A la fin du XIXe siècle, les anarchistes portent en eux l’espoir messianique d’une révolution imminente. Les militants anarchistes orthodoxes ne veulent œuvrer que pour l’anarchie. Aussi la position de Bernard Lazare et de Henri Dhorr leur pose-t-elle problème. Ces deux hommes sont volontiers considérés par les militants comme des égarés.
La question du sionisme confronte les anarchistes à la question nationale, la nation étant pour ces internationalistes la garante de l’ordre bourgeois. Les pères fondateurs de l’anarchisme (à l’exception de Proudhon) avaient pourtant reconnu la nation comme une unité intrinsèque à toute communauté. Il est vrai qu’ils n’en condamnaient pas moins sa forme étatique.
Les libertaires sionistes, très minoritaires au sein de l’anarchisme, ne sont toutefois pas exclus du mouvement où la question du sionisme (en regard de l’anarchisme) reste un sujet de préoccupation. Les arguments des E.S.R.I. (Étudiants Socialistes Révolutionnaires Internationaux) sont repris, notamment dans “L’Encyclopédie anarchiste” parue entre 1930 et 1934 et coordonnée par Sébastien Faure : le sionisme permet aux Juifs d’échapper à l’antisémitisme et il favorise l’égalitarisme par les fermes collectives ; il est vrai par ailleurs qu’il porte préjudice à l’internationalisme et affaiblit le projet révolutionnaire.
Le conflit judéo-arabe de 1936-1939 va radicaliser les positions sur la question sioniste au sein du mouvement anarchiste. Dans “Le Libertaire”, Jules Chazoff (Chazanoff de son vrai nom) attaque le sionisme qu’il accuse ouvertement d’entraver l’élan révolutionnaire. Il faudrait analyser ses articles parus dans le numéro du 18 août 1938, “Quand Israël règne”, et dans celui du 1er septembre 1938, “Les Juifs et la Palestine”. On y retrouve, en germe, ces dénonciations qui viendront de la gauche et plus encore de l’extrême-gauche, dénonciations toujours très actives, plus actives que jamais. Jules Chazoff accuse non seulement le sionisme de porter préjudice à l’idée de révolution mais aussi d’avoir la mainmise sur la Palestine et les Arabes. Peu après, Robert Louzon renchérit et qualifie de ‟colons” les immigrés juifs qui débarquent en Palestine. Les anarchistes juif réagissent. Le Groupe anarchiste juif de Paris, soit une cinquantaine de membres, rappelle, comme l’avait fait Bernard Lazare un demi-siècle auparavant, que le sionisme constitue bien une étape vers l’émancipation, annonciatrice de la révolution.
Une affiche anarchiste éditée au cours de la Guerre Civile espagnole.
Ces débats laissent filtrer deux constantes du mouvement libertaire et, plus largement, ouvrier. L’une, perméable à un certain antisémitisme, mêle anti-judaïsme et anti-capitalisme ; l’autre rejette a priori les minorités nationales, et pas seulement le nationalisme juif, un rejet activé chez les libertaires français par un jacobinisme latent, à peine conscient.
La création de l’État d’Israël va susciter de nombreux débats chez les anarchistes. La défiance qu’éprouvent les membres du Groupe anarchiste juif de Paris par rapport à l’État (à cet État en l’occurrence) va être estompée par leur sympathie pour les kibboutzim. Certains d’entre eux partent même pour Israël. Mais ce groupe fonctionne plus comme une amicale que comme un parti politique. Il est marginal au sein du mouvement libertaire. Ses militants qui communiquent leurs analyses et impressions sur la situation en Israël et dans les kibboutz le font à titre individuel.
Parmi les militants anarchistes les plus originaux, Louis Mercier (l’un des nombreux pseudonymes de Charles Cortvrint), un non-Juif qui est par ailleurs l’un des militants les mieux informés sur la situation au Proche-Orient pour y avoir séjourné. Ci-joint, un lien PDF qui retrace la vie mouvementée de ce militant atypique :
http://plusloin.org/acontretemps/n8/LMV-Itineraire..pdf
On peut notamment lire dans ce lien extrait du N° 8 de “A Contretemps” et signé José Fergo : “La France de l’après-guerre, Louis Mercier va la vivre à Grenoble comme journaliste au “Dauphiné libéré”. Les temps ont changé, et d’abord pour l’anarchisme qui a perdu pied dans un monde où la subversion n’est plus à l’ordre du jour. Marianne Enckell écrit : “Il y a moins de dix ans que les communistes aux ordres de Staline ont écrasé la révolution espagnole. Dans l’immédiat après-guerre, ils occupent en France et ailleurs des postes ministériels et sont présents dans la presse, le monde syndical et intellectuel.” Pour l’anarchisme, c’est une longue traversée du désert qui commence. L’alternative qu’il choisit, avec d’autres minorités révolutionnaires, c’est “tenter de maintenir une politique ouvrière autonome”, pour reprendre la formule de Charles Jacquier. Cette alternative est sans doute logique, mais elle plus théorique que pratique. Le “ni l’Est ni l’Ouest” ne tient pas longtemps devant la logique des blocs. Pour Louis Mercier, cette position risque de mettre l’anarchisme définitivement hors course pour incapacité à saisir le monde tel qu’il est devenu. C’est le combat contre les visées hégémoniques du stalinisme et sa mainmise sur le mouvement ouvrier qui lui semble prioritaire. Il n’est sans doute pas le seul anarchiste à le penser, mais il en tire quelques conclusions pratiques dont on lui fera longtemps grief.” Louis Mercier s’efforce de rester fidèle à la pensée libertaire tout en informant les militants de la complexité de la situation, ce qui ne plaît pas à nombre d’entre eux qui préfèrent s’en tenir à des schémas préétablis, à l’orthodoxie libertaire, “au vieux discours anti-étatique archétypal et normatif de l’anarchisme”, ainsi que l’écrit Sylvain Boulouque.
Louis Mercier avance donc la thèse d’un “troisième front”, capable de s’opposer aux impérialismes de l’Ouest et de l’Est, surtout de l’Est. Car pour cet anarchiste fort de l’expérience espagnole, le principal ennemi est Staline. Il écrit : “Pendant des années, les communistes ont mené une campagne contre les « fascistes » juifs, disciples de Jabotinsky, mais aujourd’hui ils donnent une grande place à l’action de l’Irgoun Zvai Leumi dirigée contre la Grande-Bretagne. Toute lutte contre Londres est présentée par Moscou comme une lutte « progressiste ».” A ce propos, on peut constater que la marque de Moscou reste forte puisque Jabotinsky est encore perçu comme un “fasciste” selon la terminologie stalinienne.
Les kibboutzim suscitent toutefois bien des espoirs chez nombre d’anarchistes. “S’étant toujours intéressés aux expériences de travail collectif et aux modes de vie alternatifs conçus comme autant de lieux d’expérimentation de la société future, les libertaires se passionnent rapidement pour les kibboutzim” écrit Sylvain Boulouque. Il faut lire “Les collectifs palestiniens” de George Woodcock et “Les communes libres en Israël. Leur caractère, leur vie” de Jean Maline (publiés dans “Le Libertaire”) pour prendre la mesure de l’enthousiasme suscité chez les anarchistes. L’expérience des kibboutzim incite d’anciens combattants de la Guerre Civile espagnole à partir s’installer dans des kibboutz. Tel est le cas de Joseph Ribas qui dit y retrouver le même mode de vie que dans les fermes collectivisées d’Espagne.
Des membres du kibboutz Ein Harod (Nazareth) dansent la hora, en 1936. Ce kibboutz fondé en 1921 est le premier grand kibboutz du pays.
Parmi les témoignages d’anarchistes relatifs à la vie dans les kibboutz, celui d’Augustin Souchy raconte un séjour en Israël, en 1952, dans un livre intitulé “Le Nouvel Israël, un voyage dans les kibboutz”. “Le Combat syndicaliste” publie une série d’articles intitulée “Impression d’Israël”, des articles empreints de sympathie pour les réalisations communautaires et les acquis sociaux de la Histadrout : l’Association générale des travailleurs de la Terre d’Israël. Cette profonde sympathie est un facteur déterminant dans la reconnaissance de l’État d’Israël par nombre d’anarchistes, anti-étatiques et internationalistes comme il se doit. C’est bien par ce biais que les anarchistes juifs sont, d’une certaine manière, parvenus à conjuguer leur identité culturelle et leur engagement idéologique.
Bravo pour ce travail, faut pas s’arrêter là, continuez !