Des notes griffonnées au cours de lectures, livres et articles, notes que je présente dans cette suite de textes, soit quatorze textes rédigés au cours du strict re-confinement imposé au Portugal à partir de la mi-janvier 2021.
Tableau I – Il faut étudier les propositions de l’École autrichienne d’économie (fondée par Carl Menger, ses débuts remontent à 1871), surtout aujourd’hui où les États (et peu importe leurs gouvernements) tentent de s’imposer de diverses manières et parfois les plus saugrenues, en France surtout. Cette école a élaboré des concepts de première importance et toujours actifs dans la mesure où ils sont intégrés à la théorie économique moderne. Ils exercent sur moi une puissante attraction. La justesse de ces concepts a permis aux affiliés à l’École autrichienne d’économie de prévoir avant tout le monde l’échec de la planification centralisée en U.R.S.S. C’est aussi pourquoi leurs mises en garde méritent qu’on ne les dédaigne pas. Précisons par ailleurs que l’École autrichienne d’économie n’est pas très tendance dans les milieux universitaires d’Europe où les noms de Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek pour ne citer qu’eux sont très rarement cités. Tout ce qui de près ou de loin est libéral inquiète toute culture étatisée comme l’est la culture française.
Carl Menger (1840-1921)
L’École autrichienne d’économie a tout pour me séduire et d’abord pour une raison aussi particulière qu’imposante : elle se détourne des modèles mathématiques, ces modèles qui à présent prolifèrent dans la science économique. Les maîtres de cette école envisagent l’économie non comme une machine mais plutôt comme une discipline qui a beaucoup à voir avec la philosophie ou la psychologie ; c’est en partie la raison pour laquelle elle n’a pas pris une ride et que ses propositions restent fécondes, stimulantes. Trop d’économistes ne sont aujourd’hui que des techniciens, des individus qui déambulent dans les chiffres et les graphiques et qui manquent singulièrement de vitalité. Le grand économiste, et peu importe son orientation, est un homme pluridisciplinaire et d’abord un philosophe au point que l’économie envisagée à un niveau supérieur peut être considérée comme une branche de la philosophie. Et je résiste à la tentation de l’énumération car bien des noms me viennent. A ce propos, il me faudrait lire le livre le plus connu de Peter Boettke, un économiste contemporain influencé par l’École autrichienne d’économie, « Living Economics: Yesterday, Today and Tomorrow », un livre qui s’emploie à rendre sensible la beauté de cette discipline qu’est l’économie, l’énergie qu’apporte son étude lorsqu’elle ne s’enfonce pas dans les proliférations techniques et mécaniques comme le best-seller de Thomas Piketty, un homme laborieux, une sorte de rond-de-cuir, le contraire d’un philosophe.
L’économie de marché est dénoncée et nombreux sont ceux qui aimeraient la mettre définitivement au placard ou au pilori car ils considèrent que l’homme n’est qu’un moyen sacrifié à ce type d’économie. J’ai été sensible à cette dénonciation dans ma jeunesse, fort de mes « bons » sentiments ; puis je me suis mis à réfléchir, à étudier, et j’ai compris que ces sentiments avaient leurs limites et, surtout, qu’ils reposaient sur des postulats bancals.
On accuse l’École autrichienne d’économie de prôner l’individualisme, mot qui tombe comme une réprobation alors que son contenu est extrêmement varié et qu’il peut supposer le pire mais aussi le meilleur. Accuser l’École autrichienne d’économie de prôner l’individualisme (dans le sens franchement négatif du mot) est malvenu dans la mesure où elle appelle la science économique la catallactique, soit cette science qui traite de l’échange, l’économie ne pouvant être aussi longtemps qu’il n’y a pas échange, ne serait-ce qu’entre deux individus.
Point très important. La méthode de l’économie est la méthode des modèles imaginaires, des modèles imposés par cette discipline. L’économie ne s’étudie pas en laboratoire ou devant un télescope. Cette méthode consiste à étudier le comportement économique d’un individu et à en tirer les conséquences logiques. Ce faisant, on note que dans l’échange économique, l’individu cherche à retirer le meilleur profit pour son propre compte, en tant qu’acheteur ou que vendeur. C’est la logique économique, soit la conclusion qui procède de la stricte observation. L’acheteur fixe le prix de ce qu’il achète. On peut dire que l’échange acheteur/vendeur est gagnant/gagnant ; winner/winner. Mais l’École autrichienne d’économie, et c’est l’une de ses grandeurs – et l’une des nombreuses raisons qui me rendent réceptif à ses travaux –, nous dit que le comportement de l’homme n’est pas qu’économique, autrement dit, l’économie, cette discipline, n’est pas fermée sur elle-même, elle est ouverte, pluridisciplinaire. L’homme en tant qu’individu et être social ne s’étudie pas comme on étudie le fonctionnement d’un moteur diésel ou d’une centrale nucléaire, comme on étudie les quatre interactions fondamentales qui régissent l’Univers ou la photosynthèse. L’économie s’inscrit donc (toujours selon l’École autrichienne d’économie) dans une discipline plus vaste, la praxéologie, discipline qui a pour objet l’analyse de l’action humaine, car l’être humain agit, c’est un axiome ; mais nombre de ses actions ne sont pas des actions économiques, et certaines actions ne sont économiques qu’en apparence. La science économique décrit, elle ne préconise a priori rien, et de ce point de vue, et de ce point de vue uniquement, elle se rapproche de la physique, de la chimie et autres sciences de la nature.
L’École autrichienne d’économie s’intéresse aux individus et non à des assemblages plus ou moins bien assemblés de modèles mathématiques. Elle a adopté la méthode de l’individualisme méthodologique. Les actions des hommes sont étudiées à partir de l’individu et ce n’est qu’à partir de lui, l’individu, que le champ d’étude est élargi, que la société est appréhendée. Certes, l’individu n’est pas isolé du groupe ; il s’inscrit dans un groupe ; mais un groupe est composé d’individus et un même individu peut être associé à plusieurs groupes. Toute action est accomplie par des individus, le reste suit. Une collectivité n’a de consistance et même d’existence que par les actions des individus qui la composent. Le social n’est concevable qu’à partir d’individus agissants. L’individualisme méthodologique n’est pas une préconisation, c’est une méthode d’analyse : il s’agit de remonter au plus petit élément analysable.
Pour l’École autrichienne d’économie, l’individu tient le rôle de l’atome pour la physique. Ainsi, suivant cette méthode, l’École autrichienne d’économie (contrairement à la plupart des écoles d’économie qui pratiquent la macroéconomie) s’efforce d’envisager l’économie par des agrégats monétaires : P.I.B., consommation, investissement, etc. L’économie est donc envisagée comme s’insérant dans la praxéologie, d’où, en grande partie, mon intérêt pour cette école dont je ne suis en rien un spécialiste mais du côté de laquelle je me promène volontiers pour fuir le monde bavard et prétentieux de ces économistes enfermés dans leur spécialité, coupés de ce qui contribue à la complexité de l’économie, l’économie qui est faite par des hommes, par l’individu, l’individu qui certes a un comportement économique mais dont l’action ne se limite pas à l’économie. La méthode de la praxéologie que l’École autrichienne d’économie met en œuvre est donc l’individualisme méthodologique, car c’est l’individu qu’elle envisage d’abord, l’individu qui constitue en quelque sorte son postulat. Et, une fois encore, c’est l’une des raisons – la principale peut-être – de la puissante séduction qu’elle exerce sur moi depuis que j’en ai découvert l’existence.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis