Je me pose encore la question : comment concilier une inclinaison anarchiste — une méfiance a priori envers l’État — et une irrémédiable sympathie pour Israël, pour l’État d’Israël, une inclinaison et une sympathie qui sont miennes ? Car enfin, pour l’anarchiste l’État n’est-il pas le monstre à abattre ? Cette question m’a amené à étudier les rapports entre anarchisme et sionisme ainsi que certains penseurs juifs (à la fois anarchistes et sionistes), à consulter journaux, revues et livres ; parmi ces derniers, je recommande l’excellente étude, fruit d’un travail collectif sous la direction d’Amedeo Bertolo, “Juifs et anarchisme”. “Une étrange et magique rencontre… C’est ainsi qu’Amedeo Bertolo définit dans son introduction la convergence – entre la fin du XIXe et la moitié du XXe siècle – de deux traditions que l’on aurait tendance à considérer comme étrangères l’une à l’autre. Mais il suffit d’évoquer les noms de Bernard Lazare, de Gustav Landauer, de Franz Kafka, de Gershom Scholem, d’Emma Goldman et de tant d’autres pour prendre conscience de la réalité complexe d’une telle rencontre mais aussi de sa richesse qui a influencé durablement le mouvement ouvrier international, les expériences communautaires en Argentine, aux États-Unis ou en Israël, mais également, et en retour, le judaïsme moderne, ouvrant la voie à ce qu’il convient d’appeler sa version “laïque”. Ce volume, issu d’un colloque tenu à Venise en 2000, retrace l’histoire de cet “anarcho-judaïsme” ou “judéo-anarchisme”, de ses figures emblématiques et des débats qu’il a suscités, notamment lors de la création de l’État d’Israël, autour de la question du nationalisme.”
La librairie “L’Insoumise”, boulevard Saint-Laurent, à Montréal (Québec).
Lors de mon dernier passage à Montréal, j’ai fureté dans la librairie “L’Insoumise”, sur le boulevard Saint-Laurent. “L’Insoumise” ? C’était l’un des surnoms donnés à Louise Michel. J’en suis reparti lesté de documents parmi lesquels un numéro de “A Contretemps” (Bulletin de critique bibliographique) intitulé “L’anarchiste et le juif, histoire d’une rencontre”.
On sait qu’à la suite de l’affaire Dreyfus, qui marqua la naissance du sionisme politique, les débats gagnèrent en intensité dans le mouvement anarchiste, notamment sur la question nationale que son idéologie tendait à dédaigner ou à envisager avec hostilité. Bernard Lazare, un théoricien du sionisme dans une perspective libertaire, va préciser la question du rapport entre anarchisme et sionisme. A l’occasion d’une conférence prononcée le 6 mars 1897, devant l’Association des étudiants israélites russes, Bernard Lazare formule le concept de nation juive et son espoir d’une société meilleure, à travers une confédération de groupements libres “dans lesquels la distribution de la richesse et les relations du travail et du capital seront tout autres qu’elles ne sont aujourd’hui.” Cette préoccupation en cache une autre, plus profonde, prioritaire, la lutte contre l’antisémitisme. Selon Bernard Lazare, l’affaire Dreyfus ne doit laisser aucun Juif indifférent. Il juge qu’une telle indifférence équivaut à de l’abjection morale. L’antisémitisme impose des devoirs aux Juifs qui doivent non seulement avoir une conscience aiguë de l’antisémitisme mais également le refuser en partant pour une terre libre où le peuple juif recouvrira ses droits collectifs. Pour Bernard Lazare, la volonté de créer un État juif, en Palestine, et l’internationalisme ne sont pas irréconciliables.
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Ci-joint, deux liens proposés par André Lévy, philologue et chercheur en langues anciennes. Ces deux liens se rapportent à Charles Péguy, auteur de pages magnifiques sur Bernard Lazare, son ami. Je ne puis penser Charles Péguy sans penser Bernard Lazare et inversement, ce qui explique la présence de ces liens, ici. Respectivement : “Charles Péguy : le juif sait lire la parole de D.ieu” et “Charles Péguy : les antisémites ne connaissent pas les juifs” :
http://www.dailymotion.com/video/xbs2ns_charles-peguy-le-juif-sait-lire-la_webcam
http://www.dailymotion.com/video/xbrylu_ch-peguy-les-antisemites-ne-connais_webcam
Je me permettrai un mot, suite à la diatribe de Charles Péguy, une diatribe courageuse mais qui sépare trop catégoriquement les pauvres des riches, les Juifs pauvres des Juifs riches, comme si ces derniers étaient nécessairement dénués des nobles qualités qu’il énumère. Des riches peuvent être des pauvres, pauvres de cœur au sens où l’entendent les Évangiles. Oublions Charles Péguy. Je note que le Juif a été si férocement associé à l’argent (et la chrétienté est en grande partie responsable de cet état de chose) que les non-Juifs peuvent se livrer aux pires malversations sans que leur origine soit attaquée, explicitement ou implicitement, tandis qu’une malversation commise par un Juif retombera toujours, et comme mécaniquement, sur les Juifs. Souvenez-vous de l’affaire Stavisky et, plus récemment, de l’affaire Madoff. On me pardonnera cette parenthèse qui soulève la question du rapport de la majorité aux minorités, question qui dépasse le cadre de cet article.
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Bernard Lazare (voir “Le nationalisme juif”) qui parvient à concilier sionisme et libertarianisme va être l’initiateur d’une réflexion chez les militants ; sous son influence, des libertaires vont devenir sionistes. Tel est le cas de Henri Dhorr (Lucien Weil de son vrai nom), rédacteur du “Père Peinard” de 1889 à 1894, avant qu’il ne rejoigne l’équipe du “Libertaire”. Au cours de l’affaire Dreyfus, il affirme un sionisme culturel et incite les Juifs libertaires à s’engager dans cette voie. Dans leur immense majorité, les libertaires prennent la défense du capitaine Dreyfus mais peu d’entre eux affirment leur identité juive et encore moins leur engagement sioniste car il ne cadre pas avec les théories de l’anarchisme. Redisons-le, cette polémique n’engagea que très peu d’individus.
Les convictions sionistes et libertaires de Bernard Lazare suscitent un débat dans la presse libertaire durant six mois. Jean Degalvès ouvre le débat. Il reconnaît que les Juifs tiennent depuis des siècles le rôle de bouc-émissaire, mais il refuse d’admettre une quelconque spécificité à l’antisémitisme. Il estime qu’il fait partie intégrante des sociétés capitalistes et qu’il est instrumentalisé par les dirigeants comme un dérivatif à la révolution ; autrement dit, l’antisémitisme fait office de soupape de sécurité. Cette appréciation n’est pas inepte, elle est dramatiquement limitée. Jean Degalvès repousse toute idée d’une immigration juive en Palestine qu’il estime être un faux-fuyant, une illusion. Ce qui lui importe, c’est l’émancipation humaine. Vaste programme !
Les Étudiants Socialistes Révolutionnaires Internationaux (E.S.R.I.) publient un rapport intitulé “Antisémitisme et sionisme” pour le Congrès ouvrier révolutionnaire international de 1900. Ils refusent toute alliance avec les antisémites — “Marcher avec les antisémites, c’est s’engager aussi dans le nationalisme” —, ils refusent par ailleurs l’immigration en Palestine qu’ils assimilent sinon à de la lâcheté du moins à de la faiblesse. Ils tentent également de minimiser l’importance du sionisme et déclarent : “Nous ne sommes pas sionistes parce que l’émigration des Juifs diminuerait la masse prolétarienne active. Enlever les prolétaires juifs à la cause révolutionnaire, c’est enlever à cette cause un de ses éléments les plus énergiques, les plus intelligents, les plus conscients.”
L’intervention de Henri Dhorr avec son article paru dans “Le Libertaire” et intitulé “Le droit d’être juif” active la polémique. Comme Bernard Lazare, Henri Dhorr refuse “la disparition de l’antisémitisme par la suppression des juifs”, autrement dit, la suppression par assimilation. De plus, Henri Dhorr a la lucidité de faire un parallèle entre les révolutionnaires et les antisémites qui, les uns et les autres, visent à la suppression du judaïsme, soit par anticléricalisme soit par antisémitisme. Il s’en prend avec une même lucidité aux libertaires qui prétendent que “quand on appartient à la grande famille révolutionnaire (…) on n’appartient à aucune race spéciale, on n’est ni juif, ni aryen, on est homme tout simplement.” Selon Henri Dhorr, cette déclaration qui nie tout particularisme nie pareillement la spécificité de l’antisémitisme. Il est dommage que cette belle lucidité exercée à la fin du XIXe siècle ne soit pas plus active en ce début XXIe siècle, chez les gens de gauche, tant juifs que non-juifs. Certains Juifs de gauche feraient bien de méditer l’enseignement de Bernard Lazare et de Henri Dhorr qui déclarait : “Mon droit d’être juif, c’est mon devoir de dire que je le suis.” Ces deux Juifs de gauche considèrent qu’il y a des priorités et qu’elles ne peuvent être balayées au nom de la lutte finale et du genre humain. Peu après l’intervention de Henri Dhorr paraît dans “Le Journal du peuple” un article de Ludovic Malquin. Il y critique la position de Henri Dhorr en commençant par nier la spécificité culturelle du judaïsme et en comparant la solidarité juive à une solidarité de type militaire, obstacle à l’avènement de l’anarchisme. Le bonhomme refuse par ailleurs de reconnaître que les Juifs sont victimes d’une oppression spécifique. Dans ce numéro du “Journal du peuple” paraît la réponse de Henri Dhorr à Ludovic Malquin, réponse par laquelle il réaffirme son appartenance au peuple juif tout en prêchant l’athéisme.
(à suivre)
bonjour
Pour répondre en partie à votre question “anarchisme et Etat d’israël” j’attends avec intérêt la publication de la suite de votre article. Je suis très content que vous ayez pu trouver à Montréal un exemplaire de ce numéro d’A contretemps dans lequel j’ai publié “Questionnements sur et autour d’un ouvrage” http://acontretemps.org/spip.php?article263 qui concerne une lecture critique du livre dont vous parlez. J’ai d’autre part collationné tous les articles soit sur l’antisémitisme soit sur Israël/Palestine sur mon site : http://mestextes.trusquin.net/spip.php?page=recherche&lang=fr&recherche=juifs.
tout est à discuter.
bonnejournée
Pierre
bonjour, et bravo pour cet article intéressant.
En revanche je n’ai pas été enthousiasmé à la lecture de l’étude parue sous le titre “Juifs et anarchisme” et que j’ai même trouvée parfois très, très élucubratoire. Il est certain que l’anarchisme, aux origines voire plus tard, présenta un aspect messianique qui pourrait expliquer son attrait sur des militants juifs, et non des moindres (même le très-oublié Henri Dhorr était en son temps le meilleur orateur du mouvement français, derrière Sébastien Faure). Mais ces militants juifs, même s’ils affichaient leur “origine”, étaient pour la plupart -à commencer par Emma Goldman- très anti-religieux, quand ce n’étaient pas de solides mangeurs de rabbins, tout aussi revendiqués…
Bien entendu chaque cas -individuel- est particulier, et il faut aussi tenir compte des particularités locales : un cas extrême étant celui des Etats-Unis et de la proximité des camarades italiens avec les ‘compagni ebrei’…
Mais pour ma part j’aurais plutôt tendance à adopter une explication plus simple et à attribuer la proximité, ici rappelée, à une solidarité face à l’oppression.
cordialement