La maison d’édition Renacimiento a retrouvé un chapitre et deux articles qui viendront s’intégrer à une nouvelle édition de l’un des plus beaux livres du journaliste sévillan Manuel Chaves Nogales, « Los secretos de la defensa de Madrid », écrit au cours de ses années d’exil à Paris, entre 1938 et les premiers mois de 1939. Les reportages qui constituent ce livre ont été publiés en seize parties dans la revue mexicaine Sucesos para todos, entre le 5 août et le 22 novembre 1938. Dans l’édition antérieure (Editorial Espuela de Plata, colección España en armas, 2011), il manquait un chapitre. Ce document retrouve donc son intégralité. C’est un document essentiel sur ce chapitre de la Guerre Civile d’Espagne et il prend place à côté des meilleurs écrits journalistiques qui s’y rapportent, comme ceux de Max Aub (1903-1972) ou d’Arturo Barea (1897-1957). Manuel Chaves Nogales est journaliste et écrivain. Il a été tiré d’un relatif oubli grâce aux travaux de María Isabel Cintas Guillén.
Manuel Chaves Nogales (1897-1944) photographié à Paris en 1940.
Manuel Chaves Nogales fut l’un des meilleurs chroniqueurs de la IIe République et de la Guerre Civile d’Espagne. Mais surtout, il sût rester indépendant et observer avec ses yeux et non avec ceux d’un parti, d’une cause. Certes, sa sympathie penchait résolument du côté républicain mais il se garda de chanter à tout prix ses louanges. Contrairement à tant d’autres en ces années de feu et de sang, il fût un observateur pur, capable de rendre compte des horreurs commises de tous les côtés. Dans ces années de fanatisme, il fallait avoir les nerfs solides et un tempérament hors du commun pour rester neutre à l’heure de prendre des notes ; c’est ce qu’est parvenu à faire ce Sévillan né dans les dernières années du XIXe siècle.
Ce livre n’est pas un écrit de militant (le militant et ses fièvres qui troublent volontiers sa vision) mais d’observateur. De ce point de vue, Manuel Chaves Nogales se rapproche plus de certains écrivains et journalistes anglais que de ses homologues français qui trimbalent volontiers leurs schémas et cherchent à y faire rentrer le monde, avec leçons de savoir-penser à la clé.
Manuel Chaves Nogales est mort relativement jeune, à l’âge de quarante-sept ans. Il a beaucoup écrit. Dans cette masse d’écrits, deux livres peuvent être lus en priorité : outre « Los secretos de la defensa de Madrid », « A sangre y fuego ». J’insiste : il s’agit d’un travail journalistique de pure observation où l’auteur se garde de patauger dans ses émotions et de nous en éclabousser, se garde de toute véhémence et de toute morale militante, une morale à deux balles dans tous les cas. Il ne départage pas le Bien du Mal, les Bons des Mauvais pour l’édification de ses lecteurs.
Dans le prologue à ce magnifique recueil d’histoires sur la Guerre Civile d’Espagne, « A sangre y fuego », on peut lire (je donne ce passage dans l’original que je vais traduire) : « Me fui cuando tuve la intima convicción de que todo estaba perdido y ya no había nada que salvar, cuando el terror no me dejaba vivir y la sangre me ahogaba. iCuidado! En mi deserción pesaba tanto la sangre derramada por las cuadrillas de asesinos que ejercían el terror rojo en Madrid como la que vertían los aviones de Franco, asesinando mujeres y niños inocentes. Y tanto o más miedo tenía a la barbarie de los moros, los bandidos del Tercio y los asesinos de la Phalange, que a la de los analfabetos anarquistas o comunistas. (…) Y luchando con ellos y conmigo mismo por permanecer distante, ajeno, imparcial, escribo estos relatos de la guerra y de la revolución que presuntuosamente hubiera querido colocar sub specie aeternitatis. No creo haberlo conseguido. Y quizá sea mejor así ». Traduction : « Je suis parti lorsque j’ai eu l’intime conviction que tout était perdu et qu’il n’y avait (plus) rien à sauver, quand la terreur ne me laissait pas vivre et que le sang me suffoquait. Mais attention ! Dans ma désertion comptaient pareillement le sang versé par les bandes d’assassins qui exerçaient la terreur rouge dans Madrid que celle que répandaient les avions de Franco, assassinant femmes et enfants innocents. Et j’avais autant voire plus peur de la barbarie qu’exerçaient les Marocains, les bandits du Tercio, les assassins de la Phalange que celle qu’exerçaient les analphabètes anarchistes et communistes. Et m’efforçant contre eux et contre moi-même afin de garder mes distances, mon indépendance, mon impartialité, j’écris ces récits de la guerre et de la révolution que j’aurais présomptueusement aimé classer sub specie aeternitatis. Je ne crois pas y être parvenu. Et peut-être est-ce mieux ainsi ».
Avant de quitter Madrid pour Valencia puis Barcelona et enfin Paris, Manuel Chaves Nogales emporte dans sa valise les notes qu’il va travailler et qui donneront « Los secretos de la defensa de Madrid ».
Suite à une longue enquête, la maison d’édition Renacimiento a donc pu mettre la main sur l’un des seize textes publiés par la revue mexicaine Sucesos para todos. Par ailleurs, cette nouvelle édition s’augmente en appendice de deux textes inédits (tout au moins dans un livre), deux textes perdus et oubliés dans la masse considérable des publications de Manuel Chaves Nogales dans la presse de son temps, sur des sujets variés, dans différents pays et parfois sous des pseudonymes parmi lesquels : Rita E. Bois ou Eugenia de Larrabeiti. Ces deux reportages placés en annexe ne portaient aucune signature, ce qui explique qu’ils aient été oubliés. Ils avaient été publiés dans la revue mexicaine Hoy, respectivement le 18 mars 1939 et le 20 avril de la même année. Leur titre : « Los días de agonía del Dr. Negrín » et « Cómo cayó Madrid : horas de angustia ». L’analyse des thèmes, de leur traitement et du style, sans oublier l’avis autorisé de la fille de Manuel Chaves Nogales, Pilar Chaves Jones, ont permis d’attribuer ces textes à l’auteur de « Los secretos de la defensa de Madrid » ainsi que l’a déclaré Abelardo Linares, directeur de la maison d’édition Renacimiento, un Sévillan né en 1952, poète et bibliophile, surnommé et à raison « el hombre del millión de libros ».
Parmi les protagonistes de « Los secretos de la defensa de Madrid », le général José Miaja qui, fidèle à la République et à son gouvernement, dirigea la défense de la ville alors qu’ils étaient nombreux à quitter le navire. Manuel Chaves Nogales l’évoque avec une sympathie contenue, loin de tout superlatif. Il souligne sa stature par contraste, en décrivant « los políticos marulleros e irresponsables que tanto habían hecho para acelerar el desastre y que ni en el derrumbe tuvieron un atisbo de nobleza de espíritu y ni siquiera de valor físico » (« les politiques menteurs et irresponsables qui avaient tant contribué à accélérer le désastre et qui alors que tout s’effondrait n’eurent pas un soupçon de noblesse d’esprit ni même de courage physique »), écrit Antonio Muñoz Molina dans son prologue.
Les écrits de Manuel Chaves Nogales sont en tout point admirables et j’invite ceux qui maîtrisent le castillan à le lire dans l’original. Cet homme est fait d’une pièce, son regard est pur et pénétrant. Et il ne s’en laisse pas compter. Ses sympathies vont à la République mais il n’hésite pas à en écorner la belle image. Il se tient loin de tout poncif, de tout slogan, il laisse ce soin à d’autres, si nombreux, qui récitent leur catéchisme. Il rapporte ce qui doit être rapporté, sans effusion, sans ce lyrisme de foire et ces mystiques de pacotille, de toutes ces choses qui se croient jeunes mais qui sont nées avec des rides et des rhumatismes. Le regard pur, le regard de Manuel Chaves Nogales, s’élève aussi contre la fatigue du désabusé et du cynique qui cherchent à se donner un petit air de supériorité et à en remontrer, le désabusement et le cynisme étant envisagés comme la marque même de la lucidité, de celui qui a fait le tour de la question, alors que trop souvent ils ne sont que les symptômes de problèmes digestifs. Bien des journalistes d’aujourd’hui devraient lire et relire Manuel Chaves Nogales. Ce serait pour eux une manière de se laver, de se débarbouiller ; bref, de nous épargner leurs odeurs corporelles…
Cette scrupuleuse édition de Renacimiento a par ailleurs récupéré toutes les photographies ainsi que les dessins de Jesús Helguera qui accompagnaient les publications d’origine dans la presse mexicaine.
Ci-joint, un lien mis en ligne par la maison d’édition Renacimiento, avec notice biographique et publications de Manuel Chaves Nogales :
http://www.editorialrenacimiento.com/autores/172__chaves-nogales-manuel
Et une notice sur l’édition de 2011 de « Los secretos de la defensa de Madrid » par María Isabel Cintas Guillén :
http://manuelchavesnogales.info/bibliografia/bibliografia_MICG_notas_la_defensa_de_madrid.html
Olivier Ypsilantis