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Les Juifs et la Russie des tsars

Au début du XXème siècle, sous Alexandre Ier, la Russie semble tendre vers un relatif libéralisme à l’égard de sa population juive ; mais cette phase ne dure guère et des mesures répressives sont prises à l’encontre d’une communauté qui compte environ deux millions d’individus depuis l’intégration de l’essentiel du duché de Varsovie à la Russie en 1815. Sous Nicolas Ier (successeur d’Alexandre Ier) un organisme s’emploie à vouloir en finir avec le particularisme juif. Nicolas Ier s’efforce par ailleurs à faire de la zone de Résidence (instituée par Catherine II) un espace où russifier les Juifs, notamment par la conversion. L’un des principaux outils de cette politique est le décret de 1827 par lequel les Juifs sont astreints au service militaire auquel ils pouvaient jusqu’alors se soustraire moyennant finance. La durée du service militaire (de vingt-cinq à trente-et-un ans) et l’âge de conscription (entre douze et vingt-cinq ans) sont les mêmes pour tous ; mais les jeunes recrues juives sont placées dans des établissements à part où la préparation militaire et l’éducation religieuse (chrétienne) se donnent la main. Tout un système de brimades rend impossible, ou presque, l’observance de la foi juive. Impossible pour un Juif de devenir officier, à moins qu’il ne se convertisse. Par ailleurs le choix des recrues juives à fournir à l’armée est laissé aux Kahals (les communautés juives ou assemblées de fidèles), ce qui crée une tension au sein même de ces communautés qui sont en quelque sorte contraintes de s’auto-avilir, une technique qui sera reprise et poussée à son extrême par les nazis. Nicolas Ier multiplie les mesures dans la zone de Résidence. Mais jugeant les résultats insatisfaisants il décide de s’attaquer au socle, soit la culture, l’éducation religieuse et communautaire – voir les oukases qui se succèdent entre 1840 et 1850. Et l’oppression s’affirme toujours plus dans les dernières années du règne de Nicolas Ier (qui décède en 1855) avec un règlement de 1851 particulièrement effrayant qui s’emploie à instaurer un climat de suspicion et de délation au sein des communautés juives, des familles juives.

L’avènement d’Alexandre II suscite une grande espérance, notamment chez les Juifs. Le jour même de son couronnement un règlement abroge l’oukase de 1853, soit exempter du service militaire tout Juif ayant livré aux autorités un autre Juif voyageant sans passeport intérieur, un passeport difficile à obtenir. Diverses initiatives venues du pouvoir s’emploient à adoucir la condition des Juifs, en Russie mais aussi en Pologne. Dans les cercles du pouvoir des personnalités se prononcent en faveur d’une totale émancipation des Juifs ; parmi elles le comte Sergueï S. Lanskoy, ministre de l’Intérieur qui soutient une suggestion du comte Alexandre S. Stroganov pour lequel cette émancipation serait le plus sûr moyen d’atténuer voire gommer le particularisme juif. C’est l’un des arguments avancés par ceux qui poussent à une émancipation des Juifs ; autre argument en faveur de cette émancipation : profiter pleinement du dynamisme commercial et de l’esprit d’entreprise des Juifs. Ces arguments seront volontiers exposés dans l’administration impériale jusqu’à l’assassinat d’Alexandre II ; ils resteront sans suite ; et la condition juive se dégrade après 1865. La part prise par les Juifs à l’insurrection polonaise de 1863 leur aliène bien des sympathies et les milieux réactionnaires en profitent pour attiser la suspicion contre eux. Parmi ceux qui la propagent, Jacob Brafman, un Juif converti qui enseigne l’hébreu au séminaire grec orthodoxe de Minsk. Son livre, « Le Livre du Kahal » (1873), développe la thèse d’une conspiration juive qui annonce « Les Protocoles des Sages de Sion ».

La montée en puissance du panslavisme pousse les autorités à vouloir en finir avec les spécificités de la vie juive, et au cours des années 1870 les lois se multiplient dans ce sens. Ce comportement des autorités active la judéophobie dans l’opinion publique. En 1871, une affaire de crime rituel revient sur le devant de la scène lors de la Pâque chrétienne et un pogrom éclate à Odessa, le premier d’une longue série.

Suite à l’assassinat d’Alexandre II (en 1881) s’en suit une réaction autocratique dont les Juifs vont être les principales victimes. Au cours des règnes d’Alexandre III et de son fils Nicolas II les pogroms s’institutionnalisent suivant un scénario destiné à entraîner la population locale contre les Juifs et leurs biens sous l’œil impassible voire bienveillant des forces de l’ordre. La répression (il s’agit tout de même de sauver les apparences) est plus qu’indulgente ; elle intervient mollement et avec du retard et il n’est jamais question de dédommager les communautés juives.

Ces pogroms ont une apparence de spontanéité mais ils sont préparés et en haut lieu avec complicités de l’appareil du pouvoir et à divers niveaux. Les nombreux pogroms qui ont lieu dans la zone de Résidence en 1881-1882 sont pensés par une organisation au sein de laquelle militent des individus placés au plus haut niveau du pouvoir tsariste comme le conseiller d’Alexandre III et son ministre de l’Intérieur. Le tsar n’aurait pas été averti de ces complicités, contrairement à son fils Nicolas II qui soutiendra ouvertement des groupes violemment antisémites comme les « Cent Noirs ». Ce tsar est directement responsable des pogroms qui déferlent sur son empire en 1899 puis en 1903-1906. Alors que l’armée russe subit des revers face aux Japonais, la rumeur se répand d’une alliance judéo-japonaise. Les troupes russes en profitent pour passer leur rage sur les communautés juives, notamment en septembre et octobre 1904 et au cours de l’été 1905. La révolution de 1905 est également instrumentalisée contre les Juifs par certains milieux ; et les pogroms vont faire de nombreuses victimes, notamment en octobre 1905. Il s’agit bien d’un génocide planifié qui s’accompagne d’un durcissement de la législation antijuive. Citons simplement les Règlements provisoires des Juifs publiés le 15 mai 1882 qui ne seront abolis qu’avec la révolution d’Octobre, un document établi par le comte Nikolaï P. Ignatiev, ministre de l’Intérieur d’Alexandre III. Constantin Pobedonostsev, le plus proche et le plus respecté des conseillers du tsar, imagine la « solution finale de la question juive » : qu’un tiers des Juifs russes émigrent, qu’un tiers acceptent de se convertir et que l’autre tiers périssent. Toutes ces violences à l’encontre des Juifs avec complicités aux plus hauts niveaux du pouvoir sont loin d’être partagées par tous, tant dans la population que dans les cercles du pouvoir, mais ces forces qui espèrent une libéralisation de la société et une amélioration de la condition juive sont sans cesse contrariées. Deux exemples parmi tant d’autres : en 1881-82, Mikhaïl Loris-Melikov, Premier ministre, ne parvient pas à s’opposer aux manœuvres de son ministre de l’Intérieur Nikolaï P. Ignatiev ; le comte Serge Witte, Premier ministre et son ministre de l’Intérieur, le prince Piotr Sviatopolk-Mirsky, lui aussi un libéral, ne parviennent pas à mettre fin aux violences des « Cent Noirs ». Il arrive toutefois que des manigances antijuives organisées par le pouvoir tsariste soient déjouées comme cette affaire de meurtre d’un jeune chrétien à Kiev que les autorités cherchent à faire passer pour un meurtre rituel. Voir l’affaire Beilis (1911-1913). Le Juif accusé de ce meurtre, Menahem Beilis, sera acquitté après que l’affaire ait provoqué un tollé international. Voir le roman de Bernard Malamud, « L’Homme de Kiev ».

En dépit des protestations internationales toujours plus nombreuses Nicolas II poursuit sa politique antijuive, une politique qu’aggrave le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Les revers russes se multiplient et les pogroms avec eux – on en revient au bouc-émissaire. Peu de temps après le début de la révolution d’Octobre, un décret d’avril 1917 accorde enfin aux Juifs une émancipation pleine et entière. Mais avec la guerre civile les Juifs se voient repris dans un cycle de violences, notamment en Ukraine où entre décembre 1918 et avril 1921 soixante mille Juifs périssent. A l’issue de la Première Guerre mondiale les traités de paix entérinent d’importants redécoupages territoriaux avec l’indépendance de la Pologne qui se trouve agrandie, avec l’indépendance des pays baltes et l’annexion de la Bessarabie par la Roumanie. Des millions de Juifs passent ainsi sous une autre souveraineté étatique. En 1920 la Russie ne compte plus que deux millions sept cent cinquante mille Juifs qui, avec la suppression de la zone de Résidence, se disséminent sur le territoire russe, principalement vers les grandes villes. Ainsi, entre 1910 et 1940, la population juive de Saint-Pétersbourg (Léningrad) passe de vingt mille à deux cent soixante-quinze mille et Moscou de dix mille à quatre cent mille. La révolution d’Octobre (en attendant Staline) transforme donc radicalement et pour un mieux la condition juive. Rien de tel pour les Juifs devenus roumains ou polonais. La condition des Juifs est en Roumanie particulièrement éprouvante, la Roumanie qui a réalisé d’importants gains territoriaux, en 1913, avec toute la Dobroudja bulgare, et, suite à la Première Guerre mondiale, avec la Bessarabie russe, la Transylvanie et la Bucovine austro-hongroises. Ainsi la population juive de la Roumanie est quasiment multipliée par quatre pour atteindre le million. La Roumanie souscrit au traité de Paris, en 1919, et, en conséquence, les Juifs du pays sont officiellement émancipés ; mais dans la pratique les manifestations d’antisémitisme ne sont pas réprimées – voir le gouvernement de Ioan I. C. Brătianu. Le professeur Alexandru C. Cuza attise l’antisémitisme et les pogroms se multiplient En 1925, Corneliu Codreanu assassine le préfet de Iași qui s’oppose aux violences antisémites. Il est acquitté et intensifie son activité antisémite. On connaît la suite. Avant même que la Roumanie ne s’allie à l’Axe (en novembre 1940), les Juifs du pays vivent une condition terriblement dégradée.

A l’issue de la Première Guerre mondiale la Pologne se voit elle aussi sensiblement agrandie au détriment de la Russie (Volhynie, Podolie et une partie de la Biélorussie), de l’Autriche-Hongrie (Galicie) et de la Lituanie (Vilnius), autant de régions à forte population juive. Ainsi la Pologne dans ses nouvelles frontières a une population juive qui représente 10% de sa population totale, soit deux millions huit cent cinquante mille Juifs en 1921, trois millions trois cent mille en 1939). Ces Juifs bénéficient officiellement de garanties suite au traité de la protection des minorités du 28 juin 1919 signé entre les Alliés et la Pologne ; mais dans la réalité il en est tout autrement et les mesures discriminatoires (devenues institutionnelles) ne cessent pas. En septembre 1934 la Pologne décide de ne plus tenir compte de ce traité. Les désordres antijuifs se multiplient après 1936, activés en sous-main par les nazis. Si le gouvernement condamne à l’occasion l’antisémitisme il ne s’agit que d’un effet de manche. Toutes les formations politiques sont imprégnées d’antisémitisme. Les campagnes de boycott économique des Juifs ne cessent de s’intensifier au cours des années 1930 ; les nazis prendront le relai après l’invasion de la Pologne.

Olivier Ypsilantis

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