On va s’employer à salir Renaud Camus parce que Brenton Tarrant le cite pour sa théorie du « grand remplacement ». On est libre de l’apprécier ou de le détester, là n’est pas la question – et pour tout dire je n’ai lu aucun de ses livres. Dans tous les cas, je compte sur la malhonnêteté intellectuelle qui règne en France pour que ce dernier soit traité de tous les noms par ceux qui n’ont rien lu de lui et se contentent de faire caisse de résonance. On a voulu faire passer Nietzsche pour l’un des responsables du nazisme alors que tout l’oppose à cette entreprise populacière. On peut être anti-marxiste mais il faut n’être qu’un propagandiste pour accuser Karl Marx des massacres du Kampuchéa démocratique et autres massacres conduits au nom des lendemains qui chantent.
Concernant Brenton Tarrant, auteur de la fusillade de Christchurch, ses références (apparemment très confuses) le portent également vers Candace Owens (gardons-nous de l’accuser). Il écrit à son sujet dans son Manifeste : “Each time she spoke I was stunned by her insights and her own views helped me push further and further into the belief of violence over meekness.” Cette information mise en ligne est bien sûr à vérifier et à préciser. Candace Owens a elle-même entre autres références idéologiques Ben Carson et Thomas Sowell (gardons-nous de les accuser). Candace Owens, Ben Carson et Thomas Sowell sont des Afro-américains. Cette remarque ne vise qu’à montrer combien est ambiguë (je ne dis pas inepte) cette théorie du « grand remplacement » et que même les plus fanatiques s’y perdent et qu’ils se contredisent à un moment de leur parcours idéologique.
Relu « L’écrivain devant la révolution », un discours prononcé au Congrès international des écrivains de Paris (1935) par Benjamin Fondane qui sera gazé à Birkenau le 3 octobre 1944. L’exergue de Karl Marx placé en tête de cet écrit me replace dans ces deux journées passées à la traduction-adaptation de « As raízes da burocracia » d’Isaac Deutscher : « La division du travail, qui nous est déjà apparue comme une des forces principales de l’histoire, se manifeste également dans la classe dominante comme division du travail spirituel et du travail matériel, etc. »
Benjamin Fondane : « L’homme est peut-être un mégalomane dangereux ; c’est possible ; mais il est cela ; il est férocement idéaliste ; il aime ce qui l’agrandit, même à tort ; et il déteste ce qui le minimise, même avec raison. C’est pour ces mêmes motifs que les soviets se refusent à homologuer la psychanalyse qui leur semble, quoique scientifiquement sérieuse, une critique démoralisante de l’homme ». Et que dire de l’exigence théorique du primat de l’économique, de l’esprit considéré comme « reflet ». Il ne s’agit pas de chercher à tout prix noise au marxisme et de s’emberlificoter, mais si nous ne faisons que recevoir les idées de l’économique (voir la catégorie du « reflet »), cela revient à supposer que les idées et leur valeur se font ailleurs, hors de l’écrivain qui se contente d’être un réceptacle et de leur prêter son talent ; pire, qu’elles sont fixées hors de lui, égales pour tous, connues de tous, qu’il n’y a qu’à réceptionner et se limiter à enjoliver, « et que si même des valeurs nouvelles étaient nécessaires, ce n’est pas à nous de nous en inquiéter : il est des hommes préposés pour cette tâche ». Bref, selon cette logique, l’écrivain « a toujours été l’esclave ou le laquais des régimes économiques où le sort l’a fait naître ». Exit les idées personnelles pour ne considérer que les rapports de production. « Aurions-nous la prétention de nier l’influence de la société sur l’écrivain, l’interdépendance de l’esprit et de l’économique ? Non, mais pas plus que nous ne nierons l’influence du climat, du milieu, du moment, de Taine. Pas plus que nous ne nierons l’influence du développement sexuel de l’enfant, selon Freud. Et il se peut que demain redevienne scientifique l’idée paracelsienne de l’influence des astres, des conditions météorologiques, que sais-je. Oui, nous accepterons tout cela, mais de préférence tout cela ensemble plutôt que chacune de ces influences isolément. Et ne resterait-il qu’un millionième de l’œuvre qui nous semblât échapper à une influence précise, nette, pondérable, que nous y verrions par vanité, orgueil, bêtise, folie, raison d’être, le témoignage irréfragable de la primauté de l’esprit et de notre vertu créatrice. » Il faut lire cette conférence de 1935, prononcée alors que le nazisme et le stalinisme menaçaient partout.
Relu « Shabbat » de Benjamin Gross. Il ouvre son avant-propos sur ces mots : « L’institution du Shabbat est la contribution la plus importante du judaïsme à l’humanité ». Il ne s’agit donc pas de rendre compte d’une curiosité parmi tant d’autres mais d’un fait central pour les Juifs mais aussi les non-Juifs puisqu’il laisse entrevoir une immensité de réflexions. On peut lire par exemple : « Mais la civilisation occidentale, dans son combat légitime pour l’élargissement des domaines de libération de l’humain, a enfreint le principe de base du Shabbat : le sens de la limite ». Le chiffre 6, soit le support physique de l’Univers, l’ordre matériel du monde. Le chiffre 7, la dimension métaphysique, une totalité. Le Shabbat hebdomadaire s’amplifie au Shabbat de la Terre durant la septième année ; puis après sept années shabbatiques, soit la cinquantième année, on arrive au Jubilé. C’est une organisation du temps à partir du chiffre 7 : jours (Shabbat), années (Shemitah), périodes (Yovel). Ces cycles se veulent les instruments de la justice et de l’équité. Ainsi l’année shabbatique et l’année jubilaire prévoyaient-elles la redistribution des terres et la remise des dettes afin qu’aucune classe privilégiée n’accapare biens et richesses à son seul profit. La Torah et le devoir de souvenir (Zakhor) pour le Shabbat et Amaleq, une antithèse symbolique que le Talmud souligne : l’Alliance (Berit) avec exigences de sanctification et promesse d’avenir ; et Amaleq qui « ne conçoit son existence qu’à partir de son propre être, dénuée de toute responsabilité et de toute finalité ». Amaleq ? « Amaleq fut le premier à s’attaquer aux Hébreux, sans aucun motif plausible et par pure haine irraisonnée de l’existence même de ce peuple qui se rendait au Sinaï pour y recevoir la confirmation de sa vocation spirituelle ». Ainsi, la Torah, en recommandant ce double impératif du souvenir (Zakhor) nous replace devant la dualité fondamentale du monde, un double impératif millénaire tourné vers le présent. Le Shabbat ou le souvenir actif, « un puissant antidote contre la mélancolie et le pessimisme face à la vie », une exigence individuelle, une exigence collective.
21 mars 2019. Lisboa-Alicante à bord d’un ATR72 de la TAP. Durée de vol, deux heures et quinze minutes. Vitesse de croisière, quatre cent quarante km/h. Altitude, environ six mille mètres. Lecture de « Introdução à sociologia » de Lucien Goldmann (Cadernos para o diálogo / nova série. Editora nova crítica), un petit livre divisé en neuf chapitres. Des rapports entre vie psychique (individuelle) et vie sociale (collective). Le travail du sociologue visant à définir à partir des psychismes particuliers un vecteur commun aux individus appartenant à un même groupe social. Un groupe social présente dans tous les cas un processus d’équilibre entre un individu collectif et un milieu social et naturel. Tout sociologue appartient à un groupe social, il est l’un des membres constitutifs d’une structure, ce dont rend implicitement compte sa production. La sociologie ne peut prétendre à l’objectivité des sciences physiques et chimiques car la conscience du sociologue est « perturbée » par des éléments matériels, intellectuels et affectifs. Ainsi, pour un sociologue français contemporain (compte tenu de l’impossibilité pour un sociologue de prétendre à l’objectivité absolue), le degré d’objectivité ne sera pas le même – et en dépit de toute sa bonne volonté – selon qu’il se propose d’étudier les Esquimaux, la pensée de Marsilio Ficino, la Florence des Médicis ou les changements contemporains dans la classe ouvrière française. Ces éléments de distorsion peuvent être à leur tour objet d’étude. C’est un petit livre très dynamique, une sorte de parcours géométrique avec surfaces et volumes que le lecteur est invité à parcourir d’un pas décidé afin de faire varier les points de vue, ce qui finit par créer une griserie intellectuelle dont le lecteur est reconnaissant.
La distinction établie par Ulrich Beck entre les concepts de globalisation et de globalisme. Globalisation : la convergence des sociétés et des cultures ; globalisme : la réduction des processus politico-économiques à un modèle financier uniforme et mondial où le protagoniste n’est plus le citoyen mais l’investisseur ; et aujourd’hui le globalisme domine toujours plus. Critique de la théorie néo-libérale avec cette volonté d’en finir avec tous ces particularismes qui restreignent l’activité financière déclarée être le meilleur moyen de promouvoir le bien-être et la justice partout dans le monde.
Ulrich Beck aborde le vieillissement des populations européennes qui met en danger le système des pensions et de la sécurité sociale, un problème que chaque pays affronte à sa manière. Pour lui, seule la Norvège a réussi à promouvoir la natalité grâce à d’importantes aides accordées aux pères afin qu’ils puissent s’occuper de leurs enfants. Mais, remarque-t-il, la Norvège est un pays riche avec une population réduite, ce qui sous-entend que le modèle norvégien n’est pas exportable. Autrement dit, la seule possibilité pour l’Europe de ne pas mourir de vieillesse est l’immigration. (Je ne suis pas contre l’immigration qui est pour nous une nécessité et qui enrichit le pays d’accueil et de diverses manières, je ne suis pas contre aussi longtemps qu’elle est sélective. Soyons clairs quitte à déplaire ; par exemple, accepter trop d’Arabo-musulmans, c’est porter au sein du pays d’accueil le risque de l’islamisation, soit une limitation terrible des libertés avec fort préjudice porté au statut de la femme. De plus, lorsque les Arabo-musulmans se retrouvent quelque part en trop grand nombre, ils s’effondrent les uns sur les autres et entraînent toute la société dans leur chute. Le seul moyen de briser l’ochlocratie qui sous-tend leurs sociétés d’origine est de limiter ici et là leur nombre ; ils peuvent alors progresser, cesser de s’importuner mutuellement et d’importuner les autres communautés. Ce que je viens d’écrire ne plaira pas mais c’est ainsi. Ce qui doit être dit doit être dit.)
De la différence entre globalisation (ou mondialisation) et cosmopolitisme. La globalisation suppose une agrégation des dimensions existantes, du plus petit au plus grand, du local à l’international. Le cosmopolitisme quant à lui gomme ces dimensions, intérieur/extérieur, national/international, etc. Le cosmopolitisme tel que l’envisage Ulrich Beck n’a rien à voir avec cette société mondiale à laquelle se réfère Niklas Luhmann dans les années 1970 ou avec le système capitalisme mondialisé d’Immanuel Wallerstein, des théories qui ne se sont pas vraiment défaites des anciennes limites, limites que le cosmopolitisme se propose d’effacer. Le cosmopolitisme, où notre propre vie comme espace d’expériences nouvelles lié à la globalisation. Le regard cosmopolite s’efforce d’établir un dialogue avec de nombreuses ambivalences qu’affronte notre époque, ambivalences que caractérisent des différentiations en voie de disparition et des contradictions culturelles. Ulrich Beck insiste, et à raison, le cosmopolitisme qu’il promeut n’invite pas au monde des Bisounours ; il se veut réaliste, autocritique voire sceptique, sans la moindre trace d’ingénuité. Il ne s’agit en aucun cas de célébrer l’uniformisation mais d’appréhender la diversité dans toutes ses perspectives ainsi que la confluence des diversités. A la différence de l’internationalisme, le cosmopolitisme ne procède pas d’une théorie politique ou d’une philosophie mais des faits, de l’expérience individuelle, une expérience imposée par les changements qui se sont produits dans le monde, et par le constat selon lequel personne ne peut être exclu dans la mesure où nous sommes tous poussés dans une même embarcation.
Olivier Ypsilantis