite à cette pandémie ne sera pas remise en question. Les « riches » seront désignés à la vindicte populaire afin de la détourner des membres des appareils d’États, des gouvernements « de droite » ou « de gauche », bref de ceux que l’on nommait en U.R.S.S. les apparatchiks.
Frédéric Bastiat, homme de la première moitié du XXe siècle, peut être lu d’une manière très active (et non pas comme une simple curiosité sur laquelle se pencherait l’homme cultivé, diversement occupé à s’orner l’esprit) car ses écrits peuvent aider à élaborer une sortie de crise et en éviter d’autres. Son époque n’a certes que peu à voir avec la nôtre, mais les mécanismes auxquels il s’attache peuvent encore être observés dans nos sociétés. Malgré un environnement très différent, des distorsions économiques identiques sont décelables d’une époque à une autre, des distorsions qui procèdent des mêmes causes, à commencer par la politique monétaire, l’interventionnisme et l’arbitraire étatique. Nous sommes en plein dedans, et jusqu’au cou, et tout indique que nous continuerons à nous y enfoncer. Frédéric Bastiat : « Papier-monnaie, organisation artificielle et incertitude, voici les maux qui minent la société ».
Les membres de l’École autrichienne d’économie peuvent également être lus dans une même optique dynamique, soit tournée vers l’analyse de notre situation actuelle. Ludwig von Mises et Friedrich Hayek ont pointé du doigt les conséquences d’une politique monétaire expansionniste, autrement dit d’une monétarisation de l’économie – voir la monétarisation des titres de la dette publique par les banques centrales. Les faibles taux d’intérêt imposés par ces banques (principalement la Fed et la BCE) ont permis d’ouvrir les vannes du crédit, de multiplier les prêts, alors que l’augmentation du capital réel reste comparativement bien timide. Certes, le crédit est nécessaire mais pas de cette manière : il y a du bon et du mauvais crédit, comme il y a de la bonne et de la mauvaise inflation ainsi que l’exprime Marc Touati, un excellent pédagogue qui ne perd par ailleurs jamais de vue que l’économie et le social marchent main dans la main et que des mécanismes économiques qui ont été enclenchés pourraient broyer les êtres humains, à commencer par les plus fragiles. Ainsi, nous dit-il, il y a de la bonne et de la mauvaise inflation, de même qu’il y a du bon et du mauvais cholestérol. Mais écoutez Marc Touati dans « Attention danger : l’inflation est de retour ! » :
https://www.youtube.com/watch?v=6VzEb0Lwh4M
Le boom artificiel venu de cette politique monétaire crée des distorsions dans la structure de production, avec mauvais investissements comme le soutient aux entreprises zombies ou ce capitalisme de connivence, aussi discret que massif.
Frédéric Bastiat a donc dénoncé la création inconsidérée de papier-monnaie et prévenu des conséquences néfastes de l’intervention étatique dans l’ordre monétaire. Il a montré que la politique monétaire favorisant la gratuité du crédit n’encourage pas la création de richesses réelles, que l’augmentation de la masse monétaire n’est pas l’alliée de la prospérité générale. Frédéric Bastiat s’élève contre cette croyance selon laquelle la multiplication du numéraire crée plus de richesse, il s’élève contre les politiques monétaires dites de relance dans lesquelles nous sommes pris comme dans des sables mouvants.
Comment Frédéric Bastiat pourrait-il nous guider vers une meilleure monnaie ? Il nous proposerait tout d’abord de revenir à l’étalon-or et de cesser de faire confiance à un simple papier émis par l’État ou un quelconque organisme bénéficiant d’un privilège monopolistique d’émission. Puis il nous montrerait que la liberté des banques est le meilleur moyen de gérer le numéraire. Une banque libre est une banque responsable. Loin des objectifs politiques définis par les gouvernements, elle prête le capital avec discernement et évite tout gaspillage comme elle évite la création excessive de liquidités, car elle doit se soumettre à ceux qui voudront récupérer le métal garantissant la monnaie – l’étalon-or, par exemple – en cas de dévaluation trop forte de la devise.
Barak Obama qui partait d’une bonne intention, admettons-le, a précipité la crise des subprimes de 2008. Ce président des United States of America a diversement garanti des prêts aux plus modestes afin qu’ils soient propriétaires de leurs logements, des prêts garantis par l’argent des contribuables. C’est bien d’être généreux avec l’argent des autres, d’être autoritairement généreux et d’abord pour des raisons électoralistes, soit par démagogie. Je pourrais en revenir à l’une de mes marottes, à savoir que la démagogie (qui se traduit de mille manières et plus encore) est la principale responsable des catastrophes qu’ont eu, qu’ont et qu’auront à subir les sociétés humaines.
On va être traité d’affreux néo-libéral mais comment ne pas remarquer que l’intervention étatique a souvent des effets pervers ? Qu’importe, les gouvernements ont tout loisir de faire accroire tantôt explicitement tantôt implicitement que la faute revient au manque de contrôle étatique. On peut admettre qu’un contrôle étatique soit a priori désirable, il convient tout de même de définir cet a priori avec précision et ne pas simplement l’admettre par paresse d’esprit, par conformisme, parce que le plus grand nombre le pense. Il faut aussi réfléchir, et sans a priori, aux conséquences du contrôle étatique en commençant par analyser les effets des réglementations existantes et faire les comptes, avec l’actif d’un côté et le passif de l’autre. Ce travail n’est (presque) jamais effectué.
Frédéric Bastiat montre que les gouvernements agissent non pas portés vers le « bien commun » mais essentiellement sous l’influence de divers groupes qui cherchent à étendre leurs privilèges. Je pourrais en revenir au capitalisme de connivence (crony capitalism ou corporatism), un capitalisme soutenu par l’État à des fins politiques. Par ailleurs, l’incertitude porte préjudice à l’ensemble de la société, à commencer par les entrepreneurs. La Loi qui pour l’État est glaive et bouclier devient « l’instrument de toutes les cupidités, au lieu d’en être le frein » ; elle est susceptible d’être sans cesse modifiée, ce qui décourage les affaires, les affaires qui aiment la stabilité. Cette instabilité, notamment au niveau fiscal, contrarie le développement économique et c’est l’une des raisons pour lesquelles la France va si mal. Frédéric Bastiat avait noté les effets néfastes de cette instabilité causée par un État ivre de lui-même, une instabilité qui n’a fait qu’augmenter et qui atteint à présent une dimension véritablement ubuesque. Il y a longtemps que je le dis : la France est devenue otage de son État. Certes, bien d’autres pays souffrent de ce mal, mais la France plus que bien d’autres pays, un mal qu’explique en grande partie la relation névrotique que la plupart des Français entretiennent avec leur État. Cette remarque pourrait faire l’objet d’un prochain article.
Frédéric Bastiat le libéral s’oppose comme tout authentique libéral aux socialismes et aux conservatismes, ces derniers refusant les socialismes au nom de la liberté tout en ne se privant pas de la limiter. Et je pourrais en revenir à Friedrich Hayek le libéral qui n’a cessé de se défendre, et à raison, d’être un conservateur, qui a même dénoncé sans ménagement les conservateurs.
Tableau 25 – Inflation soit augmentation de la masse monétaire. Avec un système étalon-or strictement respecté, il est difficile d’augmenter cette masse. D’une manière générale, la quantité d’or en circulation augmente plus ou moins au même rythme que les biens et services que cette quantité censée les représenter. Le papier-monnaie offre beaucoup plus de flexibilité. Oublié l’étalon-or ! On prend la clé des champs et on gambade. Suite à la crise des subprimes de 2008, la création de papier-monnaie par la Fed a été environ quinze fois supérieure à la croissance du P.I.B. Et ce n’est pas fini. La Fed continue à vomir de l’argent en achetant des Treasury Bonds. Peu de citoyens américains possèdent de ces obligations qui nourrissent la Finance. Et si les inégalités se creusent, la faute n’en est pas au capitalisme mais à l’intervention étatique qui dérange tout. Cette création monétaire colossale est pour l’essentiel récupérée par les circuits financiers qui enrichissent mécaniquement des riches (ceux dont les patrimoines dépassent le milliard d’euros) qui voient gonfler les prix de leurs actifs et, dirais-je, presque malgré eux, par l’inflation monétaire classique encouragée par les banques centrales – à la solde des États et leurs gouvernements.
A présent, cet argent sorti du chapeau de la Fed tourne dans l’économie financière et donne le tournis. Une faible partie en est injectée dans l’économie réelle. La Bourse que j’ai toujours conçue comme un accompagnement des entreprises, des femmes et des hommes qui y travaillent, de bas en haut et de haut en bas de la hiérarchie, la Bourse donc n’est plus qu’un gigantesque casino.
Mais écoutez Philippe Béchade dans cette entrevue très éloquente intitulée : « Il y a une véritable désintégration du contrat social » :
https://www.youtube.com/watch?v=59uZvB9W9MQ
Olivier Ypsilantis