Tableau 10 – Le libertarianisme se sépare peu à peu des nouveaux conservateurs au cours de la Guerre froide aux États-Unis et de la politique étrangère menée de ce pays. Les libertariens veulent porter une tradition anti-étatique alors que les nouveaux conservateurs, sous la pression d’événements extérieurs et d’un climat particulier, se font de plus en plus étatistes. Les libertariens et les nouveaux conservateurs n’en ont pas moins des points d’entente. Mais cette question les sépare et active la formation du mouvement libertarien qui, plus que promouvoir une doctrine au sens strict du mot, commence simplement par promouvoir l’anti-étatisme. La doctrine libertarienne se constitue progressivement pour essaimer dans de nombreux pays. Mais il ne faut pas oublier que l’origine du libertarianisme est américaine et qu’il se réfère à Thomas Jefferson et Thomas Paine en tant que synthèse du libéralisme classique, de l’anarchisme individualiste et de l’isolationnisme ; et c’est ce dernier point qui pour l’essentiel sépare le libertarianisme du nouveau conservatisme.
Quelques repères dans la riche généalogie du libertarianisme :
Henry David Thoreau (1817-1862), l’ermite de Walden, l’auteur de ce grand classique de la littérature américaine, « Walden; or, life in the woods ». Dans sa thébaïde, il refuse de payer ses impôts car le gouvernement admet l’esclavage et il est en guerre contre le Mexique. De retour dans la société, il est arrêté et rédige à sa sortie de prison un livre qui va devenir un bréviaire pour certains : « Civil Disobedience », publié en 1849.
Henry David Thoreau estime que l’État doit s’effacer autant que possible partout où se manifeste l’initiative individuelle ; mais jamais il n’appelle à la violence, la violence qui sera strictement condamnée par les libertariens, à moins qu’il ne s’agisse de légitime défense. L’arme principale de la civil desobedience est le refus de payer ses impôts. Refuser de payer ses impôts est selon Henry David Thoreau le meilleur moyen d’empêcher l’État de se livrer à des violences, comme cette guerre contre le Mexique (1846) financée comme toutes les guerres par l’impôt. Il juge que cette guerre est tramée par les Sudistes afin d’étendre l’aire de l’esclavage vers le sud.
Lysander Spooner (1808-1887) est l’ancêtre de l’anarcho-capitalisme. Fort de son expérience (il crée une compagnie, The American Letter Mail Company, à laquelle le gouvernement s’attaque en décrétant le monopole étatique sur les services postaux), il rédige une brochure dans laquelle il dénonce non seulement les dommages économiques engendrés par le monopole étatique mais, surtout, les risques d’un tel monopole pour les libertés individuelles ; par exemple, que l’État puisse contrôler le courrier des particuliers.
L’assentiment de tous ne peut s’exprimer par le vote et l’impôt. Le vote permet aux citoyens de se choisir périodiquement de nouveaux maîtres, rien de plus. Quant à l’impôt, il n’est en rien un assentiment implicite à la Constitution puisqu’il est imposé de force.
Benjamin Tucker (1854-1939) écrit en première page du premier numéro du journal Liberty : « Formerly the price of Liberty was eternal vigilance, but now it can be had for fifty cents a year », un journal édité et publié par Benjamin Tucker d’août 1881 à avril 1908 et qui reste la plus belle publication de presse libertarienne en anglais.
L’idée centrale défendue par Liberty est inspirée de Josiah Warren : il faut protéger la souveraineté individuelle, protéger chaque individu de toutes les agressions qui peuvent être commises contre sa personne et sa propriété. Benjamin Tucker fait remarquer que le principal agresseur contre l’individu est l’État. Il défend par ailleurs la liberté des mœurs, le divorce, la privatisation de la sécurité, une idée empruntée à Gustave de Molinari, une inclinaison qui suffirait à le rapprocher des anarcho-capitalistes radicaux puisque les pouvoirs régaliens de l’État sont entamés : « La défense est un service comme les autres. C’est un travail à la fois utile et désiré, et donc un bien économique sujet à la loi de l’offre et de la demande. Sur un marché libre, ce bien serait fourni au prix de sa production. La compétition prévalant, le succès irait à ceux qui fournissent le meilleur article au meilleur prix. La production et la vente de ce bien sont, aujourd’hui, monopolisées par l’État. Et l’État, comme tous les détenteurs de monopoles, propose des prix exorbitants ». Ce passage suffit à guider le lecteur ignorant de l’anarcho-capitalisme (cette tendance extrêmement féconde et riche en propositions toujours actives) au cœur d’une attitude jugée subversive par une société aussi étatisée que la société française, pour ne citer qu’elle.
Le massacre de Haymarket Square, le 4 mai 1886, à Chicago, réoriente la position de Benjamin Tucker et en cela il cadre parfaitement avec l’esprit libertarien, à savoir que la violence est prohibée, à moins qu’elle ne s’inscrive dans la légitime défense, ce qui n’a pas été le cas à Haymarket Square. Il s’agit à présent pour Benjamin Tucker d’entrer en guerre non contre l’État en tant que tel mais contre les idées qui lui permettent de perdurer. Par ailleurs, comme chez les libéraux et les libertariens, un certain capitalisme est dénoncé, le capitalisme d’État et les monopoles y compris privés, étant entendu qu’ils ne peuvent se maintenir qu’avec le soutien plus ou moins actif de l’État qui doit être expulsé de l’aire économique afin de laisser agir le principe qui lui est le plus hostile : la liberté. Cette hostilité envers les monopoles conduit Benjamin Tucker à s’en prendre à la bourgeoisie sans jamais cesser de proclamer son inclinaison libérale. D’où sa remarque reprise par d’autres libéraux, et surtout des libertariens, à savoir que seuls les anarchistes croient vraiment au laisser-faire.
Le libéralisme classique et l’anti-étatisme économique :
Pour Murray Rothbard, l’histoire du libéralisme américain au XIXe siècle est marquée par deux inflexions qui se tiennent. Premièrement, l’abandon progressif d’une philosophie des droits naturels en faveur d’un utilitarisme technocratique ou d’un darwinisme social. Deuxièmement, un renoncement au radicalisme originel pour le conservatisme. Walter Lippmann dénonçait déjà ce changement dans « Good Society » (traduit en français par « La Cité libre ») : « C’est ainsi que, à l’origine radicaux et révolutionnaires, opposés diamétralement aux conservateurs, les libéraux classiques en sont venus à adopter l’image de ce qu’ils avaient combattu. »
Avec la crise de 1929, le mot « liberal » est de retour mais dans un sens très particulier, usurpé. Les principaux promoteurs du New Deal lui font subir une forte distorsion. En 1938, sous l’égide de Walter Lippmann, un colloque est organisé afin de faire converger ses idées et la résistance intellectuelle au socialisme en Europe. Il en sort une version qui se situe entre le New Liberalism des Liberals et le libéralisme classique. En 1947, la Mont Pelerin Society (MPS) se propose elle aussi de réhabiliter le libéralisme. Les libéraux mécontentés par l’inclinaison au compromis étaient minoritaires en 1938 ; à présent, ils sont en force et s’imposent sous l’impulsion de Friedrich Hayek.
Remarque importante : le terme « néolibéralisme » ne désigne qu’une doctrine économique que s’approprieront volontiers les nouveaux conservateurs mais qui ne satisfera en rien les libertariens.
L’anti-étatisme isolationniste : la Old Right, une réaction au New Deal. Cette tendance a été l’une des plus fortes à l’intérieur du Republican Party jusque dans les années 1950. Parmi les grandes figures de la Old Right pour lesquelles l’anti-étatisme est beaucoup plus un tempérament qu’une doctrine : Henry Louis Mencken (1880-1956), Albert Jay Nock (1870-1945), Frank Chodorov (1887-1966), Rose Wilder Lane (1886-1968), Isabel Paterson (1886-1961), Ayn Rand (1905-1982), autant de personnalités passionnantes, loin des mornes plaines du socialisme dans lesquelles ils sont si nombreux à traîner sous un ciel bas.
Murray Rothbard fait figurer la Old Right dans le courant libertarien. Il quitte le Republican Party suite à la défaite de Robert A. Taft et fonde The Vigil afin de veiller à ce que les valeurs que porte la Old Right ne soient pas absorbées par les conservateurs. Son diagnostic est le suivant : la Old Right a deux points faibles auxquels il veut remédier : d’une part, une absence d’assise théorique à même d’apporter une cohérence à ses prises de position ; d’autre part, une absence d’organisation qui l’empêche d’influer sur l’opinion publique. L’individualisme des grandes figures de ce mouvement, tout en étant la marque d’une puissante originalité, les affaiblit car elles refusent d’unir leurs forces. Le mouvement libertarien se constituera en grande partie par une volonté de remédier à ces défauts et insuffisances de la Old Right.
Olivier Ypsilantis