A Chiune Sugihara (1900-1986), consul général du Japon à Kovno (Lituanie), honoré du titre de «Juste parmi les nations» en 1985.
Gravure sur bois de David Ludwig Bloch (1910-2002), Juif de Shanghai de 1940 à 1949.
I – Les communautés juives de Shanghai avant la Seconde Guerre mondiale.
Avant l’arrivée à Shanghai des Juifs qui fuient le nazisme, la ville compte déjà deux communautés juives. L’une est séfarade, originaire d’Irak et d’Inde pour l’essentiel ; elle est installée là depuis le milieu du XIXe siècle ; l’autre est ashkénaze, et la plupart de ses membres ont fui la Révolution d’Octobre. Le premier Juif à s’installer à Shanghai (dès l’ouverture du port au commerce international) est Elias David Sassoon, Juif de Bagdad ayant transité par Bombay, fondateur en 1845 de la firme Sassoon, filiale de la David Sassoon & Sons Company fondée par son père à Bombay, en 1832. La famille Sassoon est à l’origine du développement de Shanghai qui deviendra l’axe le plus important de son empire commercial, industriel et financier. D’autres noms séfarades marqueront l’histoire de cette ville, mais celui des Sassoon occupe sans conteste la plus haute place.
A partir de 1931, lorsque les Japonais envahissent la Mandchourie, de nombreux Juifs russes fuient Harbin et se réfugient à Shanghai où ils reçoivent l’aide des Séfarades fortunés qui font construire des centres d’éducation et de santé. Malgré tout, les Séfarades de Shanghai se verront reprocher leur détachement de la vie communautaire. Il est vrai que les hommes d’affaires ne fréquentent guère ceux qui vivent de leur générosité ; il n’empêche que leur rôle sera déterminant lorsqu’il s’agira de secourir les dix-huit mille Juifs d’Europe centrale et orientale fuyant le nazisme.
Une communauté ashkénaze s’installe donc à Shanghai où la communauté séfarade tient une place prédominante. Je ne retracerai pas dans le présent article l’histoire de ces Ashkénazes, elle m’entraînerait trop loin et ferait de cet article un livre. Simplement, avant l’arrivée des Juifs d’Europe fuyant le nazisme, d’autres Juifs d’Europe s’étaient installés à Shanghai. Ils fuyaient la Révolution bolchévique. Ces Juifs ashkénazes sont modestes voire pauvres. Ils sont nombreux à dépendre des œuvres caritatives. Ashkénazes et Séfarades ont des rapports assez distants, ce qu’explique en partie le fait qu’ils n’ont pas de langue commune : les Séfarades parlent l’anglais voire l’arabe et le hindi, les Ashkénazes parlent le russe et/ou le yiddish ; et personne ne parle l’hébreu, hormis quelques rabbins. Les Ashkénazes n’ont pas très bonne réputation : il y a parmi eux d’anciens soldats, des aventuriers, des évadés de camps sibériens. Certains ont ouvert des tripots dans des quartiers malfamés. Par ailleurs, les Ashkénazes sont nettement plus engagés dans le projet sioniste que ne le sont les Séfarades.
II – Les réfugiés juifs d’Europe centrale et orientale.
Les Juifs d’Europe centrale et orientale qui fuient le nazisme et trouvent refuge à Shanghai sont environ dix-huit mille. Leur arrivée s’échelonne entre 1933 et 1941, en trois flux migratoires : de 1933 à la fin 1938, de la fin 1938 à juin 1940, de juin 1940 à décembre 1941.
A la fin de l’année 1938, les Juifs allemands établis à Shanghai sont environ quatre cent cinquante. Ils sont peu religieux et, pour la plupart, membres de professions libérales. Parmi eux, de nombreux médecins. Ces immigrés s’insèrent aisément dans la vie économique et sociale de la ville et trouvent sans tarder des emplois dans l’enseignement, les hôpitaux chinois ou les dispensaires des missions.
En juillet 1938, les trente-et-un pays présent à la conférence d’Evian ont fermé leurs portes aux Juifs menacés par les nazis. Seule la République dominicaine fait un geste et propose d’accueillir cent mille Juifs dans une zone agricole, à condition que les frais soient supportés par les intéressés. Le président de la République dominicaine est Rafael Leónidas Trujillo Molina, El Jefe, n’agit aucunement par philosémitisme ou, plus simplement, par humanisme. Il n’empêche, c’est mieux que rien. Victor Kuperminc explique les raisons du geste de ce dictateur dans le très riche lien suivant, intitulé ‟La conférence d’Evian” :
http://www.sefarad.org/publication/lm/035/5.html
Des projets d’émigration massive sont élaborés, comme le plan Madagascar qui prévoit l’évacuation de quatre millions de Juifs d’Europe. Ce plan qui n’aboutira pas sera la dernière tentative destinée à résoudre la question juive par l’émigration. Des rumeurs circulent au sujet de Shanghai. Aucune restriction migratoire n’est imposée, ni visa ni caution ne sont exigés. Mais comment s’y rendre ? Et les Japonais, alliés des nazis, sont en guerre contre la Chine. Comment survivre là-bas ? Ernst G. Heppner (né en 1921 à Breslau, il vécut à Shanghai de 1939 à 1947) rend compte de ces inquiétudes dans son livre de souvenirs : ‟Shanghai Refuge – A Memoir of the World War II Jewish Ghetto” (publié en 1993 par University of Nebraska).
Les émigrés qui débarquent à Shanghai se trouvent sans grands moyens de subsistance étant donné qu’ils n’ont le droit d’emporter que le minimum. La communauté juive s’organise pour les recevoir. En octobre 1938, toutes les organisations communautaires tant ashkénazes que séfarades se réunissent et fondent le Committee for the Assistance of European Jewish Refugees in Shanghai dirigé par Michel Speelman. En décembre 1938, les réfugiés sont déjà mille cinq cents. Shanghai continue d’être le seul endroit où l’on puisse débarquer sans visa, argent ou garantie ; et l’information circule. Les compagnies maritimes italiennes et allemandes affichent complet pour les six mois à venir. A Shanghai, on finit par s’inquiéter, à commencer par Michel Speelman lui-même : cette immigration ne va-t-elle pas finir par nuire au niveau de vie de ceux qui sont déjà installés. On s’efforce de décourager les candidats mais rien n’y fait. Dans la première moitié de l’année 1939, mille cinq cents à deux mille personnes débarquent chaque mois. A ce rythme, on prévoit qu’ils seront vingt à vingt-cinq mille à la fin de l’année. Les attitudes changent à Shanghai. Le Committee for the Assistance of European Jewish Refugees in Shanghai dispose de moyens insuffisants pour faire face à un tel afflux. Les Chinois quant à eux ne montrent aucune hostilité. Sur les quatre millions de Chinois qui vivent à Shanghai, huit cent mille sont eux-mêmes des réfugiés dont cent vingt mille sont pris en charge par les concessions. Ce sont les Européens qui s’inquiètent : les Russes qui voient dans ces Juifs des concurrents économiques et, dans une moindre mesure, les Ashkénazes dont la situation est souvent fort précaire. De riches Européens estiment par ailleurs que l’arrivée massive de ces déshérités leur fait perdre la face devant les Asiatiques. Une brochure antisémite se met à circuler ; elle est intitulée ‟A Warning to all Chinese, Japanese and Gentiles Alike – The «Chosen People» have invaded Shanghai” avec, en sous-titre ‟Be prepared to Resist an Economic invasion and be prepared for an Era of Crime, Sin and Intrigue”, signé Anti-Jewish KKK.
La guerre sino-japonaise a durement affecté la vie économique de Shanghai. Les démarches auprès des consulats et des compagnies maritimes n’ont pu ralentir l’arrivée des immigrants. Les responsables de la communauté juive s’inquiètent et décident de s’adresser à la seule autorité qui puisse contrôler ce flux, l’autorité nippone. Le 25 mai 1939, sir Victor Sassoon, représentant la communauté séfarade, et Ellis Hayim, représentant le Committee for the Assistance of European Jewish Refugees in Shanghai, demandent officiellement qu’elle mette fin à l’immigration juive à Shanghai.
Les autorités japonaises sont contrariées. Leur connaissance du monde juif se limite aux ‟Protocoles des Sages de Sion”. Une lecture naïve les a convaincues de la mainmise des Juifs sur toutes les affaires du monde, notamment aux États-Unis. Or, le Japon a besoin des États-Unis et ne veut en aucun cas se l’aliéner. Mieux. Dès juillet 1934, le ministère des Affaires étrangères japonais avait conçu le projet d’installer cinquante mille Juifs dans l’État du Mandchoukuo — voir le plan Fugu —, un État soit disant indépendant mais mis en place et contrôlé par le Japon impérial, au Nord-Ouest de la Chine, entre 1932 et 1945. Les Japonais misent sur les Juifs ‟maîtres de la finance mondiale” et voilà que des Juifs leur demandent d’endiguer l’immigration juive ! Les Japonais sont réticents ; ils redoutent les conséquences d’une telle décision, surtout auprès des États-Unis. Ils finissent malgré tout par obtempérer mais en insistant sur le fait que cette décision a été prise à la requête des dirigeants juifs du Committee for the Assistance of European Jewish Refugees in Shanghai. Le décret visant à limiter l’immigration juive entrera en vigueur le 21 août 1939.
Parmi les Juifs qui rallient Shanghai à partir de juin 1940, plusieurs centaines d’Allemands et d’Autrichiens, ainsi que quelques Hongrois et Tchécoslovaques. Entre août et octobre 1941 débarquent mille cent réfugiés originaires d’Europe orientale. Parmi eux, neuf cents Polonais dont environ quatre cents religieux. Et parmi ces derniers, deux cent cinquante étudiants et professeurs de la Yeshiva de Mir. Ce groupe de Polonais (qui compte des écrivains et des journalistes, des bundistes, des sionistes et des acteurs de théâtre yiddish) aura une grande influence sur la communauté juive de Shanghai.
En lien, un compte-rendu de l’extraordinaire parcours de la Yeshiva de Mir par Chaim Shapiro, ‟The Mirrer Yeshiva’s Escape from Europe” :
http://www.jewishworldreview.com/0298/mirrer.html
En lien, un article mis en ligne par Jewish Communities of China et intitulé ‟The Chronologie of the Jews of Shanghai from 1832 to the Present Day” :
http://www.jewsofchina.org/jewsofchina/Templates/showpage.asp?DBID=1&LNGID=1&TMID=84&FID=890
La yeshiva de Mir, à Shanghai.
(à suivre)