A Alexandre le Grand, pour tous les rêves qu’il a mis en moi.
Cet article n’est qu’un tableau succinct, un cadre général dans lequel peuvent s’inscrire les articles relatifs aux principales batailles d’Alexandre le Grand que j’ai publiés sur ce blog. Le présent article commence par mettre l’accent sur Philippe II, son père, sans lequel Alexandre n’aurait probablement pas été ce qu’il a été.
En moins d’un quart de siècle, la Macédoine s’impose à une Grèce rebelle à l’unité avant de partir à la conquête du monde. Ce double phénomène extraordinaire est le fait de deux souverains de la dynastie des Argéades : Philippe II et son fils Alexandre.
Vers 360 (toutes les dates de cet article sont à comprendre avant J.-C.) rien n’annonce que la Macédoine va être à l’origine d’un Empire mondial. Il s’agit d’un petit royaume au relief accidenté où des tribus plutôt arriérées chahutent une monarchie sans vigueur. Ce royaume vassal de l’Empire achéménide est devenu indépendant au Ve siècle. Le désordre y est quasi permanent, surtout à l’occasion des successions. En 359, Philippe II prend le pouvoir et soude les tribus de son royaume. Il ne tarde pas à mettre sur pied une formidable armée. Cet homme impulsif et violent n’oublie pas la ruse et la diplomatie. De fait, ce grand soldat aura aussi été un grand diplomate. A sa mort, en 337, son fils Alexandre lui succède. Il a vingt ans et hérite d’un magnifique outil dont il compte bien se servir. A sa mort, à trente-trois ans, il se trouvera à la tête d’un Empire quasi-universel qui, il est vrai, ne lui survivra pas. L’impérialisme macédonien ne peut être appréhendé que dans l’emboîtement de la vision du père et de celle du fils, de Philippe II et d’Alexandre.
Philippe II met vingt ans à conquérir les pays grecs, par la force et par la ruse. Il commence par taire son ambition de dominer le monde hellénique et alterne coups de force et déclarations apaisantes en évitant toujours de provoquer des inquiétudes susceptibles de favoriser des coalitions. De 357 à 354, il ouvre ses États continentaux à la mer, avec les cités d’Amphipolis, de Pydna et de Méthone. Avec le mont Pangée et la ville de Crénidès, il détient des mines d’or qui lui permettent de frapper un monnayage qui rivalise avec celui d’Athènes et de l’Empire achéménide. Il avance en Thessalie où la classe dirigeante est en lutte avec le tyran de Phères. Il le bat ainsi que ses alliés les Phocidiens et devient maître du pays avec le titre de stratège de la Ligue thessalienne, en 353. Il ne pousse pas plus vers le sud, les Thermopyles étant gardées par les Athéniens et leurs alliés. Il a toutefois réussi à se poser en arbitre des dissensions helléniques. Il choisit de se diriger vers l’est et déclare la guerre à Olynthe qui tombe après un siège de trois ans, ce qu’Athènes ne peut empêcher. La Chalcidique est annexée. Philippe II rogne par la périphérie la domination athénienne tout en multipliant à l’égard de cette cité les déclarations d’amitié, ce qui aboutit à un traité (équivoque) en juillet 346.
Après avoir aimablement neutralisé Athènes, Philippe II intervient aussitôt dans la guerre « sacrée » qui sévit depuis dix ans en Grèce centrale et dicte le règlement amphictyonique (assemblée qui réunit autour d’un même sanctuaire les habitants des environs, la plus célèbre amphictyonie étant celle de Delphes) d’automne 346 qui soumet les Phocidiens. Il se fait proclamer évergète de Delphes et, une fois encore, il peut se présenter en arbitre de la Grèce. Athènes qui n’a pas soutenu son allié phocidien (car liée par le traité de juillet 346) commence à comprendre qu’elle a été roulée dans la farine. On se met à écouter Démosthène. Philippe II poursuit son entreprise. Certes, il est contrarié dans le Péloponnèse et en Eubée (suite aux négociations conduites par Démosthène) mais il devient archonte de Thessalie, protecteur du royaume d’Epire et, surtout, il pousse ses pions vers l’Hellespont et le Bosphore. Mais Athènes reste une puissance navale de premier ordre.
Suite à une maladresse de l’Athénien Eschine, Philippe II se retrouve pris dans une autre guerre « sacrée » (je passe sur les détails) à l’issue de laquelle ce roi de Macédoine qui est aussi archonte devient hégémon de la Ligue hellénique. Il reprend un point central du programme d’Isocrate, soit la lutte contre les Barbares pour la libération de l’Asie mineure. Mais cette expansion de l’hellénisme, une fin en soi pour Isocrate, n’est probablement qu’un moyen pour Philippe II qui dès le printemps 337 déclare la guerre à l’Empire achéménide, sous le prétexte de venger les sacrilèges commis par Xerxès contre les sanctuaires helléniques. En réalité, il s’agit de mettre à profit la crise dynastique provoquée par le meurtre d’Artaxerxès III et ses fils en 338. Philippe II envoie en Asie des troupes qui se heurtent à des mercenaires grecs sous les ordres du Rhodien Memnon. A ce propos, on peut constater que la distinction Grecs/Barbares n’est pas aussi simple que le pense Isocrate. Au cours de l’été 336, Philippe II est assassiné par un noble macédonien.
Son fils Alexandre lui succède. Le bruit de sa mort ayant couru, Démosthène pousse à la révolte. Les Thébains attaquent la garnison macédonienne de La Cadmée. Alexandre se précipite, écrase la révolte et rase Thèbes. Il pacifie les frontières de son royaume avant de se placer à la tête de l’expédition hellénique, en 334. Alexandre se pose d’emblée en philhellène et multiplie les gestes à cet effet. Toutefois, il ne semble pas que les cités d’Asie mineure soient incorporées à la Ligue de Corinthe que dirige Alexandre et beaucoup refusent de l’accueillir en libérateur. C’est pour être à même d’affronter la marine des Achéménides qu’Alexandre a ménagé les Grecs et en particulier Athènes dont la flotte lui est indispensable, les Macédoniens n’ayant ni flotte ni tradition maritime.
L’expédition conduite par Alexandre ne compte guère plus de neuf mille hommes de la Ligue de Corinthe – et ils auraient servi autant d’auxiliaires que d’otages. Les Macédoniens et les mercenaires totalisent quant à eux environ trente-cinq mille hommes. Presque tout l’encadrement supérieur est constitué de nobles macédoniens.
Le philhellénisme d’Alexandre est aussi et avant tout un instrument au service de ses visées. Après avoir occupé les rivages jusqu’en Pamphylie et suite à la mort du redoutable Memnon, il s’enfonce dans le continent asiatique et laisse de côté la question de l’hellénisme. En Asie, à mesure qu’il avance, il met en place des satrapes. Il a laissé Antipater en Macédoine, avec treize mille hommes. La Grèce est devenue plutôt calme. A noter toutefois le succès de Démosthène au cours de sa plaidoirie contre l’impérialisme étranger en 330 ; et surtout la révolte spartiate, en 331, contre des garnisons macédoniennes, une révolte vite matée.
Après être remonté au cœur de la Phrygie, Alexandre poursuit vers l’est. Il a reçu des renforts, Memnon est mort ainsi que nous l’avons dit, et il a tranché le nœud gordien. Il affronte victorieusement l’armée achéménide, beaucoup plus nombreuse, à Issos, le 12 novembre 333. Darius III offre en vain la paix sur la base du statu quo post bellum ; elle est refusée. Il renouvelle sa proposition suite à la prise de Tyr, en août 332, une proposition particulièrement séduisante qui une fois encore est refusée. Occupation de la Syrie, siège de Gaza, Alexandre est accueilli en libérateur en Égypte où il se rend à l’oasis de Siouah pour y honorer Ammon-Râ (identifié à Zeus) et où sa filiation divine lui aurait été confirmée par le grand-prêtre. Alexandre le réaliste est aussi un mystique, il évolue dans un monde peuplé de mythes, ce qui ne constitue alors en rien une singularité.
Gaugamèles, près d’Arbèles en Assyrie, le 1er octobre 331. Darius III est mis en déroute. Alexandre le poursuit et ne parvient à le rattraper qu’en juillet 330 pour le trouver mort, assassiné par Bessos qu’il se met à poursuivre et capture au cours de l’été 329, en Bactriane. Il le fait mettre à mort et se pose ainsi en vengeur et en successeur légitime de Darius III. L’Empire achéménide n’existe plus en tant que tel. Alexandre en est l’héritier, héritage territorial et plus encore politique. Il conserve le système des satrapies, plus nombreuses car certaines ont été subdivisées. Dix sur vingt-trois sont confiées à des Iraniens. Son entourage, un état-major de campagne, devient une Cour orientale fastueuse. Roi de Macédoine, hégémon des Hellènes, roi d’Asie, il n’est pas seulement le successeur de Darius III, à Memphis il s’est fait proclamer roi de Haute-Égypte et de Basse-Égypte, à Babylone il est reconnu serviteur de Mardouk, roi des quatre parties du monde. Mais s’il accumule ces conceptions tant politiques que religieuses, c’est qu’il les transcende dans une vision universelle. Alexandre Cosmocrator. L’oracle d’Ammon et sa victoire sur l’Achéménide le font tendre vers une domination œcuménique tant politique que religieuse ; et la philosophie des Cyniques confirme cette amplitude – le mot « cosmopolite » a été conçu par Diogène – que confirme également la mythologie, avec en particulier les exploits de Dionysos et d’Héraclès. Alexandre porteur des deux vecteurs du génie grec, l’apollinien et le dionysiaque, Alexandre dont la famille se rattache aux légendaires Héraclides, Alexandre porté par une tension vers l’infini, par le pothos (Πόθος) que Ulrich Wilcken définit comme « un désir instinctif de l’inexploré, du mystérieux ».
Certes, en passant toujours plus vers l’est, Alexandre cherche aussi à pacifier les frontières de son Empire. Il soumet les satrapes rebelles, en Arie et en Sogdiane, il montre sa présence aux confins désertiques et intimide les Scythes et les Massagètes. Il passe deux ans dans les confins lointains du Turkestan où il épouse Roxane, originaire de Sogdiane. Il pousse jusqu’à l’Iaxarte (Syr-Daria). Il veut aller jusqu’en Inde, un monde quasi inconnu des Achéménides. En 327, après une très dure campagne, il soumet le pays montagneux des Aspasiens, des Gouraiens, des Assacènes (dans l’actuel Afghanistan). Il descend dans le Pendjab, combat Poros dans la vallée de l’Hydaspe et en fait son vassal. Il veut aller plus loin encore, malgré les rivières (des affluents de l’Indus) et le climat tropical. Il atteint les rives de l’Hydaspe (un affluent de l’Indus) au-delà duquel un désert le sépare du Gange et du redoutable royaume de Magadha. Il veut poursuivre jusqu’à l’océan, de l’autre côté du sous-continent indien, l’atteindre par le delta du Gange. L’armée s’inquiète ; il y a huit ans qu’elle a quitté la Macédoine et elle a parcouru plus de dix-huit mille kilomètres. Depuis deux mois, la mousson épuise les organismes. Officiers et soldats refusent d’aller plus loin. Irrité, Alexandre finit par se résigner. Au centre de douze autels dédiés au divinités helléniques, une colonne est érigée avec cette inscription : Ici s’est arrêté Alexandre. Le porte-parole de l’armée aurait soumis à Alexandre une proposition donnant satisfaction à l’armée tout en ménageant la volonté de son chef de poursuivre. Pourquoi ne pas atteindre l’océan par l’Indus plutôt que par le Gange ? Une flotte fluviale est construite sur l’Hydaspe pour y embarquer une partie de l’armée ; elle est placée sous les ordres de Néarque. Sur le chemin du retour, elle explorera le bassin de l’Indus et jusqu’aux côtes du golfe Persique. Alexandre prend la direction du reste de l’armée qui s’en retourne elle aussi au pays mais par les terres, dans des zones souvent désertiques et brûlantes. Alexandre ne cesse d’élargir son horizon, d’augmenter les connaissances et d’incorporer de nouveaux domaines à son Empire. A l’impérialisme terrestre s’ajoute un impérialisme maritime. Une expédition est préparée en Hyrcanie pour explorer la Caspienne et la conquête de l’immense péninsule Arabique est amorcée par trois navigateurs. En Méditerranée, les chantiers travaillent pour (peut-être) préparer une expédition punitive contre Carthage qui n’a pas rompu ses relations avec Tyr. Alexandre a-t-il le projet de poursuivre vers les côtes d’Afrique du Nord et les côtes de l’Europe méditerranéenne ? Ce qui est certain c’est que de nombreuses ambassades lui viennent de tous les pays méditerranéens ou en rapport avec la Méditerranée : Illyriens, Scythes, Celtes, Lucaniens, Étrusques, Ibères, Romains, Carthaginois. Sa mort le 13 juin 323 met fin à cette prodigieuse entreprise. Il avait quitté Pella, capitale de la Macédoine, onze auparavant.
En Inde, Alexandre a créé trois satrapies qui englobent une douzaine de royaumes vassaux et deux États qui ont le statut de protectorat : le royaume d’Abisarès et celui du Poros. Son Empire est une fédération d’États dont sa personne constitue le lien, un lien qui unit le royaume gréco-macédonien, la monarchie égyptienne, la Perse et les royaumes hindous qui tous conservent leurs institutions. Pour administrer ces immensités, il fait appel aux vainqueurs et aux vaincus, même si les Macédoniens ont la prépondérance dans le commandement militaire et la gestion des finances. A Suse, à son retour d’Inde, au printemps 324, il organise les noces de dix mille de ses soldats avec des femmes perses. Polygame, il épouse une fille de Darius III et d’Artaxerxès III. Ses généraux suivent son exemple. Trente mille Perses intègrent son armée. Les vétérans macédoniens en sont irrités mais Alexandre parvient à se réconcilier avec son armée, et à réconcilier Macédoniens et Perses.
Dans ses campagnes, Alexandre a fondé trente-quatre villes portant le non « Alexandrie », du Nil à l’Indus. Ses garnisons constituent des germes de vie urbaine et commerciale, ainsi qu’un centre de rayonnement de la civilisation grecque et jusqu’en Inde. Alexandre n’aura cessé de se préoccuper du développement économique de l’Orient. A cet effet, il emmena avec lui des techniciens et des savants. Il commença par favoriser partout l’irrigation. Navigation sur le Tigre et l’Euphrate, sur le bas Indus, dans le golfe Persique, création d’un monnayage en or ayant cours dans tout son Empire et facilitant les échanges. Il donna une impulsion au développement de villes, avec bourgeoisie d’affaires tendant à faire reculer le féodalisme. Des Grecs commencèrent à s’installer un peu partout et la langue grecque (Alexandre n’a jamais parlé d’autres langues) s’imposa à tous les Iraniens passés à son service. Le grec devint la langue officielle de son Empire et le restera après sa mort. L’époque hellénistique sera caractérisée par une économie maritime, une civilisation urbaine et une culture hellénique.
Olivier Ypsilantis