“Au cours des trois dernières années, sur toutes les routes que j’ai parcourues, dans le fracas assourdissant de centaines de batailles, il y a toujours eu une symphonie douce et suave, plus intense que le bruit des bombes et des balles, de la foudre et du tonnerre, qui résonnait dans mon cœur : c’est la voix du Nord que j’aime, de maman, de papa, de mes sœurs et de tous. Le bruissement des arbres dans la rue Đại La, le clapotis des vagues sur la rivière Rouge, la rumeur de la capitale où se mêlent tous les bruits d’une vie intense. Tous ces sons retentissent encore en moi, infiniment” note Đặng Thùy Trâm, le 19 mai 1970, quelques semaines avant sa mort.
Image extraite du film “Don’t burn” (“Đừng Đốt”) de Đặng Nhật Minh, inspiré des carnets de Đặng Thùy Trâm .
J’ai le livre devant moi, l’édition française chez Philippe Picquier. Frederic Whitehurst confesse quelque part qu’il tomba amoureux de Đặng Thùy Trâm à mesure qu’il lisait ses carnets, à mesure qu’il cherchait à en savoir plus sur cette femme tuée en pleine jeunesse. Je sais qu’il ne force pas la note : on peut réellement tomber amoureux de la sorte. Je le sais pour l’avoir vécu au cours d’une longue enquête à caractère familial suscitée par un passage relevé dans les souvenirs d’un oncle, membre de l’Organisation de Résistance de l’Armée (O.R.A.) puis soldat à la 2e D.B. Il y était question d’une jeune femme, son premier amour que j’ai longuement tenté d’identifier. Combien de nuits ai-je passées devant l’écran à croiser des indices, à écrire des courriers ? Une nuit, la dernière pièce du puzzle se mit en place avec une clé que je n’avais pas encore utilisée sur The Central Database of Shoah Victims’ Names de Yad Vashem. Je sus alors que cette jeune femme était Marianne Cohn, assassinée à vingt-deux ans, début juillet 1944. Marianne Cohn, membre du Mouvement de Jeunesse Sioniste (M.J.S.), passeuse d’enfants entre la France et la Suisse. Cette expérience m’a probablement aidé à éprouver pleinement l’histoire de Frederic Whitehusrt.
La lecture de ces carnets n’a fait que confirmer mon admiration pour le peuple vietnamien, par-delà cette guerre civile que fut la deuxième guerre d’Indochine. Je comprends tout le trouble qu’éprouva le soldat sud-vietnamien Nguyễn Trung Hiếu lorsqu’il se mit à feuilleter ces carnets dans l’hôpital de campagne dévasté. Il en fut si troublé qu’il demanda à son supérieur, Frederic Whitehurst, de ne pas les brûler : “Fred, don’t burn this. It has fire in it already.” La tonalité de ces carnets m’a replacé dans certains moments d’un voyage au Vietnam, au Musée des Beaux-Arts de Hanoi surtout. Il y a bien une similitude de tonalité entre ces carnets et nombre de peintures, dessins et gravures qui figurent dans la section de l’art vietnamien du XXe siècle.
Créé en 1966, le Musée des Beaux-Arts de Hanoï est installé dans ce qui fut l’internat Jeanne d`Arc, un lycée de jeunes filles du temps des Français. Il s’organise suivant cinq sections : art de la préhistoire, art vietnamien du XIe siècle au XIXe siècle, art vietnamien du XXe siècle, arts populaires, art de la céramique au Vietnam.
Je me revois donc au Musée des Beaux-Arts de Hanoï, dans la section qui m’a le plus appris sur le Vietnam, avec ces œuvres qui célèbrent la lutte d’un peuple. Leur spontanéité m’a surpris. Rien à voir avec celles du réalisme-socialiste que j’avais détaillées dans les musées russes, principalement à Moscou, des œuvres qui semblaient congelées. Rien de tel avec les artistes engagés vietnamiens, avec leurs traits d’une belle spontanéité, leurs couleurs lumineuses et transparentes. Les femmes y sont très présentes, en tant que modèles mais aussi en tant qu’artistes. Un thème revient souvent, la piste HồChí Minh, avec son activité de fourmilière, ses centres de stockage, ses postes d’entretien et de réparation, ses hôpitaux, ses infirmeries, ses porteurs, ses bicyclettes capables de porter des charges inhabituelles. La piste HồChí Minh, soit un dense réseau de routes et de chemins souvent abrupts et sinueux dans une végétation extraordinairement dense. Cette piste fut donc célébrée par les artistes vietnamiens du Nord, et à raison : ce qui est devenu un symbole était bien une colonne vertébrale, un réseau vital. L’émotion que j’ai éprouvée devant nombre de ces œuvres rejoint celle que j’éprouve en lisant ces carnets écrits par une jeune femme qui force le respect et l’admiration.
Tandis que j’écris ces lignes, un souvenir me revient. C’était à Hanoï, la ville de Thùy, sa ville bien-aimée. C’était au Musée de Hồ Chí Minh, à deux pas du mausolée où repose la momie. Un jeune guide s’approcha de moi et me demanda poliment s’il pouvait m’accompagner. A chaque étape de cette visite, il ne disait que quelques mots puis il se reculait pour me laisser regarder. Avant de prendre congé, il me demanda ce que je pensais de son pays et du socialisme. Je ne voulais pas le blesser, je ne voulais pas lui mentir. Je lui dis que je n’avais guère de sympathie pour les régimes communistes (un euphémisme) mais que je respectais et admirais le peuple vietnamien, un grand peuple, un très grand peuple. Je flattais ainsi son patriotisme sans faire l’éloge du communisme. Je lui rappelai que ce furent les troupes vietnamiennes qui parvinrent à casser l’effroyable mécanique mise en place par les Khmers rouges. Je lui dis que l’oncle Hồ m’était plus sympathique que Staline ou Mao. Et à présent que j’ai lu ces carnets sauvés du feu, je répéterai ce que je lui ai dit, avec encore plus de détermination. Mon guide m’a regardé en mettant sa main sur mon épaule, chose peu courante au Vietnam ; j’ai fait de même.
Des Vietnamiens se protègent d’un sniper vietcong à côté d’un parachutiste américain. Une photographie de Horst Faas prise le 1er janvier 1966, près de Bao Trai.
Đặng Thùy Trâm appartenait à un milieu bourgeois de Hanoï. La famille ne vivait pas pour autant dans l’opulence, loin s’en faut. Ses carnets rendent compte de son amertume et de son découragement vis-à-vis du Parti, ainsi que de ses tentatives pour se raisonner car Đặng Thùy Trâm se raisonne volontiers au fil des pages. Elle se fait à la fois son propre juge et son propre avocat, elle se livre à des examens de conscience favorisés par une conscience politique et un amour pour son pays. Le 4 mai 1968, elle écrit : “Ils (deux malades) me demandent pourquoi je ne me bats pas pour mes droits politiques, pourquoi, alors que je mérite d’être un membre du Parti, on ne veut même pas m’accepter dans une section locale du Parti. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? (…) Presque tous mes amis disent : “Trâm mérite vraiment d’être membre du Parti communiste.” Et pourtant je ne suis pas encore sur la liste. Il ne faut pourtant pas que je m’impatiente car plus je m’impatiente, plus je suis malheureuse. Ces moments que je suis en train de vivre sont bien mélancoliques, et pourtant, toutes ces lettres, ces paroles, ces gestes témoignent d’une profonde affection… C’est cette affection qui entretient la flamme qui brûle en moi depuis longtemps. Tous autour de moi m’aiment et me respectent. Alors pourquoi le Parti me traite-t-il avec autant de cruauté et de mesquinerie ?” Le 8 juillet 1968, elle écrit : “Les sentiments des petites-bourgeoises sont toujours compliqués. Il y a une chose curieuse, c’est que je préfère être comme cela plutôt que simple et naïve, cohérente et claire comme une paysanne. J’ai peut-être des sentiments de petite-bourgeoise mais je n’en ai pas le comportement, malgré ce que certains prétendent. Comment peut-on m’accuser d’avoir un comportement petit-bourgeois alors que je suis capable de m’intégrer et de me fondre dans la masse des gens ordinaires ?” Le 20 août 1968, elle écrit : “Je viens de rédiger une demande d’adhésion au Parti. Peu de raisons d’être satisfaite mais beaucoup de me sentir frustrée. Pourquoi l’accès au Parti d’une petite-bourgeoise doit-il toujours être semé de ronces ? Certes, la classe sociale est un problème, mais une chose est claire : certains responsables mettent leur veto à mon admission avec des critiques mesquines.” Les propos dans le genre sont nombreux. Précisons que l’on pouvait tout de même être une “petite-bourgeoise” dans le Nord-Vietnam sans être pour autant liquidée. Le communisme vietnamien n’a pas donné dans l’épouvante à laquelle le Kampuchéa démocratique soumettra le peuple cambodgien entre 1975 et 1979, ou dans l’épouvante maoïste. Et je ne prétends pas dresser un tableau idyllique du régime communiste vietnamien, négliger les camps de “rééducation” ouverts par le régime de Hanoï et les milliers de massacrés “petits-bourgeois” à Huế, lorsque la ville passa momentanément sous le contrôle du Vietcong au cours de l’offensive du Têt.
Ces carnets constituent un témoignage des plus précieux sur une longue guerre qui, redisons-le, fut aussi et d’abord une guerre civile, activée par la Guerre froide. Ils sont une sorte de guide où l’auteur s’adonne à des examens de conscience qui lui permettent de ne pas sombrer dans le désespoir. Son amour pour sa famille et pour sa patrie, une patrie divisée (suite aux accords de Genève, le 20 juillet 1954) en guerre depuis une génération, son respect pour le Parti et la camaraderie ne cessent de la soutenir. Thùy se porte vers ces amers lorsque le danger se rapproche où lorsqu’elle perd des camarades. L’autocritique, telle qu’elle la pratique dans son for intérieur, s’apparente à un exercice religieux destiné à rassembler ses propres forces afin de mieux se consacrer à sa mission.
Đặng Thùy Trâm se défend de la séduction qu’elle exerce. Elle s’étonne même de tant séduire, et nous pouvons être certains que cet étonnement n’est pas feint. Il y a dans ces pages une pureté qui confond et qui semble parfois irréelle. Il est sans cesse question de rapports frère / sœur, deux mots qui doivent être envisagés dans leur sens générique. Le 17 avril 1969, elle écrit : “Je suis assise à côté de mon jeune frère. Sa respiration difficile et son corps brûlant de fièvre sous cette mince couverture emplissent mon cœur d’amour et d’une compassion infinie. Je veux le tenir contre moi pour prendre une part de sa fatigue, je veux le dorloter comme une mère dorlote son enfant qui souffre. Ces élans n’ont rien de condamnable mais… je ne puis agir comme je le veux car dans la vie tout le monde ne peut pas comprendre une affection aussi louable. Il y a des yeux qui nous guettent, des rumeurs pleines de malveillance.” Le 24 avril 1969, elle se raisonne de la manière suivante : “Oh, Thùy, tu as déjà près de vingt-sept ans mais tu n’as même pas la maturité de qui aurait vécu la moitié de ton âge. Il faut te débarrasser de tout ce qui est trop romantique dans ta façon de voir les choses. Il faut amoindrir la part d’innocence et de pureté dans ton cœur. Il faut y ajouter plus de calcul et de vigilance dans l’action.” De tels passages ne cessent de revenir au fil de ces pages. Il est souvent question d’amour fraternel — comme entre frère et sœur —, un amour qualifié de révolutionnaire, de nature révolutionnaire, un amour pur. Ce qu’elle écrit le 1er mars 1970 mériterait d’être rapporté. Elle compare son amitié — son amour — pour ses patients et ceux qui l’aident aux sentiments de Jean Valjean pour Cosette, à l’amour d’un père pour sa fille, d’un grand frère pour sa sœur. Mais à l’inverse de Jean Valjean, ainsi qu’elle s’empresse de le préciser, elle n’est pas seule, alors que Cosette était tout pour Jean Valjean. Certains hausseront les épaules. Mais je me méfie toujours plus de ces individus revenus de tout parce qu’ils ne sont jamais allés nulle part.
P.S. Le 31 décembre 1969, dans la précipitation (l’ennemi est à ses trousses), Đặng Thùy Trâm dit avoir perdu un sac contenant un poste de radio et une petite trousse avec un outillage spécial. Nous savons par une lettre à sa mère que ce sac contenait aussi quelque chose de bien plus précieux : deux carnets qui précèdent les deux carnets sauvés et publiés.
Marines blessés au cours de l’offensive du Tết, à Huế, début 1968. Une photographie de John Olson pour “Life”
Olivier Ypsilantis