Un article a été publié dans la revue espagnole Ajoblanco (n°. 105) à l’occasion de la mort d’Ernst Jünger ; il est intitulé “Jünger : entre l’Anarque et le Travailleur”. Cet article ne donne pas dans la mesquinerie, comme trop souvent lorsqu’il est question de cet écrivain. A ma grande surprise, il laisse toutefois entendre qu’Ernst Jünger aurait commencé à “se réfugier” dans la lecture de la Bible lorsque les bombes se mirent à tomber sur l’Allemagne. Le 28 mai 1944, Ernst Jünger écrit : “Dimanche de Pentecôte. Après déjeuner, j’ai fini l’Apocalypse, achevant ainsi ma première lecture complète de la Bible, commencée le 3 septembre 1941.” Les premières bombes anglaises tombèrent sur Berlin dans la nuit du 24 au 25 août 1940. Les dégâts furent peu importants mais l’effet sur le moral des Allemands fut considérable. La RAF revint en force dans la nuit du 28 au 29 août et, pour la première fois, tua des Allemands. La remarque du journaliste espagnol n’est donc guère pertinente car les bombardements massifs, plus tardifs commencèrent en mars-avril 1942.
Même en supposant que les dates aient coïncidé, ce sous-entendu ne vaudrait rien pour un familier de l’œuvre d’Ernst Jünger. Ce dernier avait pris une sérieuse distance vis-à-vis du nationalisme. Il savait que les temps à venir seraient apocalyptiques pour tous. Il craignait pour l’Homme et pas seulement pour son pays, sa famille et sa maison de Kirchhorst. La stature de cet écrivain embarrasse, inquiète. Plutôt que de s’efforcer de l’appréhender dans toute sa dimension – ce qui ne revient en rien à mettre en veilleuse l’esprit critique, au contraire –, bien des critiques et des journalistes s’emploient à des petitesses qui ne font qu’attester l’arrogance de leurs préjugés et l’étroitesse de leurs vues. Les bombes qui tombent sur son pays n’expliquent en rien le changement de ses conceptions sur la valeur de la guerre et sur le christianisme. Son horreur du nazisme fortifie un humanisme que certains jugeront bien tardif, voire suspect. La finesse de ses antennes lui avait fait aussitôt pressentir ce que recelait cette chose qui le courtisait et avec laquelle beaucoup composèrent tant en Allemagne qu’à l’extérieur. La monstruosité de cette idéologie, la vulgarité de ses partisans, il les avait sondées. Il refusera l’abîme de la démagogie et de la haine.
Maison d’Ernst Jünger à Wilflingen
Si Ernst Jünger glorifia la guerre dans les années qui suivirent la Grande Guerre, jamais il ne glorifia la race. Le nazisme ne pouvait que le dégoûter. Tout me permet de supposer qu’il regardait de haut des livres tels que “Essai sur l’inégalité des races humaines” de Arthur de Gobineau, “Die Grundlagen des XIX. Jahrhunderts” de Houston Stewart Chamberlain ou “Der Mythus des XX. Jahrhunderts” d’Alfred Rosenberg, un individu de moindre pointure. Dès 1929, après avoir fréquenté divers cercles nationaux révolutionnaires, Ernst Jünger prit ses distances avec tous les milieux politiques. Dès 1927, et malgré son peu de goût pour la république de Weimar, il n’eut que répulsion pour le national-socialisme, pour Adolf Hitler et son acolyte, le pornographe Julius Streicher, directeur de “Der Stürmer”. Le cynisme, l’amoralité, l’antisémitisme de cette bande l’avaient répugné dès le début : “Je dois à Hitler d’avoir compris que je n’avais pas à m’aventurer dans la politique.”
L’itinéraire de cet écrivain donne le vertige, il irrite bien des critiques qui aimeraient par commodité autant que par timidité réduire la stature du sujet. On a dit d’Ernst Jünger qu’il était le “dandy des champs de bataille”, le “Des Esseintes des tranchées”. Jean-Paul Enthoven, ce condensé d’indécence, a écrit qu’il était une “véritable doublure d’une grande illusion coproduite par Hitler et Pétain” et un “bel esprit”, comme si Ernst Jünger n’avait cessé de prendre la pose ! (4) Mais à quoi bon épiloguer davantage. “Il y a un sourire de Jünger, une distance sans aucune ironie et une présence, en même temps, que ses détracteurs ne lui pardonneront jamais”, écrit l’un de ses commentateurs.
Alors que Michel Ciry avait couvert d’injures un critique qui s’en était pris à lui, Banine, l’interlocutrice d’Ernst Jünger, écrit : “Jünger a toujours survolé les injures et les plus grossières calomnies sans y répondre. Cette attitude de prince n’est pas à la portée de Ciry qui aurait dû l’avoir au moins en tant que chrétien.”
Dans ses “Journaux de guerre”, on lit : “Une analyse objective, et même un refus justifié, me conviennent mieux que les louanges, lesquelles m’emplissent de confusion. C’est surtout la critique injustifiée, provenant peut-être d’une animosité personnelle ou volontaire, qui me blesse ou me poursuit. Au contraire, une critique qui me propose de bonnes raisons m’est agréable. Alors, je ne sens pas la nécessité d’engager le débat – pourquoi mon adversaire n’aurait-il pas raison ?” Bien des critiques attaquent Ernst Jünger par animosité personnelle – et la jalousie entre pour une bonne part – ou pour des raisons idéologiques. Est-ce parce qu’il a toujours refusé de flirter avec les communistes que certains se sont hâtés d’en faire un nazi en chambre ? Ernst Jünger poursuit : “Une critique qui touche juste n’atteint pas la personne – elle est pareille à la prière que j’entends prononcer auprès de moi, quand je suis devant l’autel. Il importe peu que j’aie raison.”
Je suis certain que bien peu de ses détracteurs connaissent vraiment son œuvre et qu’ils se contentent de citations tronquées qui les confirment dans leur fainéantise et s’accordent avec leurs présupposés. Jean-Paul Enthoven se comporte comme le porte-parole Die Grünen qui, en 1982 à Francfort, en marge de la cérémonie officielle pour le prix Goethe, lança de fausses accusations contre Ernst Jünger : “N’oubliez pas que Jünger, pendant l’Occupation, rédigeait les protocoles des exécutions d’otages français. Et qu’ensuite il allait dîner au Ritz.” Jacques Brenner déclare : “C’est comme si l’on accusait Hugo d’inhumanité parce qu’il a écrit “Le dernier jour d’un condamné.” A ce petit jeu, Léon Bloy apparaîtra aussi odieux qu’un Roland Freisler ou qu’un Julius Streicher. Le porte-parole Die Grünen touche au ridicule lorsqu’il affirme qu’Ernst Jünger s’efforce de “donner de lui aux Français une image bucolique d’amateur de papillons, d’insectes, etc…” Jean-Paul Enthoven n’agit pas autrement lorsque, patelin, il conclut son article “L’apocalypse à l’heure du thé” : “Le vrai grain de son extase, de sa prose, le voici donc : “Tandis que le crime se répandait sur la terre comme une peste, je ne cessais de m’abîmer dans le mystère des fleurs. Ah ! plus que jamais, gloire à leurs corolles…” Sortie de son immense contexte, cette citation ne peut que faire sourire et nous laisser envisager Ernst Jünger comme l’idiot du village. Il faut négliger de tels commentaires, ils ne valent que pour ceux qui pensent par procuration.
Dans “Campagne de France”, Goethe sait se mettre en valeur, comme André Gide dans “Le retour du Tchad” et “Voyage au Congo”. Ernst Jünger est plus modeste et probablement moins soucieux de ce qu’on pourra penser de lui.
Le lieutenant des troupes de choc, titulaire de la plus haute décoration allemande, fut aussi cet homme qui en mars 1920, lors de la tentative de putsch de Kapp, chercha à éviter toute effusion de sang et qui en 1940, durant la campagne de France, veilla à aider les civils et à épargner les monuments.
Carl Gustav Jung, une vision dynamique de l’homme (Werden und Wandlung), le moi contenu dans certaines limites afin qu’il n’oublie pas l’océan dont il est originaire. Sigmund Freud devait le plus souvent lasser Ernst Jünger tandis que Carl Gustav Jung devait le ravir.
Encore une réflexion d’Ernst Jünger qui ferait la joie d’un moraliste : “Chaque remarque de polémique que l’on garde pour soi est un mérite que l’on acquiert, et cela d’autant plus qu’elle contenait plus d’esprit”, une réflexion qui pourrait être de La Rochefoucauld, de Chamfort, de Joubert ou autres grands moralistes français, des hommes pour lesquels Ernst avait une admiration particulière.
L’horreur d’Ernst Jünger pour tout concept préformé et détaché du sensible est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles il m’est si cher.
Travailler à sa propre formation, en toute circonstance, car chacun de nous agit sur le monde. Nous ne sommes pas le jouet du hasard. Ainsi n’hésite-t-il pas à noter : “Je suis heureux, ne serait-ce que pour que mon expérience soit complète, d’avoir également pu prendre une certaine vue de cet aspect de la guerre, le mouvement dans l’espace ouvert, que nous avons raté en 1918.” On lui a reproché son “mouvement de curiosité supérieure” du 29 mai 1941.
Il existe une profonde parenté spirituelle entre Ernst Jünger et Hans Carossa (lire son “Journal de guerre – Roumanie ”). Tous deux comptent parmi les grands représentants de l’humanisme allemand.
Si Ernst Jünger a lu le “Journal” de Michel Leiris, tout me laisse supposer qu’il n’a guère apprécié certaines confessions, trop intimes. Ce peu de goût pour un certain registre de la confession peut faire croire à de la froideur ; on lui en a fait le reproche. “Que j’aime en eux ce qui est le plus lointain, ce qui est le meilleur aussi sans doute – la froideur qu’ils trouvent en moi n’a peut-être pas d’autre cause”, écrit-il.
L’histoire est écrite par les vainqueurs. Les futurs ennemis du Reich cherchèrent un compromis avec Hitler malgré les mises en garde d’Allemands avertis tels qu’Ewald von Kleist-Schmenzin qui, en août 1938, se rendit à Londres sous l’égide du colonel Hans Oster, alors directeur de service à l’Abwehr. Le colonel Hans Bohm-Tettelbach, également envoyé par Hans Oster, rencontra des hommes politiques britanniques afin de renouveler ces mises en garde : Hitler était prêt à la guerre pour l’annexion du territoire des Sudètes. Nombre de généraux s’y opposaient mais il leur fallait l’appui de l’Angleterre et de la France pour contrer les visées de Hitler sur la Tchécoslovaquie. L’histoire de ces officiers qui ont tenté de s’opposer au Führer, et avant la guerre, n’a été que peu étudiée. Il faudra qu’elle le soit afin de faire taire ce mensonge selon lequel il n’y eut de véritables opposants au nazisme que lorsque la situation militaire de l’Allemagne devint désespérée. Que de courbettes en direction de Hitler, que de concessions de la part des futurs ennemis du Reich, courbettes et concessions qui ne pouvaient que décourager la Résistance allemande. Rudolf Pechel ne force pas la note lorsqu’il écrit que les coups les plus rudes qu’aient reçus les forces de la Résistance en Allemagne sont venus dans un premier temps de l’étranger et non de l’Allemagne.
Chez Ernst Jünger, tous les sens trouvent un équivalent visuel. Ainsi, de bruits il note qu’ils “forment pour l’oreille des images identiques à celles que découvre l’œil dans les grandes “Tentations” de Bosch, Breughel et Cranach.” On pourrait souvent parler de synesthésie avec Ernst Jünger et plus particulièrement de synopsie (audition colorée).
Je retrouve tout Ernst Jünger dans une réflexion comme la suivante : “J’ai toujours eu un cœur pour l’infortune, mais, pour mon malheur, surtout pour celles qui n’étaient pas à la mode. Il me semble d’ailleurs qu’un des caractères du vrai malheur c’est de n’être point au goût du jour.”
Le 7 juin 1942, il voit l’étoile jaune pour la première fois et note dans son journal : “Je me suis senti immédiatement gêné de porter l’uniforme.”
Tandis que les Lémures se mettent à grouiller à l’Est, il trouve consolation dans les cimetières, au Père-Lachaise surtout. En revanche, le génie de la Bastille qu’il qualifie de “démon de la Bastille” l’inquiète.
“Les tout petits foyers d’hommes libres”. Pensé à ceux de l’hôtel Raphaël, à ses amis les généraux Hans Speidel (5) et Heinrich von Stülpnagel (6). Pensé à tant d’autres, à Hans et Sophie Scholl, à Clemens August von Galen, au pasteur Paul Schneider, à Albrecht Goes, à Dietrich Bonhoeffer, à Wolfgang Borchert, à Helmut von Moltke (7) à Carl von Ossietzky, un aristocrate prussien socialiste qui avait refusé jusqu’aux propositions personnelles de Hermann Göring et mourra dans un camp. Pensé à ces hommes de l’Abwehr et autres sections de la Reichswehr. L’un de ses membres les plus éminents, Fabian von Schlabrendorff, avait attenté à la vie de Hitler alors que la guerre n’était pas encore perdue pour l’Allemagne. Pensé au général Kurt von Hammerstein, au cercle de Kreisau (Kreisauer Kreis) et à ses deux animateurs, le comte Helmut James von Moltke et le comte Peter Yorck von Wartenburg. Pensé aussi à Harro Schulze-Boysen, chef de la Rote Kapelle.
Ce qu’il écrit le 16 août 1942 sur la différence de caractère entre le Prussien et l’Anglais est un petit chef-d’œuvre de saveur sur les caractères comparés des peuples d’Europe. Le 1er décembre 1942, il écrit : “Ces rapports d’homme à homme (…) ont, chez les Russes, une autre teinte, élémentaire, venue de courants profonds. L’amabilité qui, en France, provient d’un léger effort, d’une activité spirituelle, paraît plutôt reposer ici sur l’atonie ; elle a un caractère plus féminin, mais en même temps plus obscur, amoral.”
17 septembre 1942. Une magistrale réflexion sur l’ivresse et les drogues. Du disque horizontal à la sphère. Une tension vers la totalité par les drogues et les ivresses (image de la sphère), par le voyage aussi : être de partout par les influences géographies qui modulent non seulement nos mœurs mais peut-être aussi notre nature fondamentale.
La Révolution française, c’était aussi des hordes de rats qui faisaient cercle autour de victimes sans défense et les assaillaient. On ne le dira jamais assez. La propagande républicaine, jacobine, vise à justifier l’omnipotence de l’État qui se pose comme le Défenseur de la Veuve et de l’Orphelin. A quand la fin de cette imposture ?
Autre bel aphorisme : “C’est en effet un privilège de l’homme d’ignorer le futur. C’est un diamant dans le diadème de liberté qu’il porte en lui. S’il perdait cela, il deviendrait un automate dans un monde d’automates.”
29 septembre 1942. La jouissance par l’œil est si totale qu’Ernst Jünger avoue la préférer à l’étreinte des belles femmes.
Une prédiction répétée et, ô combien juste : la destruction massive des villes d’Europe prépare l’américanisation, elle en est l’un des stades.
6 novembre 1942 : “Continué à lire Chamfort, que je déguste par petites prises, et dont les maximes sont bien plus acérées et plus difficiles à digérer que celles de Rivarol.”
Sur le front du Caucase, alors que les Russes menacent le flanc allemand, Ernst Jünger a cette remarque qui le caractérise : “Ainsi, on a toujours la perspective d’être entraîné dans des catastrophes massives, comme un poisson pris dans un banc autour duquel, à grande distance, on vient de jeter le filet. Mais il dépend de nous de subir la mort des masses, celle sur laquelle règne la peur.”
Nihilisme : le bolchevisme, le nazisme. Le désir d’être incinéré après la mort serait l’une des caractéristiques du nihilisme (à étudier). La vieille chevalerie contre le nihilisme, contre les techniciens de la Solution finale, KZ et Einsatzgruppen.
Où l’hygiène remplace la morale, où la propagande remplace la vérité. Lorsque les objectifs de propagande supplantent les objectifs stratégiques.
La passivité morale est l’une des caractéristiques de l’homme moderne. Quelles sont les causes de cette atonie ? Est-elle plus marquée chez les Allemands que chez d’autres ? Je ne le crois pas. Elle est aujourd’hui la chose la mieux partagée. Que faut-il penser de cette réflexion de Gudrun Tempel : “Les Allemands sont dangereux non parce qu’ils sont pires que d’autres, mais parce qu’ils n’ont rien, en eux, qui les empêche de devenir mauvais…” La personnalité d’Otto Ohlendorf (8) est-elle spécifiquement allemande ? Die Überbeschäftigung, cette maladie, ne se limite pas à la seule Allemagne, le confort la propage.
J’écrirais même si je savais que je ne devais jamais être lu. Je partage la foi de Christoph Martin Wieland : il faut écrire avec une totale conviction, même sur une île déserte, puisque nous sommes entendus des Muses, de quelqu’un, et qu’en conséquence nos œuvres agissent.
Ernst Jünger et la théologie rationnelle que savent traduire l’architecture de Saint-Sulpice, à Paris (visite du 4 avril 1943), et celle de Saint-Michel, à Munich.
“Dans cette lutte, je suis contre les chiffres et pour la lettre”, écrit-il le 23 juin 1943. Je me suis promis de commenter cette pensée. Autre pensée qui pourrait faire l’objet de passionnants commentaires : aux époques de décomposition, le mécanisme secret de la machine sociale se voit plus distinctement.
Sous la plume d’Ernst Jünger le visuel, les mots kaléidoscopique et stéréoscopique reviennent souvent.
Ce qu’il dit du sommeil le 24 novembre 1943. Dans ses profondeurs se trouvent d’immenses trésors dont des relations avec les défunts et les archétypes ; une femme y est mère-sœur-épouse. Il termine sa réflexion par une proposition, un vertige : que dans nos villes le sommeil n’atteigne jamais de telles profondeurs explique peut-être que la mort perde de sa fécondité. Ces mots de Novalis extraits du “Grand répertoire général” pourraient être d’Ernst Jünger : “Les rêves sont de la plus haute importance pour le psychologue ; pour l’historien de l’humanité aussi. Les rêves ont énormément contribué au développement et à la civilisation de l’humanité ; ce qui explique et justifie pleinement le grand prestige dont ils jouissaient jadis.”
(à suivre)
Olivier Ypsilantis