Cet article amplifie l’article en deux parties mis en ligne sur ce blog le 30 mars et le 3 avril 2011 : ‟Judaïsme en terre d’Asie”. J’ai divisé ‟Les Juifs de Chine (Kaifeng)” en trois parties qui seront suivies par ‟Les Juifs de Chine (Shanghai)”, en deux parties. Pour écrire ces cinq articles, je me suis appuyé sur l’excellente étude de Nadine Perront intitulée ‟Être juif en Chine” et sous-titrée ‟L’histoire extraordinaire des communautés de Kaifeng et de Shanghai”. Nadine Perront est traductrice du chinois. Son étude a été publiée chez Albin Michel dans la collection ‟Présences du judaïsme” poche.
I. Les Juifs de Kaifeng et l’Occident : historique des relations.
Dès la fin du IXe siècle, des voyageurs et des missionnaires font état d’une présence juive dans l’Empire du Milieu mais personne n’y prête grande attention. Certaines histoires paraissent farfelues. Marco Polo semble plus digne de foi lorsqu’il évoque sa rencontre avec des Juifs, à Pékin, en 1286. D’autres indices d’une présence juive à l’autre bout du monde sont rapportés mais ils n’éveillent guère la curiosité en Occident. Il faut attendre le début du XVIIe siècle pour que la découverte des Juifs de Kaifeng par le jésuite Matteo Ricci commence à susciter un certain intérêt.
Matteo Ricci (1552-1670) est l’initiateur d’une stratégie apostolique particulièrement volontaire : l’adaptation aux coutume locales de la contrée visée par l’évangélisation. Ainsi ce jésuite italien va-t-il devenir un lettré confucéen et acquérir une grande réputation dans la capitale de l’Empire. En 1605, dans la résidence de la mission jésuite qu’il a fondée, il reçoit la visite d’un mandarin, membre de la communauté juive de Kaifeng. S’en suit un long quiproquo où ce Juif prend ce Chrétien pour un Juif, où ce Chrétien prend ce Juif pour un Chrétien. Trois années passent, sans contact, jusqu’à ce que le vieux rabbin de Kaifeng, sentant qu’il n’y n’avait aucun Juif dans son entourage capable de lui succéder, propose sa place au père Matteo Ricci. Il semble qu’aucune réponse n’ait été donnée au rabbin qui décède en 1608 ; puis c’est au tour du père Matteo Ricci, en 1610. Le père Niccolò Longobardi lui succède. Lui aussi croit en la possibilité de convertir les Juifs. Toutefois, les espoirs des Jésuites seront déçus, ainsi que l’atteste leur silence sur leur mission apostolique. Les efforts pour convertir les Juifs de Kaifeng demeureront infructueux trois siècles durant ; et lorsque les Juifs choisiront d’abandonner leur foi, ils choisiront l’islam ou des croyances autochtones.
Une histoire qui aujourd’hui prête à sourire : les Juifs de Kaifeng se retrouvent placés malgré eux dans la position d’arbitre à la demande des jésuites qui se heurtent aux dominicains et aux franciscains. Les jésuites font appel aux Juifs pour justifier le bien-fondé de leur stratégie apostolique. En effet, il convient de s’adapter aux usages locaux afin d’espérer avancer dans l’évangélisation et, de ce point de vue, les jésuites se sont montrés efficaces. Mais ce pragmatisme de la Compagnie de Jésus est considéré comme une trahison par leurs rivaux. Dominicains et franciscains jugent que les jésuites flirtent un peu trop avec la philosophie et les rites confucéens. Je passe sur les détails de la controverse casuistique (connue sous le nom de querelle des rites chinois) qui oppose ces trois ordres. Les papes successifs sont sollicités. Rome demande aux jésuites de s’expliquer sur leur bienveillance envers des pratiques locales qualifiées d’idolâtres. Ce sont donc les Juifs de Kaifeng qui vont aider les jésuites à étayer leur défense : ces Juifs qui affirment être en Chine depuis la dynastie des Han ont à coup sûr préservé leur foi monothéiste tout en acceptant un certain degré de sinisation. Le père Giampaolo Gozani chargé d’enquêter fait parvenir à Rome, en 1704, un rapport qui conclut que les Juifs sont aussi peu suspects d’idolâtrie que les Chrétiens eux-mêmes. La polémique n’est pas terminée pour autant.
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, les Juifs sont à nouveau impliqués, à leur insu, dans une calomnie. En effet, la chrétienté soupçonne les docteurs du Talmud d’avoir expurgé la Bible hébraïque des passages concernant le Christ. Cette accusation n’est pas nouvelle, on se souvient de saint Justin. Et les Musulmans accuseront les Juifs d’en avoir fait autant avec Mahomet. Mais, à cette époque, ce sont les Chrétiens qui montrent le plus d’acharnement à dénoncer les Juifs de la sorte. Les Pères de l’Église avaient pavé la voie. Le Moyen Âge puis la Contre-Réforme vont s’y engager avec véhémence. Le talmudiste italien Lazarus de Viterbo est sommé par le Vatican de présenter une défense de la Bible hébraïque. Je passe sur cet acte de défense qui nécessiterait de longs développements pour mettre en lien un article extrait de ‟The Jewish Quartely Review” intitulé ‟Lazarus de Viterbo’s Epistle to Cardinal Sirleto concerning the Integrity of the Text of the Hebrew Bible” :
http://www.jstor.org/stable/1450235
Suite aux informations transmises par le père Matteo Ricci, on en vient à se dire que si les Juifs étaient arrivés en Chine avant la naissance du Christ, on parviendrait peut-être, grâce aux documents en leur possession, à prouver que l’actuelle Bible des Juifs est corrompue. Alvaro de Semmedo écrit : ‟Ils (les Juifs de Chine) n’ont aucune connaissance du Christ, d’où il semblerait qu’ils entrèrent à la Chine avant sa venue dans le monde ; ou, tout au moins, s’ils entendirent jamais parler de lui, que la mémoire leur est tout à fait perdue : et, par conséquent, il serait d’une grande importance de voir leur Bible : laquelle, peut-être, ils n’ont pas corrompue, ainsi que l’ont fait nos Juifs, afin d’obscurcir la gloire de notre Rédempteur.” Cette proposition d’Alvaro de Semmedo est reprise par Gottfried Wilhelm Leibniz. Bref, la chrétienté espère trouver chez ces Juifs des lointains, coupés du reste des Juifs, les preuves que ces derniers ont bien falsifié les Écritures, des preuves qui serviraient par ailleurs à combattre ‟les extravagances du Talmud”, ainsi que l’écrit le père Charles Le Gobien. Le sujet passionne. Le père Giampaolo Gozani soupçonne les Juifs de Kaifeng d’être des talmudistes.
Le jésuite Jean Domenge multiplie communications et dessins qui vont constituer la quasi-totalité de nos connaissances sur cette communauté jusqu’en 1850. Mais il ne parviendra pas à mettre la main sur la Bible des Juifs malgré tous ses efforts. Les Juifs lui permettent néanmoins d’étudier leurs textes et d’en faire des copies parcellaires. Le rapport qu’il rédige met fin aux espoirs des Chrétiens : les talmudistes n’ont point corrompu les Écritures, tout au moins on ne peut en avoir la preuve. Les Chrétiens savent à présent qu’ils ne trouveront pas trace des prétendues prophéties qui, dans ‟l’Ancien” Testament sont censées annoncer la venue du Christ. Vers le milieu du XXe siècle, diverses personnalités parviendront à se procurer des rouleaux de la synagogue de Kaifeng qui n’apporteront aucun démenti aux conclusions du père Jean Domenge.
L’empereur Yongzheng accède au trône en 1723. Il expulse les Chrétiens et ferme les frontières. L’intérieur de l’Empire restera fermé aux étrangers jusqu’aux traités de Tientsin (1858-1860). Les Juifs de Kaifeng se retrouvent coupés du reste du monde, tandis qu’en Europe les documents transmis par les missionnaires de la Compagnie de Jésus suscitent un grand intérêt, tant chez les Chrétiens que chez les Juifs. L’impossibilité d’entrer en contact direct avec les Juifs de Kaifeng stimule les échanges épistolaires. Mais cent vingt-cinq années d’isolement vont laisser cette communauté dans un état déplorable.
En 1850-1851, le contact est secrètement rétabli. Deux délégués chinois se rendent incognitos à Kaifeng et tiennent un carnet de voyage qui sera publié à Shanghai, en 1851, sous le titre : ‟The Jews at K’aie-fung-foo : Being a Narrative of a Mission of Inquiry to the Jewish Synagogue at K’aie-fung-foo, on Behalf of the London Society for Promoting Christianity among the Jews.” Ils rendent compte du terrible abandon dans lequel se trouve la communauté juive. Sa misère spirituelle et matérielle est telle que les délégués ont pu acheter des manuscrits, des livres et des rouleaux de la Loi de la synagogue, chose impensable du temps des missions de la Compagnie de Jésus.
A partir de 1866, des Occidentaux se remettent à voyager à l’intérieur du pays sans risquer pour autant leur vie. Ils prennent la mesure de l’état de désintégration de la communauté juive de Kaifeng. Le premier à s’y rendre est le presbytérien William Alexander Parsons Martin. La synagogue n’existe plus. Sur son emplacement se dresse une stèle avec inscriptions commémoratives relatives à la construction puis aux reconstructions de la synagogue. Ce sont les Juifs eux-mêmes qui, acculés à la misère et à l’acculturation, ont réutilisé ses matériaux. Les Juifs qu’il rencontre lui font part de leur crainte d’être absorbés par l’islam voir le paganisme. La grande tablette qui portait en lettres d’or le nom d’Israël est devenue propriété de l’une des mosquées de la ville. Bref, les signes d’une agonie du judaïsme de Kaifeng alarme ce voyageur qui, trois ans après sa visite, adresse une lettre à l’éditeur du ‟Jewish Times” de New York par laquelle il appelle au sauvetage de cette communauté en péril. Première étape : reconstruire la synagogue. Mais tous les projets élaborés par les communautés juives d’Occident afin de venir au secours de leurs frères de Chine avorteront.
En 1867, l’évêque d’origine juive Samuel Isaac Joseph Schereschewsky se rend à Kaifeng. On ne conserve aucune trace de son séjour, hormis une lettre de son ami Henry Blodget. Il semblerait que l’évêque se soit plutôt adonné au prosélytisme. La même année, J.L. Libermann, Juif viennois, visite Kaifeng. Son rapport rejoint ceux de William Alexander Parsons Martin et Samuel Isaac Joseph Schereschewsky.
Soucieux de ne pas perdre une identité menacée, les Juifs de Kaifeng font part à J.L. Libermann de leur volonté de renouer avec leurs traditions et de s’appliquer à l’étude du judaïsme. Je cite ce très émouvant passage d’une lettre de ce dernier : ‟Quand est mort le dernier de leurs Anciens, la connaissance des Écritures a disparu. Par ordre du gouvernement, les rouleaux de la Loi ont été exposés sur la place du marché, cependant qu’une pancarte en chinois, dressée à côté, offrait une récompense ainsi qu’une importante situation à qui se montrerait capable d’en expliquer le contenu. Les Juifs eux-mêmes ont fait des offres similaires en d’autres lieux, mais en vain. Ceci les a fait désespérer pour leur synagogue à l’abandon. Ils avaient ordre de ne point embrasser d’autre religion avant la venue de personnes susceptibles de pouvoir lire la Loi et de réintroduire parmi eux une connaissance à présent tombée dans l’oubli.”
D’autres voyageurs se rendent à Kaifeng. Tous constatent l’état déplorable dans lequel a sombré la communauté juive. Parmi ces voyageurs, le diplomate Philippe Berthelot, en 1905, et, l’année suivante, l’écrivain Oliver Bainbridge qui rapportera une série de photographies. Ci-joint, un magnifique lien (en anglais) dans lequel ce dernier rend compte de son voyage chez les Juifs de Chine, en octobre 1907 :
http://www.haruth.com/JewsChina1907.html
Tout au long du XIXe siècle, des compte-rendus inquiétants sur la situation des Juifs de Kaifeng se sont succédés. Et toutes les initiatives pour leur venir en aide ont tourné court. En 1900, un certain S.J. Solomon et quarante-quatre autres Juifs de Shanghai rédigent une lettre en hébreu (traduite en chinois) à leurs coreligionnaires de Kaifeng. Ils commencent par les réprimander (notamment pour avoir vendu les rouleaux de la Loi à des Gentils) puis les assurent aussitôt de leur aide.
La même année est fondée la ‟Society for the Rescue of the Chinese Jews” qui a pour vocation ‟d’étudier l’origine, le développement et l’histoire des colonies juives en Chine ; de préserver les sites et monuments, et d’en dégager d’autres où cela est nécessaire ; de ramener au judaïsme tous les Juifs chinois qui descendent en ligne directe de familles juives.” Des Juifs de Kaifeng se rendent à Shanghai. Mais, une fois encore, les bonnes intentions se perdent dans les sables. Que s’est-il vraiment passé ? Les moyens ne manquaient pourtant pas à ces hommes d’affaires et banquiers de Shanghai. En 1904, la ‟Society for the Rescue of the Chinese Jews” est dissoute.
William Charles White (1873-1960) devient évêque de la province de Honan en 1909 et s’installe à Kaifeng ; il y restera vingt-cinq ans. De retour au Canada, il sera nommé conservateur de la collection d’Asie orientale au Musée royal de Toronto. On lui doit un ouvrage très documenté : ‟Chinese Jews”. Il écrit : ‟Pendant vingt-cinq ans, je vécus dans leur ville de Kaifeng, leur rendis visite et les reçus dans ma propre demeure. Ils furent mes amis. Cette fréquentation demeura néanmoins décevante, pour ce que nulle étincelle d’intérêt quant à leur histoire et au divin héritage d’Israël ne put jamais être allumée en eux ; ils n’étaient plus juifs, pas plus fidèles d’une religion que membres d’une communauté.” Soucieux de préserver les témoignages du judaïsme de Kaifeng, il fait placer avec l’aval des familles juives les stèles de 1489, 1512 et 1679 dans l’enceinte de la mission anglicane. La stèle datée de 1663 a déjà été perdue. Il s’efforce de restructurer une communauté moribonde, mais ‟nulle étincelle d’intérêt ne put être allumée pour le passé glorieux et l’avenir prophétique d’Israël.” En 1924, la ‟Society for the Rescue of the Chinese Jews” est tirée de sa léthargie. On évoque l’ouverture d’une école destinée à enseigner aux enfants de Kaifeng les fondements du judaïsme. Le projet n’aboutira pas et la ‟Society for the Rescue of the Chinese Jews” mettra définitivement la clé sous la porte. D’autres voix s’élèveront pour faire revivre cette communauté, aucune ne sera entendue. Et les Juifs de Kaifeng disparaîtront par assimilation ainsi qu’en témoignent les voyageurs dès la fin des années 1930.
Ci-joint, un très riche lien intitulé ‟The Kaifeng Stone Inscriptions Revisited” de Tiberiu Weisz :
http://www.covenant.idc.ac.il/en/vol1/issue3/kaifeng-stone-inscriptions-revisited.html#bio
(à suivre)