Sur la tombe de Rabbi Isaac Ashkenazi Louria, à Safed.
Rabbi Chnéour Zalman commence par insister sur la liberté absolue de l’homme, liberté sans laquelle aucun système éthique ne vaut. C’est pourquoi il fait reposer le principe de libre arbitre sur la doctrine des ‟deux âmes” dans laquelle entre la composante ‟âme divine” qui soustrait une part de l’homme aux contingences du monde et fonde ainsi sa liberté. C’est à partir de cette liberté, et seulement de cette liberté, que l’homme peut désigner et départager le bien et le mal, le bien qui selon la ‟Tanya” est strictement identifiable à la volonté de Dieu (révélée au mont Sinaï). L’acte qui s’inscrit dans le sens du bien (orienté vers Dieu) intensifie le processus d’union ci-dessus décrit ; à l’inverse, l’acte qui s’inscrit dans le sens du mal est facteur de désunion.
La notion d’unité de Dieu est un concept essentiel dans la pensée juive. Rabbi Chnéour Zalman fonde sa démonstration sur les acquis de la Kabbale de Rabbi Itshak Louria qui infléchit la notion de Création envisagée comme simple suite ininterrompue de causes et d’effets, le Créateur étant la cause originelle. Rabbi Itshak Louria (1534-1572) introduit une conception nouvelle, celle du tsimtsoum (ou ‟contraction”), thèse à laquelle Rabbi Chnéour Zalman donne une nouvelle expression : la puissance du Créateur ne se limite pas à la notion d’expansion, elle se manifeste également par la rétention ou la contraction, la ‟contraction” de la lumière divine permettant la création d’entités limitées — dont l’homme —, capables de s’élever graduellement. Le principe d’unité de Dieu est donc complété par l’idée de ‟création continue” qu’affine l’idée de ‟contraction” de la lumière divine.
L’homme qui est inséré dans le monde matériel — le plus bas niveau — a également le pouvoir de combattre le mal et, ainsi, d’édifier ‟une demeure pour Dieu ici-bas”. S’il agit dans ce sens, plus rien ne dissimulera la ‟lumière infinie” et, par voie de conséquence, le mal s’effacera. Ajoutons que Rabbi Chnéour Zalman envisage la spiritualisation de la matière selon un processus cumulatif : les effets de chaque acte ne sont pas immédiatement perceptibles mais le seront lorsque viendra l’accomplissement ultime de l’ère messianique. On constate que le hassidisme assume totalement l’éternelle espérance du judaïsme traditionnel avec la victoire définitive du bien sur le mal.
Comme on l’a vu, l’homme se voit confié un rôle particulièrement ambitieux : il est ni plus ni moins l’associé de Dieu dans sa Création. L’observance de tous les actes rituels (les commandements) est de ce point de vue essentielle : elle constitue la passerelle entre l’homme et le Créateur. Pour Rabbi Chnéour Zalman, tout a été créé pour l’homme. Mais tant pour l’homme que pour l’Univers, quelle sera la fin ultime ? Les kabbalistes reprennent les assertions de Maïmonide à ce sujet mais introduisent un élément particulier : le ‟plaisir” divin engendré par les créatures. L’homme se trouve ainsi placé dans une position de réciprocité par rapport au Créateur, une idée qui n’effraye pas puisque c’est le niveau de Dieu par rapport à la créature qui est concerné et non l’essence divine. Pour Rabbi Chnéour Zalman, l’homme a la capacité de contrôler le conflit que génère sa double nature ; et lorsqu’il rejette un élément négatif de sa personnalité, il suscite le ‟plaisir” attendu par son Créateur et participe à l’entreprise de spiritualisation de l’Univers.
Les 613 préceptes qui définissent la vie rituelle juive sont le vecteur du lien avec Dieu. Et Rabbi Chnéour Zalman le habad insiste sur l’obéissance absolue à la volonté de Dieu par l’observance de ces préceptes. Précisons que pour cette école hassidique, le paradoxe n’est qu’apparent : les facultés intellectuelles sont d’autant plus précieuses que l’obéissance à la volonté de Dieu est vécue. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la kavanah, (‟intention ou sens investi dans la pratique d’un acte rituel”). Le hassidisme réactive la prière, la prière que les érudits talmudistes envisageaient avec une certaine condescendance, préférant l’étude à ce qu’ils jugeaient être une perte de temps. Comme nous l’avons vu, Rabbi Israël Baal Chem Tov va replacer la prière au centre de la vie religieuse. En effet, celle-ci permet d’atteindre l’oubli de soi par la simplicité de la liturgie dans ses formes dénuées de tout apport personnel : l’oubli de soi conduit à l’union entre la créature et son Créateur. Rabbi Chnéour Zalman reprend héritage de Rabbi Israël Baal Chem Tov et place donc la prière au centre de son système.
Dans le judaïsme, la notion de ‟prière” se distingue nettement de l’idée de ‟demande” ; elle a pour seul objet d’aider l’homme à garder conscience de la présence constante de son Créateur. A ce thème général, Rabbi Chnéour Zalman ajoute d’autres angles de vision. Le songe biblique de l’échelle de Jacob est envisagé comme une représentation symbolique de la prière, le plus haut degré représentant l’union avec Dieu. Mais la prière suppose aussi un retour de l’homme sur lui-même : si l’homme désire s’adresser à Dieu, la plus sincère analyse de soi est nécessaire. Il s’agit d’éliminer progressivement les éléments négatifs de sa personnalité, ce qui suppose un effort considérable. ‟La prière devient un processus libérateur comparable, au plan spirituel, à la libération archétypale connue historiquement par le peuple juif, celle de l’Égypte pharaonique”, écrit Haïm Nisenbaum.
La métaphore des ‟deux ailes” suppose que l’observance des préceptes divins n’est pas complète sans l’élévation que seule permet ‟la crainte et l’amour” de Dieu, des sentiments qui s’imposent par l’exercice des facultés intellectuelles. Craindre de déplaire à Dieu est un premier degré mais, nous dit le ‟Tanya”, cette émotion latente doit être portée par un effort contemplatif volontaire et conscient. Le premier pas n’est donc pas l’‟amour” mais la crainte, une crainte qui transcende la peur du châtiment et qui s’apparente à la notion de ‟crainte révérencielle” qui elle-même s’apparente métaphoriquement à la relation maître-serviteur. Cette émotion n’est cependant que l’une des deux ‟ailes” identifiées par le Zohar. La seconde ‟aile” est l’amour, l’amour de l’enfant pour son père.
La ‟crainte révérencielle” s’établit à deux niveaux : la conscience de l’immanence du Créateur et le désir de se perdre corps et âme dans son unité. A ces deux degrés de la ‟crainte” correspondent en symétrie deux degrés de l’‟amour”, autant d’émotions qui préexistent dans l’être humain et qu’il peut éveiller en lui par l’exercice de ses facultés intellectuelles. Quant à la compassion, elle est à envisager dans la relation entre l’homme et son Créateur et non comme un élément de vie sociale. Compassion pour Lui qui réside dans notre impureté et que nos errements avilissent. L’homme a la capacité d’éprouver la majesté du Créateur et de sa création — Il permet à chacun de revenir à Lui.
Rabbi Chnéour Zalman se veut pédagogue et guide de ‟l’homme moyen” quotidiennement confronté à de terribles conflits intérieurs. Il lui laisse entendre que dans le combat où s’affrontent les deux éléments de sa double nature l’allant est nécessaire, l’allant produit de la joie selon le ‟Tanya”. Le hassidisme célèbre la joie. Certes, il reconnaît qu’une certaine forme de tristesse peut être stimulante, de ce fait précieuse, mais celle-ci ne doit jamais se faire désespoir ou mélancolie car l’un et l’autre mènent à l’inertie.
Le ‟Tanya” s’adresse au beïnoni, à l’homme moyen soumis à la tentation, un défi que ce dernier a la capacité de relever. ‟Chaque tentation rejetée devient alors génératrice d’une joie encore plus intense née du sentiment d’avoir accompli la volonté de Dieu et participé au sens général de la Création”. Le beïnoni a pour mission de détruire le mal. Le tsaddik (qui occupe une place plus élevée) a pour mission de transmuer le mal en bien. Comme nous l’avons dit, le hassidisme habad refuse la mortification et choisit la joie au service de Dieu et de la Création.
Le hassidisme habad, doctrine spiritualiste globalisante, propose également une vision eschatologique : immortalité de l’âme, notion de récompense et de punition après la mort, existence d’un paradis et d’une géhenne (une sorte de purgatoire), résurrection ultime des morts, croyance au monde futur et au Messie. Ces thèmes sont développés par la littérature rabbinique. Mais Rabbi Chnéour Zalman ne considère pas notre monde comme la simple antichambre de l’autre monde ; il juge que tous nos actes contiennent leurs propres conséquences en termes de proximité ou d’éloignement avec Dieu. Le hassidisme ne sépare pas le monde matériel du monde spirituel sous peine de détruire sa propre logique interne. Notre monde n’est pas attente à jamais insatisfaite, il propose un avant-goût de ce qui sera, après la résurrection des morts annoncée par les prophètes, un avant-goût que connaissent le tsaddik, le beïnoni et même le racha (le méchant).
Redisons-le, Rabbi Chnéour Zalman œuvre à l’élaboration d’un système selon les concepts essentiels du judaïsme qu’il enracine dans les principes essentiels de la Kabbale, particulièrement lourianique. Le système ainsi élaboré peut être qualifié de ‟mysticisme rationnel”. La connaissance hassidique est préparation à la venue du Messie, une connaissance qui exacerbe un sentiment d’attente de Sa venue. Cette vision présente dès l’époque de Rabbi Israël Bal Chem Tov acquiert une force particulière avec les maîtres du hassidisme habad, les Rabbis de Loubavitch. Le Messie est désigné comme porteur de la ‟lumière” dont le hassidisme serait le ‟réceptacle” avec pour but ultime la spiritualisation du monde, son affinement par l’œuvre de l’homme. Voir l’analyse hassidique des textes des prophètes, ceux d’Isaïe plus particulièrement.
Le hassidisme ‟entend faire que la vie soit lumineuse et véridique, que tous les actes accomplis par l’homme soient emplis de cette vitalité et de ce dynamisme particuliers, qu’il s’agisse d’étude, de prière ou d’un simple service rendu à son prochain”. Bref, le chemin dénommé ‟retour à Dieu”, chemin qui implique une démarche personnelle, recèle des potentialités autrement plus importantes que celui qui ne se veut que pure obéissance à la volonté divine.
Selon le hassidisme, l’homme peut préparer l’univers à la révélation ultime en spiritualisant des degrés que Dieu n’avait pas commencé d’aborder, a priori. Le regard du hassidisme habad sur les textes des prophètes, en particulier ceux d’Isaïe, s’attache au monde physique comme vecteur de la ‟parole divine”. Les sens (et pas seulement l’intellect) sont donc sollicités pour témoigner de cette réalité objective. ‟Cela revient à dire que, outre l’intensité nouvelle de la révélation introduite par la venue du Messie, celle-ci établira la supériorité intrinsèque du matériel sur le spirituel.” L’apport fondamental du hassidisme tient à l’importance qu’il accorde au monde matériel auquel il revient d’assumer le ‟retour de Dieu”.
‟Du fait du sentiment qu’il éprouve pour le bien, celui qu’il détient déjà lui paraît constituer un non-bien, et cela le conduit jusqu’à un pur appel du cœur”, écrit Rabbi Yossef Itshak Schneersohn de Loubavitch. L’homme oublie le chemin qu’il a parcouru (même s’il n’a rien accompli de négatif) pour s’élancer vers un degré supérieur, vers le Créateur. C’est le sentiment de l’Absolu par excellence. Les accomplissements personnels ne valent que s’ils sont constamment imprégnés de la conscience de l’ambition universelle, clé de la révélation finale de l’essence de la Divinité.
Le hassidisme reprend l’enseignement kabbalistique des cinq niveaux de l’âme humaine dont la plus élevée est appelée yéhida, soit un degré non incarné, hors d’atteinte de toute souillure et qui souligne le lien intangible avec l’unité de Dieu dont la venue fera pénétrer l’infini dans le fini, bouleversera la création matérielle et tous les niveaux du spirituel. Rappelons que ces changements radicaux que porte l’espérance messianique du judaïsme ne constituent pas la nature centrale du Messie mais uniquement des dérivés.
Quelques liens :
Des éléments pour une histoire du hassidisme :
http://www.loubavitch.fr/etude/histoire-du-hassidisme
Une suite de vingt-sept conférences Akadem sur le hassidisme dont certaines sont dispensées par Haïm Nisenbaum qui m’a servi de guide pour cette série d’articles :
http://www.akadem.org/sommaire/themes/limoud/le-hassidisme/
En complément à cette étude, je recommande la lecture de ‟Célébration hassidique – Portraits et légendes” d’Élie Wiesel (Éditions Le Seuil, collection ‟Points Sagesses”, Paris, 1976).
Olivier Ypsilantis