« Toute prétention à l’égalité des soumis de jadis, les Juifs et les femmes en premier chef, a été vécue et pensée comme de l’« arrogance », et la liberté d’autrui, par extension, comme un « manque de respect ». La supposée arrogance des Juifs, mille fois soulignée dans les rapports et les témoignages du temps, n’est rien d’autre que leur éloignement par rapport à la norme de servitude qui leur a été assignée depuis toujours, Être exclu était leur statut de nature. L’émancipation du Juif et de la femme casse la vision traditionnelle du monde, celle qui, venue de l’islam, sculpte la famille sur le modèle du despotisme du sexe (masculin) et de l’âge », Georges Bensoussan, à la fin du chapitre VIII de « Juifs en pays arabes. Le grand déracinement, 1850-1975 »
L’histoire des relations entre Juifs et Musulmans est ponctuée de phases de persécutions et de périodes de coexistence soumise. Le combat contre le judaïsme en tant que tel est longtemps resté secondaire étant entendu que telle sourate est favorable aux Juifs et que telle autre leur est défavorable, chacun piochant à sa guise dans le Coran et selon les circonstances ce qui semble lui convenir.
L’un des stratagèmes développés par les Musulmans pour mieux tenir leurs Juifs est l’accusation de blasphème, à laquelle s’ajoute à l’occasion celle d’apostasie. On se souvient de l’affaire de Sol Hatchuel, au Maroc, en 1834, adolescente juive accusée d’apostasie alors qu’elle refusait plus probablement les avances d’un Musulman. Plus généralement, cette accusation permet de pousser dans le fossé les concurrents juifs. Le plus souvent, il est chantage financier. Ainsi règle-t-on toute sorte de problèmes, en se débarrassant notamment d’un créancier. Et on donne la pièce aux repris de justice ou aux va-nu-pieds pour qu’ils « témoignent » contre les Juifs. Afin d’épaissir la sauce, les Musulmans récupèrent ce mythe concocté en terres chrétiennes, le meurtre rituel, un mythe recyclé jusqu’à aujourd’hui.
Les Musulmans accusent le Juif d’insolence, d’arrogance et j’en passe. Étant à l’origine de tous les malheurs du monde, le Juif est en conséquence à l’origine des malheurs qui le frappent et il n’a qu’à s’en prendre à lui-même, à se taire et à s’incliner en bon dhimmi…
Georges Bensoussan : « Si le Juif, qui est kif el mra (« comme une femme »), ainsi qu’on le disait au Maghreb, s’avise de se montrer sous des traits masculins, il bouscule le code de l’honneur et l’ordre traditionnel qui régit les rapports entre maîtres et serviteurs. Il le met même à bas quand, comme l’esclave qui est au dernier échelon de la servitude, il se prend à vouloir récupérer sa part d’humanité ». Peur de voir le Juif se libérer, peur de voir la femme se libérer, c’est kif kif : l’Arabe redoute de voir son édifice mental s’effondrer et l’ensevelir, d’où son immense angoisse et la rage qui s’en suit. Émancipation du Juif, émancipation de la femme…
Les Juifs en pays arabes s’emploient sans tarder à se libérer du statut de dhimmi, et d’abord par l’éducation que propose l’Alliance israélite universelle. Les Arabes en conçoivent une haine sourde, leurs schémas mentaux sont menacés et la jalousie est de la partie ; elle se manifeste dans les choses les plus quotidiennes. « Quand l’Empire ottoman émancipe les Juifs, il perd de son prestige aux yeux d’une grande partie du monde arabe. La solidarité arabe se révèle alors plus forte que la solidarité musulmane, comme le montre l’éveil d’un nationalisme qui renforce les liens entre Arabes chrétiens et Arabes musulmans ». L’antisémitisme européen va être injecté aux Arabo-musulmans par des Chrétiens orientaux qui dès la fin du XIXe siècle rédigent ou traduisent en arabe les classiques de la littérature antisémite européenne, une littérature qui va avoir une profonde influence sur des sociétés arabes qui se sentent menacées par l’effacement du mellah et de la dhimmitude.
Dans la première moitié du XXe siècle, le réformisme musulman s’emploie à « purifier » le Coran et les hadiths de toute influence juive. Pour ce faire, on déclare que la tradition musulmane a été pervertie.
« La modernité, consentie ou forcée, modifie le regard arabe sur le Juif. Depuis toujours méprisé, il devient peu à peu le rival, a fortiori quand le conflit s’envenime en Palestine ». Donc, l’antisémitisme européen contamine le monde arabo-musulman (qui en retour, à présent, contamine l’Europe par le biais de ses compromission avec ce monde et une certaine immigration) : c’est l’islamisation des accusations chrétiennes. Ces accusations (en particulier le crime rituel) commencent à être véhiculées par des Grecs en concurrence économique avec les Juifs, mais aussi par les écoles congrégationnistes et les populations d’origine européenne. Il n’empêche, la déchristianisation de l’Afrique du Nord s’est accompagnée de la part des envahisseurs arabes de violences contre les Juifs. Le théologien Ibn Taymiyya (1263-1328), l’un des plus importants théologiens musulmans, prêcha la réduction radicale du christianisme et du judaïsme en terre d’islam.
Au début du XXe siècle, les profanations sont multiples en terre d’islam. Les Juifs sont souvent contraints à violer le shabbat ou les grandes fêtes. Les cortèges funèbres sont perturbés. Les cimetières sont diversement profanés, ainsi que les rouleaux de la Torah, les objets rituels et les lieux de culte. Ainsi, par exemple, des parchemins de la Torah sont utilisés comme selles par des Musulmans. Des synagogues servent de dépotoirs et de latrines. La liste des vexations que les Juifs doivent subir au quotidien est longue, très longue. Et si l’un d’eux ne se soumet pas sans broncher à ces humiliations, il est déclaré « insolent ».
« L’humiliation n’est ni l’exception ni la règle. Mais c’est un risque permanent dont rien ne protège ». Les Juifs peuvent être à tout moment les victimes du bullying qui sait prendre mille formes. Y participent les enfants et les adultes, les gens de la rue et les pachas. On n’appelle pas vraiment à tuer ou à blesser le Juif, mais à l’humilier sans trêve. Pour être apprécié, ce dernier doit être esseulé car dominé et avili ; et pour que l’humiliation soit constante, on lui impose une tenue particulière ou une marque distinctive qui varie dans le temps et dans l’espace. L’imagination musulmane est grande lorsqu’il s’agit d’humilier le dhimmi, le Juif plus particulièrement.
Facteur d’émancipation, le réseau des écoles de l’Alliance israélite universelle (A.I.U.), l’apprentissage des idéaux de 1789 et, à partir des années 1920, le sionisme.
Il faut repousser la légende dorée de l’Andalousie et la légende noire qui lui fait suite. La réalité est plus complexe, « faite d’étrangeté et de familiarité, de cousinage parfois fraternel et en même temps d’un mépris de plomb ». Le Juif se voit pris dans des réalités contradictoires et, surtout, précaires. Les marques de convivialité ne manquent pas, plus nombreuses en certains lieux et à certaines époques, mais la précarité de la condition juive est constante. « Ce qui un jour paraît pacifié se révèle dix ans plus tard foyer de violence. D’amicales relations peuvent s’interrompre brutalement lors de bouffées insurrectionnelles. Ici le voisin tue, là il ouvre sa porte et protège. On ne peut tirer aucune généralisation, sinon le caractère versatile et fragile des rapports judéo-arabes (…). Reste que les relations entre Juifs et musulmans, du Moyen Âge à l’époque contemporaine, ne sont pas marquées par l’exclusion qui a caractérisé l’Europe chrétienne, mais par la marginalité et l’abaissement dans la hiérarchie ». La justice ne prévaut que très rarement jusqu’au début du XXe siècle ; et lorsqu’elle prévaut, les Juifs en sont tout étonnés.
Dans ce monde où la condition juive est si dégradée, n’oublions pas quelques hautes figures, dont celle de Husayn Nazim Pasha qui fut brièvement gouverneur de Bagdad, de mars 1910 à février 1911.
L’oppression ne touche pas les seuls Juifs, elle est multiforme, elle touche aussi les femmes, les enfants, les esclaves, si nombreux en terre d’islam, l’islam qui a par ailleurs effacé les cultures qui l’ont précédé ainsi que l’identité des peuples autochtones.
Le début de l’émancipation est mal vécu par les Musulmans pour lesquels émancipation rime avec insolence, manque d’humilité. Les Juifs sont accusés de « sortir des limites ». Le Juif riche doit paraître pauvre afin de ne pas offenser les Musulmans, et ainsi de suite. L’abandon progressif par les Juifs de leur condition de dhimmi est considéré par les Musulmans comme une rupture de contrat – la dhimma. Le souci musulman de la dhimmitude est au centre d’une économie mentale. La dhimmitude est une pièce essentielle du fonctionnement de la société musulmane. La tolérance ne vaut que s’il y a soumission, la protection ne vaut que si le « pacte » de soumission est respecté.
Ce chapitre III de la somme de Georges Bensoussan se termine sur des rapports effrayants qui rendent compte de la condition des Juifs en Perse, chez les Chiites, un tableau peut-être plus affligeant encore que celui qu’offre leur condition chez les Arabo-musulmans sunnites. Le pouvoir civil (le shah) s’efforce de limiter cette oppression supervisée par le pouvoir religieux (les mollahs) ; mais il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que les Juifs voient leur condition s’améliorer franchement, une condition qui avait commencé à s’améliorer timidement dans l’entre-deux-guerres.
Olivier Ypsilantis
Nous comprenons mieux aussi la rage meurtrière qui s’est emparée des arabes après 1948 : les juifs ne se sont pas contentés de s’émanciper mais ils sont en plus devenu les soldats d’un petit mais redoutable Etat Juif en “terre islamique” qui a mis plusieurs fois la raclée à toutes les armées arabes l’entourant ! De quoi les rendre fous effectivement…
Historien du monde judéo-arabe et du sionisme, à l’opposé de la vision édulcorée et consensuelle d’un Benjamin Stora, ce sont aufond ces livres qui lui ont valu son procès. Lecteur de Georges Bensoussan depuis longtemps, je l’avais aussi compris immédiatement.