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Notes de lecture – 3/3

 

En re-relisant « Inside Hitler’s Greece. The Experience of Occupation. 1941-1944 » de Mark Mazover.

Les Allemands commencent à utiliser la main-d’œuvre dans l’Europe occupée sans plan précis. Il est vrai qu’ils sont surpris par la rapidité de leur avance. Par ailleurs, une controverse idéologique sévit entre les technocrates et les idéologues obsédés par la classification raciale. En effet, si les uns voient une formidable opportunité, les autres craignent que la « race » allemande ne soit souillée par des millions de travailleurs déversés dans le Reich.

Au cours de l’hivers 1941, presque la moitié des trois millions et demi de travailleurs étrangers du Reich sont des Polonais, des Slaves donc, soit, du point de vue nazi, une population en bas de l’échelle raciale. Dans les premiers mois de la guerre contre l’U.R.S.S. près de quatre millions de prisonniers soviétiques commencent à souffrir de la faim. Début février 1942, il en reste à peine un peu plus d’un million. A Berlin, on comprend que ce crime est également un non-sens économique. 1942, Albert Speer est chargé d’optimiser la production d’armes ; et le Reich a d’autant plus besoin de main-d’œuvre que Hitler refuse d’employer les Allemandes dans les usines. Fritz Sauckel est nommé plénipotentiaire général pour l’emploi de la main-d’œuvre (Generalbevollmächtiger für den Arbeitseinsatz ou GBA) en mars 1942. Il s’efforce d’attirer des travailleurs volontaires en Allemagne. Avant sa nomination, des tentatives pour attirer des travailleurs grecs avaient échoué.

 

Billet de banque grec sous l’Occupation nazie

 

Octobre 1941, sur trois millions et demi de travailleurs étrangers employés en Allemagne, il n’y a que cinq cents Grecs. Janvier 1942, un appel à candidature est lancé à Salonique pour recruter des travailleurs. Il ne s’en présente que quinze à vingt. Découragés, les Allemands se mettent à manier la carotte et le bâton. Fin 1942, ils ont recruté environ dix mille travailleurs venus d’Athènes, de Salonique et de Patras. Dans les gares on met en scène leur départ, avec cérémonies d’adieux et discours comparant la lutte de Hitler contre les Barbares asiatiques à celle d’Alexandre le Grand (?!). Certes, ce nombre de dix mille travailleurs marque une augmentation par rapport à l’année 1941 ; on est toutefois loin des trente mille travailleurs qu’espère Belin. Les Allemands et leurs collaborateurs grecs (car il y en a, dont le propriétaire du quotidien NEA EYPΩΠH par ailleurs maire de Salonique) s’énervent et vantent les conditions de vie en Allemagne. Les Grecs ne s’en laissent pas compter et font preuve à tous les niveaux d’une évidente mauvaise volonté, et jusque dans les ministères. Fritz Sauckel envoie un représentant mais les Grecs convoqués déclarent n’avoir aucune qualification et ne pas vouloir quitter leur pays. Fin 1942, le recrutement prend fin. Début 1943, des grèves et des manifestations massives à Athènes contraignent le gouvernement à revenir sur ses promesses de réquisition de main-d’œuvre pour le compte des Allemands.

Les travailleurs grecs partis pour l’Allemagne ne sont pas à la hauteur de ce qui leur est demandé. Nombre d’entre eux cherchent à échapper à la malnutrition. Les Allemands qui se trouvent décidément empêtrés avec les Grecs finissent par retarder l’arrivée des convois en provenance de Grèce par crainte des contagions. En effet, nombre de Grecs arrivés en Allemagne sont déclarés inaptes au travail. Ainsi, parmi les 500 Grecs en route vers l’Allemagne au cours de l’été 1942, sont enregistrés : 272 cas de paludisme, 66 de trachome, 22 de syphilis, 70 de gonorrhée, 17 de tuberculose, et 18 déclarent souffrir d’épilepsie, ce qui laisse supposer une exagération. Il est néanmoins certain que l’état physique de la population grecque, surtout à Athènes, est épouvantable ainsi que je l’ai écrit dans des articles consacrés à la Grèce occupée.

Arrivés en Allemagne pour y travailler, les Grecs sont vite réputés pour leur absentéisme, leur paresse, leur inertie, et ils se voient assimilés aux Tsiganes. Mais, surtout, la Gestapo prend note des sentiments anti-allemands des Grecs qui par leur indiscipline ont une mauvaise influence sur les travailleurs étrangers des autres nationalités. Dans les camps de travail, les Grecs sont à l’origine de nombreux désordres et ils n’hésitent pas à dire à haute voix que les Allemands vont perdre la guerre. Ils molestent à l’occasion des travailleurs allemands ; et en dehors des lieux de travail, il leur arrive de se bagarrer avec des Allemands. Par ailleurs, nombre d’entre eux se livrent au troc et au trafic. Ils s’en vont marchander dans les alentours de leurs lieux de travail et s’en reviennent marchander sur leurs lieux de travail. La Gestapo s’inquiète. Les travailleurs grecs non seulement se montrent indisciplinés et tire-au-flanc mais ne cessent de se livrer au troc et au trafic. Hors de leurs lieux de travail, ils supplient, cajolent et à l’occasion menacent pour un peu de nourriture. Des Allemands finissent par sympathiser avec eux. La peur du commerce sexuel s’en mêle, d’autant plus que les Allemandes et les Grecs s’acoquinent volontiers et s’en cachent à peine. La Gestapo suggère de revoir l’importation de travailleurs grecs.

Mais pourquoi si peu de Grecs se sont-ils rendus dans le Reich ? Les conditions de vie étaient particulièrement dures en Grèce, plus dures que dans bien des pays d’Europe qui fournissaient un plus grand nombre de travailleurs au Reich. Pourquoi la famine de 1941-1942 et l’extrême dureté de l’Occupation (autrement plus dure qu’en France) n’ont-elles pas plus poussé de Grecs au départ vers l’Allemagne ? Les rapports de la Gestapo laissent entendre que la population grecque était plus ouvertement antinazie que la plupart des populations d’Europe.

Nikos Kazantzakis travaille à son plus célèbre roman, « Alexis Zorba », durant l’Occupation. Zorba, un personnage qui très vite symbolisera le peuple grec. Zorba, un homme fier et indépendant. Zorba ou l’art de transmuter la misère, l’affliction et la précarité en fierté, un art qui se retrouve chez d’autres peuples parmi lesquels les Juifs et les Irlandais.

En Grèce même, la Résistance commence à se manifester alors que les Allemands viennent tout juste d’arriver. A Athènes, par exemple, elle se manifeste par de petits gestes. Des prisonniers britanniques (ou du Commonwealth, car il y a de nombreux Australiens et Néo-Zélandais) escortés par des soldats de la Wehrmacht sont applaudis et des passants leur offrent des cigarettes et à boire. Dans la précipitation, le retrait des troupes alliées vers l’Égypte n’a pas été total. Certains soldats ont été faits prisonniers, d’autres sont en cavale. Les Grecs les accueillent malgré les risques encourus et les difficultés à se procurer de la nourriture. Rien qu’à Athènes, plusieurs centaines de soldats alliés sont livrés à eux-mêmes. Certains refusent de mettre leurs hôtes en danger et de leur être une charge ; pour ce faire, ils apprennent quelques mots de grec et se mettent à mendier dans les rues d’Athènes tandis que d’autres se débrouillent avec des soldats crétois qui n’ont pu rembarquer. Les soldats alliés en cavale sont également nombreux dans certains villages où un puissant réseau de solidarité engage jusqu’aux autorités locales.

Geste spectaculaire et hautement symbolique : une nuit de la fin mai 1941, deux Grecs arrachent le drapeau nazi qui flotte sur l’Acropole. Les Allemands menacent d’exécuter les coupables. Ils ne seront jamais retrouvés.

Les Grecs manifestent ouvertement leur antipathie envers l’occupant, dans la rue mais aussi dans l’appareil d’État. Les actes de résistance prennent une autre dimension à l’automne 1941, avec la formation de groupes armés dans les massifs de la Grèce du Nord et qui s’en prennent à la ligne ferroviaire Salonique-Serrès, des attaques qui causent quelques pertes chez les Allemands. Les autorités allemandes ordonnent les premières opérations punitives et massives. Des villages sont détruits et en octobre 1941, 488 otages sont exécutés et 164 capturés dans la région de Salonique.

Galeazzo Ciano, ministre des Affaires étrangères de Mussolini, note que tout est possible chez un peuple qui n’a plus rien à perdre. Début 1942, la population grecque semble accablée et résignée. Quelle résistance peut opposer une population physiquement épuisée, délabrée ? Les nouvelles de l’étranger ne sont par ailleurs guère encourageantes. A Athènes, plus personne ne prend la peine de remonter les horloges publiques ainsi que le note Yorgos Theotokas (Γιώργος Θεοτοκάς). En cette période où les clivages entre Grecs ne se manifestent pas encore, les poètes produisent des œuvres d’une grande beauté, une beauté qui par son intensité rejoint la poésie anglaise de Première Guerre mondiale. C’est au cours de cette période du début de l’Occupation que deux futurs prix Nobel, Séféris (Γιώργος Σεφέρης) et Elytis (Οδυσσέας Ελύτης), écrivent plusieurs de leurs plus beaux poèmes. Et n’oublions pas Ritsos (Γιάννης Ρίτσος), Engonopoulos (Νίκος Εγγονόπουλος) et Sinopoulos (Τάκης Σινόπουλος) ainsi que Sikélianos (Άγγελος Σικελιανός). Dans un poème intitulé « 25 mars 1942 » (25 mars, commémoration du déclenchement de la Guerre d’Indépendance de 1821) est évoquée une imminente résurrection nationale. C’est probablement Sikélianos qui a rendu compte avec le plus d’acuité de l’état de la Grèce alors, d’une souffrance due au froid, à la faim, à l’effondrement économique. En 1944, les Grecs retomberont dans leurs chamailleries et s’en suivra une guerre civile (1946-1949) qui ne sera pas moins meurtrière et destructrice que l’Occupation.

Olivier Ypsilantis 

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