J’ai découvert il y a peu et tout à fait par hasard les écrits d’un spécialiste de l’histoire militaire et coloniale africaine portugaise, John P. Cann, officier américain de l’aéronavale. Ses écrits constituent une somme particulièrement importante sur la contre-insurrection menée en Afrique et sur trois fronts (Guinée-Bissau, Angola, Mozambique) par le Portugal, de 1961 à 1974. Parmi ses écrits : « Portuguese Dragoons 1966-1974: The Return to Horseback », « Portuguese Commandos: Feared Insurgent Hunters 1961-1974 », « The Fuzileiros: Portuguese Marines in Africa 1961-1974 », « Flight Plan Africa: Portuguese Airpower in Counterinsurgency 1961-1974 », « The Flechas: Insurgent Hunting in Eastern Angola 1965-1974 », « Brown Waters of Africa: Portuguese Riverine Warfare 1961-1974 ».
Le Portugal est la première puissance coloniale à explorer l’Afrique mais aussi la dernière à la quitter. Petit pays aux ressources modestes, le Portugal a retenu l’attention de cet officier américain. Comme nombre de militaires engagés dans ce type d’opérations, il regrette qu’en dépit des sacrifices et des succès de cette armée les politiques (à commencer par Salazar) se soient entêtés et aient refusé tout accord avec les insurgés, pour beaucoup ouverts au dialogue – et je pense en particulier à Amílcar Cabral que j’évoque sur ce blog dans un article en quatre parties intitulé « La guerre en Guinée portugaise (1963-1974) ».
Les colonies portugaises d’Afrique
Le livre que j’ai devant moi, « Contra-Insurreição em África », est sous-titré « O modo português de fazer a guerra, 1961-1974 ». Son auteur y a travaillé entre 1987 et 1992, alors qu’il participait à des exercices navals en tant que membre de l’état-major responsable du secteur Ibéro-Atlantique de l’OTAN, à Oeiras, Portugal. Tous les officiers portugais avec lesquels travaillait John P. Cann étaient des vétérans des campagnes d’Afrique (1961-1974), une longue guerre ou, plus exactement, trois longues guerres, peu étudiées hors du Portugal. De nombreux documents relatifs à ces campagnes ont été détruits au cours de la Révolution des Œillets, au Portugal même, et un nombre bien plus important a été abandonné et perdu dans les pays concernés au cours du processus de décolonisation. Le travail très rigoureux de John P. Cann est libre de toute idéologie et appréciation à caractère moral, ce que les historiens français ne peuvent généralement s’empêcher de nous servir. John P. Cann a essentiellement travaillé à cette étude à partir d’un très grand nombre d’entrevues auprès d’hommes engagés sur le terrain et de responsables en tout genre diversement impliqués dans la contre-insurrection portugaise en Afrique. Il a ensuite confronté et mis en harmonie ses enquêtes avec les publications tant en portugais qu’en anglais sur cette question. Voir l’abondante bibliographie en fin d’ouvrage, classée par thème et où les entrevues et la correspondance sont en bonne place.
Il ne s’agit donc pas de faire les louanges de la colonisation et du régime de l’Estado Novo mais de prendre note sans passion, comme le font si bien les historiens anglo-saxons, et plus particulièrement britanniques, de la manière dont le Portugal a pu soutenir un tel effort et si durablement.
Le Portugal (un pays modeste à tous points de vue) parvient dès 1961 à mobiliser une armée, à la transporter en Afrique et à y établir de nombreuses bases logistiques. Fait remarquable entre autres faits remarquables, cette guerre a été conduite sans l’appui d’expériences passées : le Portugal n’avait pas tiré un seul coup de feu depuis la Première Guerre mondiale, lorsque l’Allemagne avait envahi le Nord du Mozambique et le Sud de l’Angola.
1961, Angola, début de la Guerra do Ultramar, comme la désigne le régime de l’Estado Novo. La distance Lisbonne-Luanda est par les airs d’environ 7 300 kilomètres. Second théâtre des opérations à partir de janvier 1963, la Guinée, 3 400 kilomètres de Lisbonne. Troisième théâtre des opérations à partir de septembre 1964, le Mozambique, 10 300 kilomètres de Lisbonne. Les questions logistiques sont donc primordiales. Elles ne sont pas une spécificité des guerres coloniales portugaises mais pour l’historien elles méritent une attention particulière considérant les distances et le peu de moyens de la métropole. Le Portugal n’est ni le Royaume-Uni, ni la France et encore moins les États-Unis (voir la guerre du Vietnam). Il s’agit d’un pays extrêmement modeste par sa taille, le nombre de ses habitants et son économie. Après la Deuxième Guerre mondiale, seul le Royaume-Uni eut à affronter trois insurrections simultanées et distinctes : en Malaisie (1948-1960), au Kenya (1952-1956) et à Chypre (1954-1983). Lors de ces deux derniers conflits, le Royaume-Uni eut les plus grandes difficultés à envoyer des troupes.
Non seulement ces trois pays africains sont éloignés du Portugal, ils sont également éloignés les uns des autres. Deux de ces pays sont immenses, comparés au Portugal. Superficie de l’Angola : 1 264 314 km2, avec des frontières de 4 837 km partagées avec trois États. Superficie du Mozambique : 784 961 km2, avec des frontières de près de 4 330 km2 partagées avec six États. Superficie de la Guinée : 36 125 km2, un petit pays, plus petit que le Portugal, mais à la géographie extrêmement complexe qui a entraîné une guerre très particulière comme je me suis efforcé de le montrer dans un article en quatre parties publié sur ce blog et intitulé « La guerre en Guinée portugaise (1963-1974) ». Rappelons simplement qu’environ 20 % de la superficie de ce pays sont soumis à l’action des marées sur l’Atlantique. Ses frontières terrestres sont d’environ 680 km partagés avec deux États. Il faut consulter les cartes de ces trois pays respectifs pour appréhender les difficultés qu’eurent à affronter les Portugais, avec le relief, le climat, l’hydrographie, la végétation.
C’est à la frontière entre l’Angola et le Congo belge que commencent les guerres coloniales portugaises en Afrique. Ce sont plus de deux mille kilomètres de montagnes, de marécages, de forêts et de roselières (caniçais). Le fleuve Congo qui suit une partie de cette frontière peut être traversé sans peine et à n’importe quel endroit considérant la quantité d’îles et l’épaisseur de la végétation, idéal pour les quelque vingt-cinq mille guérilleros que les forces portugaises doivent affronter sur un territoire grand comme la Péninsule ibérique.
Aux diverses spécificités naturelles de ces trois pays s’ajoutent celles de leurs populations respectives. Ainsi en Angola où, selon le recensement de 1960, la population approche les cinq millions d’habitants et où les Noirs (soit 95,2 % de la population) se divisent en quatre-vingt-quatorze tribus, avec neuf groupes ethnolinguistiques principaux, chacune d’entre elles entretenant des rapports particuliers avec le Portugal. Des régions d’Angola se trouvent très faiblement peuplées et permettent aux guérilleros d’opérer à leur aise. Même complexité en Guinée-Bissau et au Mozambique. Il est vrai que cette fragmentation de la population est un problème mais aussi une opportunité pour le Portugal qui sait utiliser ces différences en adaptant son programme psycho-social à chaque ethnie et à chaque tribu.
Le 15 mars 1961, environ cinq mille hommes armés franchissent la frontière de l’Angola en de nombreux points sur une distance de trois cents kilomètres et se livrent à des violences. Leur nombre pourrait avoir augmenté pour atteindre les quelque vingt-cinq mille hommes par le recrutement forcé. Ces incursions et attaques se font à l’instigation de Holden Roberto qui au milieu des années 1950 avait fondé le mouvement indépendantiste la União das Populações de Angola, un mouvement qui a retenu la leçon du Congo belge où la violence avait fini par conduire à l’indépendance. Le nombre des victimes de ces incursions au cours de la première semaine se monte à trois cents Blancs et six mille Noirs mais il a peut-être été de cinq cents Blancs et de vingt mille Noirs. Les attaquants sont repoussés non seulement par les milices d’agriculteurs mais aussi par des Noirs fidèles à leurs employeurs. Lors de ces événements, les forces portugaises en Angola sont de six mille cinq cents hommes dont mille cinq cents Portugais et cinq mille indigènes, des forces dispersées dans tout le pays et aucunement préparées à repousser une telle attaque. L’armée portugaise ne peut envoyer des effectifs suffisants dans la zone de l’attaque que le 1er mai 1961, soit six semaines après les faits ; et ce n’est que le 13 juin qu’elle réoccupe le petit poste administratif de Lukunga.
L’armée portugaise compte alors soixante-dix-neuf mille hommes avec un budget de quatre-vingt-treize millions de dollars ; rien à voir avec ces pays qui avaient été ou sont engagés dans des contre-insurrections, soit le Royaume-Uni, la France et les États-Unis. Le gros des troupes portugaises se trouve alors en Europe, dans le cadre de l’OTAN. Fin 1961, le Portugal déplace quarante mille quatre cent vingt-deux soldats de la métropole vers ses trois colonies d’Afrique, ce qui représente près de la moitié des effectifs de son armée. A la fin de ces guerres coloniales, en 1974, le Portugal dispose de deux cent dix-sept mille hommes, dont cent quarante-neuf mille engagés sur les théâtres africains. Le budget de son armée atteint cinq cent vingt-trois millions de dollars.
En Angola, le gros de la rébellion s’articule en trois mouvements : 1. Le Frente Nacional de Libertação de Angola (F.N.L.A.), initialement connu sous le sigle U.A.P., une force qui aligne près de six mille deux cents combattants basés au Congo belge, un nombre qui restera relativement stable tout au long de la guerre. 2. Le Movimento Popular de Libertação de Angola (M.P.L.A.) qui en 1963 finit par s’établir au Congo-Brazzaville puis en 1966 en Zambie (à Lusaka) afin d’ouvrir un front oriental en Angola. Quatre mille sept cents hommes seraient passés par ses rangs. 3. Le mouvement dissident de l’U.P.A./F.N.L.A., l’União Nacional para a Independência Total de Angola (U.N.I.T.A.), constitué en 1966 avec moins de cinq cents hommes. En Guinée-Bissau, le seul mouvement crédible est le Partido Africano da Indepéndência da Guiné e Cabo Verde (P.A.I.G.C.). Il entre en lice en 1962 et en 1973 ses effectifs s’élèvent à cinq mille hommes des troupes régulières appuyés par mille cinq cents hommes des milices populaires. Au Mozambique, le Frente de Libertação de Mozambique (F.R.E.L.I.M.O.) aligne début 1970 sept mille deux cents hommes des troupes régulières appuyés par deux mille quatre cents hommes des milices populaires. Un peu partout des luttes intestines portent préjudice à l’efficacité de ces mouvements. Je passe sur les détails de ces luttes dont le récit pourrait nourrir un livre épais. Simplement, Eduardo Mondlane, fondateur du F.R.E.L.I.M.O., est assassiné en 1969 ; en 1972 c’est au tour d’Amílcar Cabral, le fondateur du P.A.I.G.C., deux assassinats probablement activés par les services secrets portugais.
Ces quelque vingt-sept mille insurgés répartis dans ces trois pays vont poser un sérieux problème pour le Portugal ; en effet, il lui est difficile de leur interdire d’entrer dans ces pays puis de les y localiser afin de les empêcher de prendre contact avec les populations. De fait, aucune insurrection moderne ne met en scène autant de mouvements nationaux dans des territoires aussi vastes et simultanément sur trois fronts. Par ailleurs, l’économie portugaise est bien faible, rien à voir avec celle des trois pays diversement engagés dans des guerres de contre-insurrection, soit le Royaume-Uni, la France et les États-Unis. Il suffit de comparer le P.I.B. et le P.I.B. per capita de ces trois pays entre 1960 et 1970 à ceux du Portugal. Cette faiblesse économique va conduire le Portugal à gérer ce conflit à sa manière, et tout d’abord en répartissant autant que possible le poids de ce conflit entre la métropole et les colonies et en lui imposant un rythme suffisamment lent pour que les moyens tant humains que matériels ne viennent pas à lui manquer. Ces pratiques de contre-insurrection élaborées par le Portugal peuvent être qualifiées de « modo português de fazer a guerra ».
Les capacités d’engagement du Portugal ne peuvent se maintenir qu’en s’appuyant sur les économies de ses trois colonies. En 1962, le P.I.B. de la métropole est de 2, 88 milliards de dollars auxquels il faut ajouter ceux de l’Angola, 803,7 millions de dollars, du Mozambique, 835,5 millions de dollars, et de la Guinée, 85,1 millions de dollars. Au cours de ces conflits, les économies de ces trois pays se consolident. Le P.I.B. de l’Angola et du Mozambique font plus que doubler au cours des années 1960. A l’exception de la Rhodésie et de la République d’Afrique du Sud, le P.I.B. per capita des colonies portugaises en Afrique au cours de ces guerres est supérieur à celui de tous les autres pays de l’Afrique subsaharienne. Ce fait est parfois oublié, ce qui contribue à rendre difficilement compréhensible la durée de l’engagement de ce petit pays simultanément sur trois fronts lointains et sur d’aussi vastes territoires.
En 1965, le budget de la Défense représente 48 % du budget de l’État portugais. Mais à la fin du conflit, les trois colonies auront contribué à environ 16 % du budget de la Défense. Et n’oublions pas qu’une bonne partie de ce budget est destiné à des programmes sociaux (santé, éducation, agriculture) destinés aux populations locales, des programmes qui contribuent au développement économique de ces pays. En 1960, la population du Portugal avoisine les neuf millions d’habitants et celle de ses trois colonies les douze millions. En 1961, les forces indigènes représentent 14,9 % des forces portugaises présentes en Angola, 26,8 % au Mozambique et 21,1 % en Guinée. En 1974, ce pourcentage est passé à 50 % en Angola et en Guinée et à 54 % au Mozambique.
Ces données brièvement exposées aident à mieux comprendre comment le Portugal a pu maintenir une force armée efficace durant plus d’une décennie sur trois théâtres d’opérations éloignés de la métropole mais aussi les uns des autres. Cette force, soit plus de cent quarante-neuf mille hommes appuyés par des forces paramilitaires deux fois plus nombreuses, soit quelque trois cent mille hommes, un nombre toutefois approximatif considérant la perte et la destruction d’une bonne partie des registres officiels.
Au cours de ces conflits coloniaux, les Portugais bénéficient des expériences britanniques, françaises et américaines en matière de contre-insurrection. Il n’empêche qu’ils doivent aussi improviser, s’adapter à des théâtres d’opérations particuliers et harmoniser une stratégie nationale et des tactiques sur ces trois théâtres, avec leurs particularités géographiques et humaines.
La manière portugaise de conduire ces contre-insurrections peut être résumée en cinq points : 1. La réorganisation de la totalité des Forças Armadas Portuguesas, soit faire d’une force conventionnelle une force adaptée à la contre-insurrection. 2. Le recrutement chez les indigènes et à un niveau exceptionnel, faisant ainsi peser une part substantielle de l’effort militaire sur les colonies elles-mêmes. 3. Le développement des petites unités entraînées à ce type de guerre, imitant ainsi les insurgés et imposant un rythme lent au conflit, avec des coûts maîtrisés. 4. La promotion d’un programme de développement économique et social, contribuant ainsi au développement économique des pays concernés, neutralisant la plupart des arguments des insurgés et augmentant la capacité des colonies à assumer une partie des coûts de la guerre. 5. De vastes opérations psychologiques destinées à donner un sens à la présence portugaise auprès des populations indigènes.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis