Le caraïsme est une variante religieuse du judaïsme qui se caractérise principalement par une défiance envers le Talmud et un respect exclusif de la loi écrite. Caraïtes, de l’hébreu quaraïm, « ceux qui lisent le texte » : la prééminence est donc accordée à la lecture du texte biblique pour sa propre interprétation. Le refus de la tradition orale rabbinique est partout admis comme la particularité la plus marquée du caraïsme dont les origines restent mystérieuses.
Je ne m’attarderai pas sur les théories qui traitent de leurs origines car elles diffèrent grandement selon qu’on interroge les Caraïtes – leurs divers groupes –, les rabbanites, les chrétiens (catholiques et protestants) ou les érudits. Emanuela Trevisan-Semi esquisse un tableau de ces divers points de vue dans « Les Caraïtes », sous-titré « Un autre judaïsme » (Éditions Albin Michel S.A., 1992, Collection « Présences du judaïsme » (pages 16 à 38). Ci-joint un lien à caractère historique signé André Paul pour les Voyages culturels Clio :
http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/les_caraites_les__protestants__du_judaisme.asp
Le caraïsme se réduit à un groupe toujours plus minoritaire. De par leur dynamique interne, les Caraïtes se sont dispersés dans une vaste aire qui va du Moyen-Orient aux Pays Baltes. On estime leur nombre à 20 000 dans le monde, dont la moitié vivrait en Israël, la plupart originaires d’Égypte. Parmi les enquêtes menées à leur sujet, celle d’une mission italienne (Comité italien pour l’étude des problèmes de populations, CISP) en Europe orientale, en 1934, une enquête particulièrement intéressante puisqu’elle eut lieu dans une aire qui allait être celle de la Shoah. En lien, une notice biographique sur le statisticien italien Corrado Gini qui dirigea cette mission :
http://www.novelguide.com/a/discover/epop_01/epop_01_00163.html
Précisons que les conclusions de cette enquête ont contribué à sauver les Caraïtes de l’extermination. En effet, la politique nazie envers les Caraïtes utilisa les conclusions du CISP sur leur non-appartenance au peuple juif. Dans « I Caraimi di Polonia e Lituania », Corrado Gini avait fait un portrait du Caraïte des plus avantageux, portrait auquel il opposait la caricature du Juif rabbinique (dit aussi talmudique). Ce portrait fut utilisé par les Caraïtes eux-mêmes pour être reconnus comme des non-Juifs auprès des nazis.
Page de garde du Codex de Saint-Pétersbourg, Bible du Xème
siècle qui fut propriété caraïte.
Les origines des Caraïtes restent mystérieuses, redisons-le, et ces derniers surent en jouer pour survivre. Leur pratique religieuse les protégeait puisqu’elle se limitait à la synagogue. Par ailleurs, leurs règles alimentaires étaient beaucoup plus simples que celles des Juifs rabbiniques. Les nazis eux-mêmes s’y perdaient. Des experts du IIIème Reich, spécialistes d’anatomie, de paléontologie, de droit et de philologie sémitique furent sollicités. Ils rédigèrent une somme considérable de rapports, si contradictoires (pour les uns, les Caraïtes étaient des Turco-tartares convertis à une secte juive ; pour les autres, ils avaient un « sang suspect ») que les nazis, dans leur logique aberrante, en vinrent à contraindre des spécialistes juifs, et jusque dans les ghettos, à se pencher sur la question caraïte et à traduire de l’hébreu tout document les concernant. Dans le ghetto de Varsovie, par exemple, ce travail fut alloué à M. Balaban et Y. Schipper. Ce premier qui n’avait cessé de démontrer que les Caraïtes appartenaient au peuple juif modifia ses conclusions, sachant l’usage qui en serait fait. Les nazis connaissaient le rapport du CISP de 1934 et surent jouer avec l’ambiguïté de ses conclusions, selon les intérêts de leur politique. Dans le rapport du CISP supervisé par Corrado Gini, on pouvait lire que les Caraïtes avaient « une part non-négligeable de sang turco-tartare » avec « quelques infiltrations juives » et j’en passe. Tout ce qui pouvait perturber les théories raciales des nazis fut donc poussé de côté par ces derniers, probablement en raison de leurs difficultés grandissantes sur le front oriental : ils savaient que les Tartares avec lesquels ils entretenaient de bons rapports étaient eux aussi des ennemis des Slaves et qu’ils considéraient les Caraïtes comme un groupe turco-tartare, des cousins en quelque sorte. Les nazis obsédés par la question du sang cherchaient à se rassurer par des « preuves de psychologie raciale » en commençant par insister sur la tradition agricole et militaire des Caraïtes qui avaient combattu dans l’armée Wrangel, en 1919.
Des historiens comme Warren Green (dans « The Fate of Oriental Jews in Vichy France ») ont montré que, dans la France de Vichy, les Caraïtes se sont d’abord trouvés dans une situation inconfortable. En effet, Xavier Vallat, directeur du Commissariat général aux Questions juives, les avait déclarés juifs. Il affirmait que les différences entre Caraïtes et Juifs étaient d’ordre religieux et en aucun cas racial. En janvier 1943, les Caraïtes réussirent à être reconnus comme non-juifs grâce à l’Association des caraïsmes en France qui insista, dans un mémoire d’une douzaine de pages rédigé par son porte-parole Simon Kazas, un dentiste issu d’une prestigieuse famille de Crimée, mémoire auquel étaient adjoints des documents dont certains rédigés par des institutions religieuses russes, sur les mauvais rapports entre Juifs et Caraïtes d’une part, et les excellents rapports avec les exilés russes d’autre part. La majorité des Caraïtes de France était originaire de Russie ; ils avaient fui après la prise du pouvoir par les bolcheviques. Ce portrait du Caraïte devait rassurer les Français. Son assimilation aux exilés russes en France, aux Tartares et aux Lituaniens le sauva.
L’étude du caraïsme est malaisée. Dans son livre, Emanuela Trevisan-Semi insiste, tant dans son introduction que dans sa conclusion, sur leurs mécanismes de survie comparables à ceux des marranes, une comparaison intéressante mais à manier avec précaution. L’auteur décrit l’univers caraïte comme une sorte de scénario vu dans un kaléidoscope où les figures se rompent, alternent et se chevauchent. Le caraïsme n’offre de lui-même que des images fragmentées, notamment au sujet de ses origines à propos desquelles les mythes s’agglutinent et se repoussent pour finir par coexister dans la mémoire caraïte. De ce fait, la perception qu’ont les autres des Caraïtes ne peut être que changeante. Les autorités du moment opposèrent volontiers l’image du Caraïte (paré de toutes les vertus) à celle du Juif (chargé de tous les défauts). Les Caraïtes et leurs micro-communautés surent à l’occasion modifier des règles qui ne facilitaient p as leur survie (car trop voyantes), comme les règles alimentaires.
On crut que les Caraïtes allaient disparaître. On évoqua le dernier caraïte. On n’avait pas pris la pleine mesure de leur extraordinaire capacité d’adaptation et de la complexité de leur culture. On a comparé le Caraïte à Gourdoulou, l’écuyer du chevalier dans « Le Chevalier inexistant » (1959), dernier volet de la trilogie « Nos ancêtres » d’Italo Calvino ; Gourdoulou, un homme dont le nom change selon les contrées qu’il traverse mais aussi selon les saisons.
En 1950, le problème de l’application de la loi du Retour se posa aux Caraïtes ; le Gouvernement israélien y répondit favorablement mais après des hésitations. En effet, le passé des Caraïtes d’Europe orientale au cours de la Deuxième Guerre mondiale avait éveillé des soupçons. On savait que les Caraïtes de Crimée, un millier environ, avaient battu en retraite avec les Tartares, jusqu’à Vienne, sur les pas des troupes allemandes. En effet, les Caraïtes qui se présentaient comme partie du peuple tartare avaient même servi dans la Wehrmacht, la Waffen SS et plus de la moitié dans la Légion tartare. Lire à ce sujet l’ouvrage de Warren Green : « The Fate of the Crimean Jewish Communities : Ashkenazim, Krimchaks and Karaites. » Beaucoup d’Israéliens jugèrent que les Caraïtes ne méritaient pas la loi du Retour. Yitzhak Ben-Zvi, qui allait devenir le second président de l’État hébreu, leur répondit par voie de presse que les Caraïtes désireux d’émigrer en Israël étaient des Caraïtes orientaux, d’une parfaite loyauté : ils avaient notamment fondé un centre sioniste en Égypte et avaient soutenu les bataillons juifs de l’armée britannique.
Le statut des Caraïtes en Israël reste ambigu pour diverses raisons, notamment du fait que les règles régissant chez eux le droit personnel ne sont pas identiques à celles des Juifs rabbaniques. L’Association des juifs caraïtes en Israël (dont le siège est à Ramlé) s’est efforcée d’obtenir pour les Caraïtes un statut de communauté séparée mais en vain. Les Caraïtes ne se formalisèrent pas et firent comme si de rien n’était, tant et si bien qu’un modus vivendi finit par s’installer. Présents dans de nombreux secteurs professionnels, en particulier la fonction publique et l’agriculture, ils se sont intégrés plutôt naturellement à la vie israélienne, avec bien moins de difficultés que certaines communautés juives d’Afrique du Nord, les Juifs du Maroc par exemple.
Ci-joint, un article en PDF d’Emanuela Trevisan-Semi de l’Université de Venise intitulé : « L’oscillation ethnique : le cas des Caraïtes pendant la Seconde Guerre mondiale » pour la « Revue de l’histoire des religions » :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1989_num_206_4_2526
Merci. Très intéressant.