Les pogroms de 1391, les exhortations de Sant Vicent Ferrer, les Leyes de Ayllón, bref, toute une série de violences affaiblirent les communautés juives qui reçurent le coup de grâce en 1492. Celle de Murcia, sur laquelle l’acharnement semble avoir été moindre, retrouva un peu de vigueur entre la fin du XIVème siècle et celle du XVème siècle. En Castille, suite aux pogroms de la fin du XIVème siècle, les Juifs tentèrent de se faire oublier en se dispersant dans quelque deux cent cinquante petites localités. La documentation relative à ces communautés se réduit malheureusement à presque rien. Concernant les Juifs de Mula quelques documents fournissent de précieuses données démographiques et socio-économiques.
Mula qui compte aujourd’hui environ 16 000 habitants est situé au centre de l’actuelle région de Murcia, à quelque quatre-vingts kilomètres de Lorca dont il a été question dans mon précédent article. Avec l’avancée de la Reconquista, Mula devint durant plus de deux siècles une ville frontalière, une place-forte. Soucieux d’assurer sa conquête Alfonso X fit déplacer les musulmans qui y vivaient pour les installer à la Puebla de Mula (à trois kilomètres de Mula) afin de mieux les surveiller. Deux paroisses furent créées : San Miguel et Santo Domingo, avec leurs églises probablement édifiées sur l’emplacement de mosquées.
L’existence de la communauté juive de Mula reste très peu connue. Elle fut pourtant la plus importante de la région après celles de Murcia et Lorca. Aucune recherche archéologique n’a été entreprise sur l’emplacement (supposé) de la judería (quartier juif) de Mula. La documentation relative à cette communauté se réduit pour l’essentiel à trois rôles d’impôt, les monedas (impôts royaux indirects), qui datent du 24 mai 1407, du 6 décembre 1438 (n’y figurent que les habitants de la paroisse San Miguel) et du 6 avril 1446. J’épargnerai au lecteur l’aspect technique de cet impôt. Ce qui importe dans le cadre du présent article : ces documents tiennent lieu de recensements. Les originaux de ces rôles d’impôt ont pour la plupart disparu ; presque tous sont des copies de la fin du XVIème siècle insérées dans des dossiers relatifs à des procès d’hidalguía et déposés à la Real Chancillería de Granada. Ils furent recopiés afin de servir de pièces à conviction destinées à prouver la “limpieza de sangre” (soit l’absence de tout ancêtre juif ou musulman dans l’arbre généalogique) de ceux qui espéraient intégrer la noblesse – la hidalguía. L’étude des documents en question fournit de précieux renseignements concernant la démographique de la communauté juive de Mula ainsi que son importance socio-économique dans la première moitié du XVème siècle.
A quand remonte la présence des Juifs à Mula ? On ne sait avec exactitude. Les plus anciens documents attestant de leur présence sont deux chartes de Jaime II de Aragón qui, le 3 août 1296, alors qu’il venait de s’emparer d’une bonne partie du royaume de Murcia, demanda que l’on s’acquittât des dettes contractées par l’Ordre de Santiago et par des particuliers auprès de deux Juifs de Mula, les frères Yusef et Abolazar.
En 1407, les Juifs constituaient à Mula une modeste minorité si on la compare à celle de la capitale du royaume, Murcia, qui comptait environ 180 familles juives sur un total de 1 550 familles. Toutefois, la proportion de Juifs était à Mula (qui comptait 374 familles, tant chrétiennes que juives) proche de celle de Murcia, soit respectivement 8,2 % et 10 %. Notons que s’il y avait à Mula trente-et-un chefs de familles juifs, on n’y comptait que vingt-et-une familles vraiment différenciées, puisqu’il y avait par exemple : quatre familles Follignos, trois familles Aventuriel, deux Avenbarug, Avenpisar, Bochán et de León ; cinq individus n’avaient pas de patronyme ; et parmi ces derniers, trois femmes ; l’une d’elles était surnommée : “Doña Estrella” (“Madame Etoile”), une autre était désignée par un lien de parenté : “la suegra del çirujano” (“la belle-mère du chirurgien”).
Première page du plus ancien registre des archives (1407) Deuxième et troisième pages du plus ancien registre des archives (1407) Transcription du registre de 1407 faite le 18 octobre 1625
Les Juifs pas plus que les chrétiens n’étaient égaux devant l’impôt. Les trois rôles d’impôt en question désignent une minorité (les contribuables ou pecheros) divisée en plusieurs catégories juridiques et socio-économiques. Mais l’information la plus insolite que nous fournissent lesdits documents est qu’il se trouvait trois nobles parmi les Juifs : Yahuda Aventuriel et ses deux fils, Moïse et David. Deux autres Juifs étaient chevaliers non-nobles (caballeros villanos) : ils possédaient un patrimoine qui atteignait ou dépassait le seuil des deux mille maravédis fixé par Enrique III en 1404, seuil à partir duquel tout habitant des régions frontalières était exempté d’impôt mais se trouvait dans l’obligation d’entretenir un cheval et des armes afin d’assurer la défense du territoire. L’accession des Juifs à la chevalerie non-noble n’avait quant à elle rien d’exceptionnel : on avait besoin de tout le monde dans ces contrées peu sûres et faiblement peuplées.
Au moins dix-huit Juifs de Mula étaient suffisamment fortunés pour entrer dans la catégorie des contribuables (pecheros çiertos) : ils possédaient au minimum les soixante maravédis qui constituaient le seuil d’imposition dans cette catégorie d’impôt, les monedas. Ces documents attestent par ailleurs d’une équitable répartition entre Juifs et Chrétiens : l’exemption de cet impôt accordée par le souverain à cent habitants de Mula exerçant une activité jugée indispensable à la vie de la ville concerna neuf Juifs, ce qui correspondait bien au prorata de leur nombre.
Au début du XVème siècle les Juifs constituaient une communauté (aljama), avec son rabbin et ses autorités qui avaient entre autres responsabilités celle d’établir les monedas et de faire percevoir les impôts par des individus désignés au sein de la communauté, et sans aucun contrôle extérieur.
Les violences de 1391 ne semblent pas avoir touché Mula, et plus généralement Murcia, comme en témoigne l’importance de la communauté juive en 1407. Il n’en sera pas de même après le passage de Sant Vicent Ferrer. Les rôles d’impôt de 1438 et 1446 montrent une nette détérioration de la situation des Juifs, à Mula. Tout d’abord, ils ne forment plus une communauté autonome. Ils résident sur les paroisses Santo Domingo et San Miguel. La judería n’existe plus. Leur nombre a diminué de moitié entre 1438 et 1446. Leur renouvellement a été total entre 1407 et 1446, à l’exception des membres de la famille Aventuriel. Qui d’entre eux a émigré ? Qui d’entre eux s’est converti ? On ne sait. Par ailleurs ils se sont appauvris : on ne rencontre plus un Juif possédant les trois mille maravédis permettant d’accéder à la catégorie de caballero villano.
Le registre de 1446
En 1438 (à l’exception de trois Juives classées dans la catégorie pechera contiosa) les contribuables juifs ont tous été inscrits sur la liste des cent exemptés auxquels avait droit Mula, ce qui traduit à l’évidence une volonté de les protéger et de les retenir. Pourquoi ? Étaient-ils tous jugés professionnellement irremplaçables ? Les rôles d’impôt ne permettent pas de répondre à cette question car il n’est fait mention de la profession que de trois d’entre eux : Moises de León, Samuel et Ibrahim ; respectivement : forgeron, chirurgien et orfèvre. Les Aventuriel quant à eux étaient toujours présents et avaient conservé leur qualité nobiliaire. A Murcia, capitale du royaume de Murcia, la plus importante famille juive portait ce nom. On a trace de quarante-trois membres de cette famille, entre 1351 et 1450. Certains s’étaient spécialisés dans les finances et affermaient impôts royaux et taxes municipales tandis que d’autres exerçaient la médecine. Précisons que, malgré leur richesse et leur notoriété, aucun des Aventuriel de Murcia ne put accéder à la hidalguía, contrairement à ceux de Mula.
Un document conservé aux Archivos Municipales de Mula rend compte d’un pénible fait divers. Des nobles s’étaient réunis à l’insu des autorités municipales pour pénétrer dans la judería et y tuer les “judios herejes enemigos de la santa fe católica”. Un certain Gonçalo de Blaya tua le mari d’une certaine Doña Jamila dont le nom figure sur le rôle d’impôt du 6 décembre 1438. Le possédé fut appréhendé, traduit en justice et condamné, parce que noble… à ne plus pénétrer pendant six mois là où vivaient les Juifs.
Denis Menjot et Juan González Castaño, coauteurs de l’étude (publiée dans la “Revue des études juives”, janvier/juin 1986) sur laquelle je me suis appuyé pour écrire le présent article, concluent sur deux faits significatifs : à Mula des Juifs accédèrent à la noblesse sans avoir à se convertir ; par ailleurs, ils ne furent pas exclus des privilèges fiscaux dont bénéficiait ladite ville.
P.S. Une quinzaine d’années après avoir publié son étude, Juan González Castaño trouva par hasard, chez un particulier, les originaux des rôles d’impôt en question. Quelques reproductions de ces émouvants documents (déposés aux Archivos Municipales de Mula) accompagnent le présent article.
Olivier Ypsilantis
Dear friends
it is the first time i have ever heard about jewish knights, do you have more information about their status?
Pingback: Ypsilantis. Les Juifs du royaume de Murcia au bas Moyen Âge - Citron IL
I’ll soon translate a reliable document written by Pr. Juan Carlos Fontes whose title is “La Incorporacion a la caballeria de los judios murcianos en el siglo XV”, a document which explains why at a very precise moment, in Spanish history, in the Kingdom of Murcia, some Jewish men have been knighted.