Tableau 17 – Friedrich Hayek est un penseur volontiers caricaturé, comme le sont les libéraux, principalement en France. A gauche, il est jugé comme un has been qui aimerait appliquer au monde contemporain les préceptes ultra-libéraux venus du XIXe siècle et totalement obsolètes. A droite, les conservateurs (qu’il a pourtant dénoncés) le récupèrent volontiers afin de préserver leurs intérêts particuliers, à commencer par leurs rentes (qu’il a pourtant dénoncées). Bref, d’un côté comme de l’autre, sa pensée se trouve faussée, d’autant plus que ce grand économiste – comme tout grand économiste – n’est pas qu’un économiste, que son aire de réflexion – et donc d’action – s’étend sur d’autres disciplines. Friedrich Hayek est aussi (et peut-être même d’abord) un philosophe, comme le sont Ludwig von Mises ou Karl Popper pour ne citer qu’eux.
Le libéralisme de Friedrich Hayek, comme le souligne l’auteur de « Friedrich Hayek : du cerveau à l’économie », Thierry Aimar, s’appuie sur une conception complexe et délicate de l’homme en tant qu’individu – et non de l’Homme avec un grand H. Insistons : sa pensée économique est irriguée par maintes connaissances venues de la philosophie, de la psychologie et des sciences sociales en général. Une fois encore, rien à voir avec les tâcherons de l’économie genre Thomas Piketty.
Friedrich Hayek, le représentant le plus connu de l’École autrichienne d’économie, commence par s’intéresser au cerveau humain, en particulier aux racines neuronales du subjectivisme, ce qui l’amène à interroger le subjectivisme. L’ensemble de sa théorie peut être considéré comme un effort pour lier au mieux les caractéristiques subjectives de l’homme à l’environnement social.
Friedrich Hayek revalorise l’individualisme dont il donne une définition aussi vaste que précise. Il lui intègre le subjectivisme selon lequel tout individu est extraordinairement singulier et ne peut s’enrichir de sa singularité qu’à partir du moment où il effectue un effort de réflexion sur lui-même. L’individualisme sans le subjectivisme n’est rien que du vent ; il n’est que le réceptacle du tintamarre médiatique, des tendances amplifiées par les médias de masse et les réseaux sociaux. Par ailleurs, l’individualisme tel que Friedrich Hayek le présente – et le défend – ne flotte pas en lui-même, il se rattache à un héritage culturel et ses règles de juste conduite, soit des traditions et des conventions qui servent de référence aux actions individuelles. A l’intérieur de ce cadre, de cet héritage, l’individu est appelé à remettre en question certaines données – ou normes – afin de préserver un ordre social tout en le faisant évoluer dans le but de faire cohabiter des milliards d’individus. D’où l’importance accordée à la figure de l’entrepreneur.
Au milieu du XIXe siècle, l’entrepreneur se trouve aux prises avec la bourgeoisie rentière et l’aristocratie terrienne, une hostilité qui se perpétue entre les conservateurs soucieux de défendre leur patrimoine et un entrepreneuriat qui ne cesse de transformer la société, remettant ainsi en question toutes les rentes de situation (guaranteed incomes).
L’entrepreneur au sens où l’entend Friedrich Hayek est une notion très vaste ; elle n’est pas exclusivement économique. Au sens exclusivement économique, l’entrepreneur est celui qui sait trouver des opportunités de profit et déterminer des prix. Mais cet aspect de l’entrepreneur n’est qu’un sous-ensemble d’une fonction beaucoup plus ample qui tend vers une meilleure mobilisation des connaissances subjectives de chacun et dans tous les domaines de l’activité humaine. Cette mobilisation permet de discerner et d’activer ceux qui entreprennent – sans qu’ils aient nécessairement une entreprise. Quelqu’un qui publie un article entreprend, quelqu’un qui compose une chanson entreprend, quelqu’un qui élabore dans sa cuisine de nouvelles recettes entreprend, et ainsi de suite. Entreprendre c’est aussi se trouver à l’occasion en opposition avec des conservatismes, des conformismes, une grégarité. Chacun se cherche dans toutes ces activités, du fondateur d’un grand groupe à celui qui cultive son lopin de terre afin d’en tirer des légumes de qualité. Cette dimension psychologique est centrale chez Friedrich Hayek. Elle fera sourire les conservateurs et les socialistes, soit des conformistes. Le libéralisme économique et la liberté tout simplement ont un besoin vital de cette recherche des individus sur eux-mêmes, des individus décidés à explorer leur propre subjectivité.
Les entrepreneurs qui ont effectué ce travail, et qui donc amplifient l’espace de liberté dans la société, mais qui n’ont pas les capitaux pour mener à bien leurs projets, doivent être soutenus par les détenteurs de capitaux. L’entente entre les uns et les autres n’est toutefois pas gagnée et leurs intérêts divergent volontiers. Tout comme Adam Smith, Friedrich Hayek se méfie des capitalistes car ils cherchent avant tout à obtenir le maximum de profit. Friedrich Hayek qui défend l’entrepreneur, figure-phare de la liberté, est l’ennemi de la rente publique mais aussi de la rente tout court, soit de ces capitaux privés qui ne se mettent pas au service des entrepreneurs.
Il convient de ne pas caricaturer la pensée libérale, comme on le fait si volontiers en France et presque toujours par ignorance, une ignorance-crasse saupoudrée de prétention et de conformisme. La pensée libérale ne se réduit pas à un laisser-faire. La liberté des contrats n’est pas l’horizon ultime du libéralisme. Certains contrats doivent être avalisés par l’autorité, d’autres non. Par exemple, on peut s’interroger sur la légitimité de rachat de leurs propres actions par des grandes firmes ou l’achat de brevets destinés à être mis au placard afin que leur application ne vienne pas perturber une situation de quasi rente. Bref, il s’agit de protéger le centre nerveux de l’économie de marché, soit la dynamique entrepreneuriale, non seulement contre l’État mais aussi contre des pratiques générées à l’intérieur même du monde entrepreneurial, de l’économie de marché. Les réponses à ces questions doivent être menées au cas par cas.
Rappelons à tout hasard que la crise financière des subprimes de 2008 n’est pas le fait du libéralisme mais des banques centrales envers lesquelles Friedrich Hayek n’a cessé d’exprimer sa méfiance puisqu’elles ont toujours été à l’origine des grandes crises qui ont traversé le capitalisme moderne. Ces banques ont mené et mènent plus que jamais, avec un entêtement furieux, des politiques monétaires qui ne font que retarder la grande crise mais qui, ce faisant, ne la rendront que plus profonde lorsqu’elle adviendra, car elle adviendra tôt ou tard. La baisse des taux initiée en 2001 par Alan Greenspan a eu des effets en apparence bénéfiques mais elle se paiera cher, très cher. Dans un premier temps l’enivrement rend gai, léger, il donne envie de danser ; vient la gueule de bois, le mal de tête et le vomis.
Comment faire à présent ? On ne peut remonter les taux sous peine de mettre des économies entières à genoux. Il est vrai que nous avons encore le choix entre nous écraser au fond d’un gouffre ou nous écraser contre un mur, nous écraser horizontalement ou verticalement. Il est possible que je force la note.
On se trouve aujourd’hui dans une impasse car on est incapable de remonter les taux alors même qu’il existe un déséquilibre fondamental entre l’offre d’épargne (en termes réels et non monétaires), qui se réduit comme une peau de chagrin, et les demandes de financement entrepreneurial qui ne cessent de se multiplier, d’où le transfert massif des liquidités vers les détenteurs de capitaux. Les ressources réelles sont tellement réduites par rapport aux liquidités déversées toutes vannes ouvertes par les banques centrales que les entrepreneurs doivent donner davantage aux détenteurs de capitaux pour y accéder. Ainsi, contrairement à ce que dénoncent certains économistes-fonctionnaires, le creusement des inégalités n’est pas intrinsèque au libéralisme, il est le fait de politiques monétaires conduites par les banques centrales qui injectent des liquidités dans des proportions qui excèdent et de loin le volume du capital réel disponible.
En cas de hausse des taux, nombre d’États (dont la France) seront au tapis. Mais, nous dit Friedrich Hayek, monétariser la dette publique et laisser perdurer voire se creuser les déficits est suicidaire. Ne faudrait-il pas envisager de mettre en œuvre la proposition de Friedrich Hayek, soit privatiser les banques centrales : la concurrence monétaire entre des devises émises par des opérateurs privés permettrait aux bonnes monnaies de chasser les mauvaises ?
Signalons que Friedrich Hayek n’est pas un anarcho-capitaliste. Il n’appelle pas à la suppression de l’État dans la mesure où il estime qu’un régulateur est nécessaire, notamment afin de définir les contrats. Il appelle à un État minimal, un État qui ne soit pas placé au sommet d’une pyramide. L’État doit s’inscrire dans l’aire du libéralisme et ainsi peut-il espérer avoir un rôle politique efficace si son intégration est bien pensée afin qu’il reste libéral.
L’économie libérale doit être envisagée dans un contexte élargi où comptent avant tout les comportements particuliers basés sur l’interaction et non le statut social, sur le respect de la subjectivité et non le règne de l’arbitraire. Sans cette base, on ne peut qu’aller vers le chaos, l’anarchie dans le sens franchement péjoratif du mot, ce qui ne ferait que favoriser l’émergence de rentiers toujours plus rentiers et de démunis toujours plus démunis. Il ne s’agit pas de croire béatement que plus l’économie est libre plus la richesse ruisselle jusqu’en bas de l’échelle sociale, comme le croient les néo-libéralistes. Le libéralisme classique, celui auquel se rattache Friedrich Hayek, veut construire cette base institutionnelle (avec le concours de l’État), culturelle, sociale et psychologique (voir la subjectivité individuelle, le subjectivisme) avant de s’engager dans cette aventure sous peine de voir émerger des profiteurs, de véritables gangs qui détourneront à leur seul profit la richesse en profitant du chaos.
Certes, cette base (ou ce substrat) est quasiment impossible à contrôler étant donné qu’elle contient bien plus d’informations qu’aucune autorité régulatrice n’est capable d’en contrôler, ce qui ne signifie pas pour autant que l’ordre spontané soit à coup sûr bénéfique pour tous. Friedrich Hayek ne l’a jamais affirmé, et sur ce point ils sont plus d’un à lui faire dire ce qu’il n’a jamais dit. Simplement, il suggère que pour construire une base saine et solide, il faut susciter autant de compétition que possible afin de dégager les meilleures pratiques et éliminer les mauvaises par un processus de sélection, une démarche préférable à toute volonté de régulation centrale – soit le constructivisme. Le subjectivisme défendu par Friedrich Hayek s’oppose au constructivisme étant entendu que l’utopisme, lorsqu’il est promu par un État, conduit tout droit au totalitarisme.
Olivier Ypsilantis