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Le sionisme

Le mot « sionisme » et dérivés ont une connotation négative dans bien des têtes qui ignorent par ailleurs tout de son histoire. Mais comme en la matière les préjugés tiennent lieu de connaissance… Cette connotation conduit ce mot à se retrouver en compagnie de mots tels que « impérialisme », « colonialisme », « racisme », etc.

Dans une conférence donnée le 1er octobre 1975 et intitulée « The Achievement of Zionism », Isaiah Berlin insiste sur les effets ambigus de l’émancipation des Juifs sous l’action des Lumières, un processus qui, paradoxalement pourrait-on dire, place les Juifs dans une situation extraordinairement inconfortable, l’air de rien. Ils s’émancipent alors que les nationalismes activés par la Révolution française et son enfant l’Empire napoléonien s’affirment tout au long du XIXème siècle. Ainsi, et pour reprendre l’image de Sir Lewis Bernstein Namier, « the great frozen mass of the Jewish began to melt under the rays of the Enlightenment ». Ce processus ne touche cependant pas tout le monde juif ; il ne touche que superficiellement les Juifs d’Europe orientale. Par ailleurs, des Juifs participent aux mouvements révolutionnaires dirigés contre un régime oppressif, un régime qui a fait du pogrom un outil de gouvernement en mettant sur le dos des Juifs sa propre incurie, en les instrumentalisant afin de donner un exutoire aux revendications du peuple. D’autres Juifs militent pour l’émancipation nationale (du peuple juif), soit le sionisme. L’émigration n’est alors pas vraiment une solution car leur condition de Juifs les suit – leur colle à la peau si je puis dire –, une condition qui partout ailleurs et à tout moment peut leur être reprochée d’une manière ou d’une autre. L’assimilation, un choix séduisant pour certains, n’est donc pas exempte de dangers, comme ne l’est pas le refus de l’assimilation. Dans tous les cas, la condition juive s’avère bien inconfortable voire franchement dangereuse en cette période initiée par les Lumières.

Le peuple juif est un peuple à l’histoire plusieurs fois millénaire ; mais qu’en est-il de leur volonté de constituer un État qui soit vraiment leur, une volonté qui ne remonte qu’au XIXème siècle selon Isaiah Berlin ?

Lors de leur expulsion de la Péninsule ibérique (Espagne, 1492 ; Portugal, 1496), la Palestine n’est qu’une région vide ou presque, une province parmi tant d’autres dans l’immense Empire ottoman. Les Juifs ne s’y rendent pourtant pas, ou en nombre bien limité, ce qui ne doit pas nous faire oublier que la présence juive a été continue, du grand exil suite à l’expulsion des Juifs de Judée en 135, par l’empereur Hadrien, jusqu’à 1948, année de la refondation de l’État d’Israël. Il est vrai qu’en cette fin XVème siècle le concept de nation n’est pas si clairement défini ; il ne le sera vraiment qu’à la fin du XVIIIème puis confirmé tout au long du XIXème siècle qui peut être défini comme le siècle des nations et des nationalismes.

Isaiah Berlin en vient à ce qu’il définit comme the ostrich effect et the oyster effect.

The ostrich effect, soit le refus d’affronter les faits en commençant par déclarer qu’être juif se limite à l’appartenance à une communauté religieuse ; autrement dit, on est juif comme on est catholique ou protestant, point à la ligne.

The oyster effect, soit la croyance en une situation inéluctable, imposée par Dieu afin de faire du peuple juif un peuple exemplaire, ce qui l’expose aux humiliations et aux persécutions. Il ne s’agit pas de rechercher le bonheur mais de rester fidèle à la mission donnée par Dieu à son peuple désigné comme porteur de vérités morales et d’un idéal de justice. Le choix de cette image de l’huître a une explication : l’huître peut produire une perle, « the grit introduced into the oyster causes the desease which ultimately can produce a pearl ». Mais ce cas est rarissime, « one case in a million ». Pourtant, au nom de cette mission, l’huître ne doit pas renoncer à être ce qu’elle est au nom de la recherche du bonheur. Hâtons-nous de préciser qu’une telle attitude n’est pas propre aux Juifs, à certains Juifs.

Concernant l’émigration, les Juifs ne pouvaient trouver un pays où ils étaient majoritaires ; un tel pays n’a jamais existé depuis la dislocation de l’antique Israël par Rome. Il ne renaîtra qu’en 1948, sur les lieux même de la mémoire d’un peuple plusieurs fois millénaire.

Le sionisme sécularise un messianisme religieux. Il pose des questions : Pourquoi n’avons-nous pas ce que les autres ont ? Devons-nous être partout en situation de minorité ? Il y a probablement pour nous une manière de vivre comme les autres, quelque part dans le monde où nous pourrions constituer une majorité ? A l’origine, le sionisme désirait simplement normaliser la situation des Juifs, les ôter à cette inquiétude de minorité plus ou moins tolérée.

Que nous dit Moses Hess, l’un des pères du sionisme ? Que dit-il dans « Rome et Jérusalem » ? Que les Juifs ne sont pas simplement les tenants de certaines croyances religieuses. Moses Hess interpelle et plutôt violemment, car il veut réveiller les Juifs ou, tout au moins, leur arracher leurs œillères. Il leur dit que les non-Juifs ne les haïssent pas à cause de leurs croyances et pratiques religieuses mais parce qu’ils – ces Juifs allemands – prétendaient être exactement comme leurs voisins les non-Juifs. Cette affirmation péremptoire – et lucide – est l’une des racines de son sionisme. Les Juifs de Russie étaient sur ce point plus lucides et pour une raison précise sur laquelle insiste Isaiah Berlin.

Les Juifs de l’Empire russe se trouvent alors concentrés en grandes communautés (voir la zone de résidence créée en 1791 par Catherine II). Ils constituent de vastes groupes homogènes. En Europe de l’Ouest les Juifs constituent des communautés moins nombreuses, plus diluées, et nombre d’entre eux sont isolés au milieu des non-Juifs, d’où la grande faiblesse de l’idée nationale – du sionisme. Le sentiment national se développe chez les Juifs avec une force particulière à l’Est de la Pologne et à l’Ouest de la Russie. Ces vastes groupes de Juifs établis en Europe orientale sont homogènes en tant que tels et hétérogènes à leur environnement, « except perhaps about the edges where there was assimilation and evaporation. »

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Il est question de Max Nordau et de Moses Hess (voir « Rome et Jérusalem ») dans cet article, j’adjoins donc quelques repères concernant ces deux figures du sionisme des origines, antérieures à Theodor Herzl.

Max Nordau (Simon Maximilian Südfeld) naît en 1849 à Pest (alors dans l’Empire austro-hongrois). En 1873 il déménage à Berlin et change son nom en Max Nordau, avant d’être envoyé à Paris comme correspondant de Die Neue Freie Presse. Il y passera la majeure partie de sa vie. Son œuvre majeure « Entartung » (« Dégénérescence ») est une attaque à caractère moralisateur contre l’art dit « dégénéré », ainsi qu’une polémique contre certains effets liés aux transformations sociales comme l’urbanisation et ses conséquences sur la santé. L’argument central de ce livre est que la société et ses membres sombrent dans une dégénérescence dont l’art rend compte et qui la confirme. Avec l’affaire Dreyfus, Max Nordau adhère au mouvement sioniste et en devient l’un des plus éminents dirigeants. Il est le fondateur avec Theodor Herzl de l’Organisation sioniste mondiale. Lors du deuxième congrès sioniste il dénonce la décadence physique des Juifs et milite pour un « judaïsme des muscles » (Muskeljudentum), pour un Juif souple et endurant comme aux temps bibliques. Cet appel est entendu et des associations sportives juives voient le jour. En 1920 il élabore un projet d’émigration de 600 000 Juifs de l’Europe de l’Est vers la Palestine dans le but d’y établir une majorité juive et éventuellement un État juif souverain. Pour financer ce projet particulièrement ambitieux, il propose de lever un emprunt parmi les Juifs ; mais il ne reçoit qu’un très faible soutien et doit renoncer à ce projet. Il décède à Paris en 1923.

Moses (à l’origine Moritz) Hess (1812-1875) participe très activement au vaste mouvement d’assimilation avec de nombreux jeunes Juifs (avant la grande désillusion qui suit 1848). Il tourne le dos au judaïsme pour le socialisme et rien que le socialisme. Comme Karl Marx, il considère le Juif comme un capitaliste et un exploiteur. Mais il ne tarde pas à s’éloigner de Karl Marx et Friedrich Engels et se rapproche de Ferdinand Lassalle.

Moses Hess séjourne plusieurs fois en France. Il éprouve une certaine sympathie pour Napoléon III et se montre particulièrement sensible aux aspirations à l’indépendance nationale des peuples d’Europe. Il s’enthousiasme pour les principes de la Révolution française et pour Spinoza. Il considère que la libération de Rome, symbole de l’unité et de la liberté italiennes, annonce celle de Jérusalem. La France qui a soutenu l’Italie doit également soutenir le peuple juif en Palestine. Moses Hess renoue avec le judaïsme car il considère que le peuple d’Israël est une nation dont il respecte à présent pleinement la religion parce qu’elle participe à la structuration de la spécificité nationale juive. Il dénonce les Juifs « réformés » allemands car il juge que leur volonté assimilatrice est un facteur de dissolution du judaïsme.

En 1862, il publie « Rome et Jérusalem » qu’il dédicace ainsi : « Aux valeureux pionniers de tous les peuples qui luttent pour leur renaissance nationale ». A la différence de Léon Pinsker et de Theodor Herzl, les deux grandes figures du sionisme politique (mais qui appartiennent à une génération postérieure), Moses Hess ne part pas de l’antisémitisme mais de la nécessité intérieure, plus nationale que religieuse, d’un judaïsme socialiste. L’État juif qu’il espère en Palestine doit posséder toutes les terres et organiser le travail, à commencer par le travail agricole.

Pour lui, Spinoza, la Révolution française et les vertigineux progrès des sciences et des techniques font du XIXème siècle « la veille du sabbat de l’histoire ». Le principe des nationalités doit hâter cette évolution, et les Juifs doivent participer à cet élan. Il juge que l’émancipation (dont il est un fervent partisan) fait fausse route lorsqu’elle veut réformer et assimiler le judaïsme qui, plutôt que de chercher l’appui politique des nations pour y survivre (à grand-peine), doit « remettre la nation sur les rails de l’histoire » en s’appuyant sur cette France qui a libéré l’Italie, qui intervient en Syrie et perce le canal de Suez. Moses Hess espère être mieux compris des Juifs religieux (que des réformateurs et partisans de l’assimilation) dont « les prières émouvantes en hébreu expriment partout la douleur de la perte de la patrie juive ».

Moses Hess est l’un des pionniers du sionisme politique moderne. Il désire aider le peuple juif à accomplir sa vocation historique en ayant le courage d’exiger des hommes une patrie, plutôt que de ne la réclamer qu’à Dieu – je paraphrase ses mots. Contrairement à de très nombreux Juifs allemands, il ne regarde pas de haut les Juifs d’Europe orientale et compte essentiellement sur eux pour peupler et développer ce qui est alors la Palestine.

Olivier Ypsilantis

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