Il y avait bien eu des alertes comme à Barcelone, en 1285, avec cette insurrection populaire qui avait fini par se concentrer sur le quartier juif de la ville ; mais il faudra attendre le XIVème siècle pour que la menace se diffuse dans tout le pays.
Des prédicateurs vont exciter le peuple. En 1328, à Estella (Navarre) et ses environs, mettant à profit la Semaine sainte, un frère mineur déclenche une tuerie (matanza). Il est important de noter qu’elle se fit en l’absence des souverains. Le XIVème siècle est aussi le siècle de la peste noire (1348-1352), une peste qui en active une autre, la peste antijuive
En Aragon, le roi Pedro IV quitte ses cités pour échapper à la contagion. Mais sitôt que le roi et la cour s’éloignent, la population accuse les Juifs de toutes sortes de méfaits, notamment d’empoisonner les puits. Les juderías sont saccagées. La liste des violences ne cesse de s’allonger. En cette deuxième moitié du XIVème siècle, c’en est bien fini d’une certaine tranquillité.
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1391 fut l’une des années les plus sombres pour les Juifs des royaumes d’Espagne. Parmi les prédicateurs les plus violents, Ferrán Martínez, archidiacre d’Écija, braille à qui veut l’entendre que les Juifs doivent être supprimés car ils sont responsables de la mort de Jésus-Christ. L’archevêque de Séville l’avait pourtant interdit de prêche ! Le dominicain Vicent Ferrer est un personnage plus complexe dont la vie et l’œuvre ont fait l’objet de nombreuses études. Orateur hors-pair, il sut mêler menace et persuasion avec un art consommé. En 1411, il prononce trente-six sermons à Valladolid qui vont entraîner de nombreuses conversions.
1391 est une année aussi importante pour le judaïsme espagnol que 1492. C’est à partir de cette date que les violences contre les juderías se multiplient et que les communautés (aljamas) juives commencent à disparaître, notamment par conversions. Nombre de conversos s’enrôlent dans la marine, probablement dans l’espoir de s’échapper à l’occasion d’une escale. Ils embarquent à Valence mais aussi à Sagunto, Tortosa et Barcelone pour l’Afrique du Nord et la Sardaigne, alors terre de colonisation. Sous la menace, les aljamas des grandes villes se dispersent vers les villages et les campagnes.
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Les lois de Valladolid (1412) présentées comme une mesure de protection ‒ protéger les Chrétiens des Juifs ! ‒ sont inspirées de Vicent Ferrer, peut-être même dictées par lui. En 1415, une bulle du pape Benoît XIII les confirme. Entre autres mesures : les Juifs sont interdits de charges gouvernementales, d’intendances et de procurations qui leur donneraient des pouvoirs sur les Chrétiens. Ils doivent résider dans les juderías (des ghettos, de fait) dont les portes restent fermées la nuit mais aussi le dimanche et les jours de fête religieuse, à commencer par le Vendredi saint. Des signes distinctifs leur sont imposés, dont la rouelle jaune. Rappelons que les lois de 1418 de la régence de Juan II de Castilla assimilent Juifs et Musulmans dans la ségrégation. Voir en particulier les lois XI, XIII, XVIII et XIX. Cette dernière : “Personne, ni Chrétienne mariée, ni concubine, ni célibataire, ni femme publique, ne pourra entrer dans l’enceinte du quartier où demeurent désormais les Juifs et les Maures, de nuit comme de jour. Quelque femme chrétienne qui y entrera, si elle est mariée, paiera cent maravédis à chaque infraction ; si elle est célibataire ou concubine, qu’elle perde sa robe ; si elle est femme publique, qu’on lui donne cent coups de fouet de par la ville et qu’elle soit chassée de la cité, ville, lieu où elle vit”.
Le royaume d’Aragon, qui sous l’impulsion de Vicent Ferrer a inspiré ces lois, adopte sans tarder l’arrêté de Valladolid en y ajoutant l’obligation faite aux Juifs d’écouter dans leurs synagogues les sermons des frères mineurs et prêcheurs.
C’est à cette époque que se multiplient les disputas. Celle de Barcelone, en 1263, reste célèbre entre toutes. Ces disputas opposent rabbins et théologiens chrétiens, des conversos souvent, qui, de ce fait, se montrent particulièrement bien armés pour répliquer, tant sur des questions touchant au dogme de l’Église qu’au Talmud. Quelques exemples parmi tant d’autres : en 1336, au cours d’une disputa à Valladolid, le camp chrétien, victorieux, est représenté par Alfonso de Valladolid (Abner de Burgos de son vrai nom, un converso), sacristain de la collégiale ; en 1375, à Burgos, le camp chrétien sort victorieux grâce à un autre converso, Juan de Valladolid ; victoire chrétienne encore, en 1413, à Tortosa, grâce au converso Jerónimo de Santa Fe (qui fut rabbin sous le nom de Joshua ha-Lorki).
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Parmi les plus célèbres conversos, le rabbin de Burgos, Salomon ha-Levi, baptisé sous le nom de Pablo García de Santa María, deviendra évêque de cette même ville. Plusieurs membres de cette famille sont entrés dans l’Église et le gouvernement pour y occuper des postes de premier-plan : le frère benjamin, Álvar García de Santa María, devint chroniqueur de Juan II de Castilla ; et le deuxième fils, Alfonso de Santa María de Cartagena, devint évêque de Burgos à la mort de son père.
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Dès le début du XVème siècle, le peuple mais aussi une partie de l’élite affirment que les conversos (ou cristianos nuevos) restent juifs, qu’ils se livrent donc à une vaste entreprise de dissimulation. L’idée de pureza de sangre commence à faire son chemin. Je passerai sur certains détails annonciateurs pour en venir aux événements de 1449, à Tolède. Le connétable de Castille, Álvaro de Luna ‒ el condestable de Luna ‒ exige une lourde et “exceptionnelle” imposition, un million de maravédis, destinée à financer la défense du royaume de Castille face au royaume d’Aragon. C’est l’émeute dans la ville. Le maire, Pedro Sarmiento, se barricade face aux troupes du connétable. D’après le document ci-joint (en espagnol), c’est un converso, Alonso Cota, qui aurait été l’instigateur de cet impôt :
Quoiqu’il en soit, la ville de Tolède se révolte contre le connétable sous l’impulsion de son maire et Álvaro de Luna doit battre en retraite. Pedro Sarmiento s’en prend alors aux conversos avant de proclamer la “Sentencia Estatuto” (le 5 juin 1449) qui interdit à ces derniers tout poste à responsabilité. Ce document dépasse les Leyes de Valladolid (1412). On peut affirmer que le premier statut de limpieza de sangre date bien de 1449. Il est vrai qu’il ne concerne que la ville de Tolède et qu’il sera abrogé dès la reprise de la ville mais c’est un coup d’envoi en quelque sorte. On connaît la suite.
Ce statut ne fait pourtant pas l’unanimité. Des voix s’élèvent contre un tel préjugé à l’égard des conversos, ou cristianos nuevos. Alfonso de Santa María de Cartagena prend la défense des conversos en interrogeant la valeur du baptême dans “Defensorium unitatis christianae” (1449-1450). Il y développe une idée force : le baptême est une grâce sanctifiante où Dieu est victorieux de la raison humaine.
Alfonso Fernández de Madrigal (1405-1455), un cristiano viejo, évêque d’Avila, écrivain extraordinairement fécond, prend non seulement la défense des conversos mais aussi des Juifs en commençant par rejeter l’accusation centrale de deicidio judío. Pour ceux qui veulent en savoir plus sur ce prélat, je conseille “Encuentros en Sefarad. Actas del Congreso Internacional : Los Judíos en la historia de España”, Ciudad Real, 1987, pp. 265-292, notamment pp. 288, 289 et 291.
Juan de Torquemada rejoint Alfonso de Cartagena sur l’accueil que l’Église doit réserver aux conversos. Il réfute radicalement tous les arguments de Pedro Sarmiento (voir le décret de 1449) dans “Sequitur tractatus quidam contra Madianistas et Hysmaelitas adversarios et detractores filiorum qui de populo Israelitico originem traxerunt”, un traité qui fourmille en références diverses, parmi lesquelles Nicolas de Lyre, Juif converti au christianisme, théologien et franciscain dont l’influence fut immense tant au XIVème siècle qu’au XVème siècle et auprès de Martin Luther. Nicolas de Lyre doit lui-même beaucoup à Rachi de Troyes.
Mais j’en reviens à Juan de Torquemada et son traité dans lequel il insiste sur la grandeur du peuple juif qui a donné tous les personnages de l’Ancien Testament, à commencer par la Vierge Marie, le Christ et saint Paul. Selon l’auteur, il serait préférable de juger les mauvais chrétiens, plus coupables que les païens, lorsqu’ils blasphèment et font fi de la Loi de l’Église.
Alonso de Espina est un apologiste de la foi chrétienne. Ci-joint, un lien en anglais vers l’étude d’Ana Echevarria : “The Fortress of Faith. The Attitude towards Muslims in Fifteenth Century Spain” où il est question de ce franciscain de la page 47 à la page 55. L’auteur de “Fortalicium fidei ”dénonce toute déviance, exige des mesures radicales contre les Musulmans, contre les conversos et contre les Juifs.
Diego de Valera, dans “Espejo de verdadera nobleza” qu’il offre au roi Juan II, développe la leçon de morale chrétienne de Juan de Torquemada : il y explique qu’une noblesse naturelle (de naissance) subsiste dans le lignage des hidalgos (même chez les enfants bâtards) et qu’elle peut s’ouvrir à la noblesse civile créée par le roi, mais que seuls les théologiens peuvent se prononcer sur la “noblesse théologale” qui procède du cœur et de l’esprit. Et il ajoute que tant de lignages comptent des conversos que ce serait rejeter presque toute la noblesse de la société que de la refuser aux conversos.