Rabbi Chnéour Zalman de Liady (1745-1812), fondateur de la branche Habad du mouvement hassidique.
La troisième partie de cette étude s’ouvre sur ces mots : ‟Dans le cadre tracé de l’enseignement du Baal Chem Tov, Rabbi Chnéour Zalman de Liady apporte une coloration particulière”. Rabbi Chnéour Zalman invite au ‟chemin long”, le développement des facultés intellectuelles, et propose une synthèse entre deux vecteurs traditionnels du judaïsme : le mystique (le kabbalistique) et le rationnel (le législatif). Son écrit majeur, le ‟Tanya”, s’attache à cette réflexion : ‟L’homme fut créé à l’image de Dieu”, ce qui suppose un accès à une voie déductive dont les prémices sont à la portée de l’homme. Le fini (l’homme) et l’infini (Dieu) peuvent espérer se rencontrer.
Rabbi Chnéour Zalman propose une vision optimiste de l’homme : l’homme est libre de ses actes et de ses choix, sa liberté n’est pas désespérée ; l’homme doit être conscient du potentiel psychologique et spirituel qu’il détient et de la force morale infinie dont il est le réceptacle. La tension en l’homme entre ‟âme divine” et ‟âme animale” peut être harmonieuse, l’‟âme animale” n’étant pas envisagée comme constitutive du ‟mal”, mais comme une force neutre que l’‟âme divine” est libre de conduire. Comment ? En accomplissant la volonté de Dieu telle que la définit le judaïsme dans la multiplicité des actes rituels. Rabbi Chnéour Zalman juge que tout homme possède la force nécessaire pour faire cohabiter harmonieusement en lui ces deux ‟âmes”, et d’abord parce que l’‟âme divine” ne s’identifie pas à la raison : elle détient dans une même proportion des qualités émotionnelles et intellectuelles. Sur ce point, Rabbi Chnéour Zalman s’écarte des autres écoles hassidiques, à commencer par celles de Pologne et de Galicie.
Dans les rapports de l’homme à Dieu, Rabbi Chnéour Zalman professe l’équilibre parfait entre la raison et les émotions. Voir le hassidisme habad et le hassidisme hagat. Les ‟deux âmes” (avec l’équilibre raison / émotions au sein de l’‟âme divine”) forment une structure avec ‟intellect humain” (partie intégrante de l’‟âme animale”) et ‟intellect divin” (élément constitutif de l’‟âme divine”), une structure qui permet à Rabbi Chnéour Zalman d’élaborer un processus exhaustif de perfectionnement personnel grâce à l’interaction de ces ‟intellects” et de ces ‟âmes”.
Le raisonnement de Rabbi Chnéour Zalman tend à relier l’homme et le monde à la réalité absolue, le Créateur. Transcendance de l’homme au sein d’un univers transcendant, tous deux unis par la Loi et en la Loi révélée par Dieu, en chemin vers l’union avec l’Absolu. Rabbi Chnéour Zalman s’appuie sur la tradition kabbalistique pour édifier une structure éthique originale. Par ailleurs, ce hassidisme habad se révèle être autrement plus intéressé par les conséquences pratiques des concepts qu’il élabore que par la spéculation dans le cadre de ses propres analyses. Ce hassidisme peut ainsi se définir davantage comme un mode de vie que comme une école de pensée.
‟La doctrine des deux âmes” est le noyau de toute activité humaine et des potentiels qui la sous-tendent : l’‟âme vitale ou animale” et l’‟âme divine” (‟partie de Dieu”) qui l’une et l’autre constituent les deux axes de l’activité humaine, l’un naturel, l’autre surnaturel. Avec Rabbi Chnéour Zalman, la personnalité humaine n’est plus le lieu d’une lutte incessante entre l’âme et le corps, mais le lieu d’une complémentarité où les ‟deux âmes” constituent l’homme qui dispose ainsi des qualités intellectuelles lui permettant de faire les choix de la vie. Le corps n’est pas un obstacle à vaincre mais un acteur ‟neutre” que la volonté de l’homme peut conduire sans le brutaliser. C’est l’usage excessif de ses inclinaisons naturelles qui constitue le mal et non la nature elle-même. Loin d’être rejetées, ces tendances peuvent être parties prenantes d’un projet sacré. Le corps est placé dans une perspective. L’approche intellectuelle qui conditionne l’avancée spirituelle a besoin de l’‟âme animale”. Le hassidisme tend vers une plénitude : il ne veut rien amputer de ce qui constitue l’homme. Il cherche des harmonies, des points d’équilibre. La hiérarchie qu’il institue ne signifie pas que ce qui est ‟supérieur” doive mépriser et écraser ce qui est ‟inférieur”. Le hassidisme refuse la mortification.
L’‟âme animale” contient une catégorie seconde, l’‟inclinaison au mal”, cette dernière pouvant par accoutumance entraîner cette ‟âme” dans la recherche de l’assouvissement frénétique des désirs. L’‟âme animale” a elle aussi été créée par Dieu, elle n’est pas maléfique. Outre sa fonction matérielle vitale, elle aspire à devenir un instrument de l’‟âme divine”. Haïm Nisenbaum écrit : ‟Dans les termes du Zohar cités par le ‟Tanya”, l’‟âme animale” est comparable à un bœuf puissant dont l’énergie non maîtrisée peut être destructrice mais qui, une fois sous le joug et au service de l’homme, devient un important facteur de production”. Dans les Proverbes, un verset spécifie : ‟De la force d’un bœuf proviennent d’abondantes récoltes”. La nature humaine est envisagée sous un angle ouvertement optimiste. La tentation et le mal existent mais l’homme n’en reste pas moins acteur et arbitre, doté des facultés intellectuelles capables de maîtriser l’enjeu.
Pour Rabbi Chnéour Zalman (et, plus généralement, pour la tradition kabbalistique), l’homme est une réplique en réduction d’Adam Kadmon (l’homme primordial), structure spirituelle archétypale émergeant de la Divinité dans l’acte de création. La ‟lumière infinie de Dieu” unifie le microcosme (la personnalité humaine) et le macrocosme (l’entité cosmique) ; de ce fait, et suivant ce principe unificateur, l’étude de l’être humain permet d’accéder aux modalités des manifestations de Dieu dans sa création.
Maïmonide envisage l’univers comme une entité globale dont une ‟âme” constituerait l’essence. Rabbi Chnéour Zalman va plus loin. Pour lui, l’univers et l’homme sont en attente de parachèvement. (Tout en lisant ces pages, je me suis souvenu de lectures de jeunesse, à commencer par ‟L’énergie spirituelle” de Bergson ; Bergson ne serait-il pas hassidique à sa manière et peut-être sans le savoir ?)
Considérant les spécificités de la lumière, chacune des notions qu’elle inspire sont applicables au processus de la Création. La Création est le résultat de la conjonction de deux types de lumière : une lumière de type emplissant et une autre de type entourant, des notions présentes dans le Zohar et développées de manière systématique dans le ‟Tanya”, notions qui correspondent à celles de transcendance et immanence divines. Ces deux types de lumière — cette nature duale de la force créatrice — répondent aux deux dimensions qui caractérisent tout élément matériel : la matière et la forme qui pour l’homme correspondent au rapport entre l’âme et le corps. La description de la Création s’établit sur la base de l’intensité de la ‟lumière” qui en pénètre les éléments.
Pour Rabbi Chnéour Zalman, le cycle de la Création commence et s’achève avec Dieu ; et ce cycle ne peut s’accomplir sans l’aide de l’homme qui, de ce fait, détient une immense responsabilité et un rôle central car lui seul a conscience du sens de la Création. L’‟âme” de chaque élément de la Création (celle de l’homme en particulier) tend à vouloir retourner vers sa source, à parfaire son achèvement dans l’union avec Dieu. Ce mouvement général ne peut se faire sans la participation de l’homme, couronnement de la Création. Sa responsabilité est donc immense : il est le lien entre le ‟ciel” et la ‟terre”. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la dimension ritualiste du judaïsme qui spiritualise la matière (par son recours à des objets matériels) et, ainsi, intensifie la présence divine.
Pour Rabbi Chnéour Zalman l’optimiste, l’univers est soumis à un processus constant de sublimation et l’Histoire a un sens. Cette élévation constante fera tomber le ‟voile” placé devant nos yeux, permettant ainsi une compréhension directe de Dieu comparable à l’expérience prophétique de la révélation au mont Sinaï. Par cette conception, Rabbi Chnéour Zalman développe un système éthique qui s’enracine dans la Kabbale lourianique, notamment par le tikoun (ou ‟réparation”). Cette conception philosophique repose sur une analyse de la personnalité humaine : pour le ‟Tanya”, la connaissance se soi précède celle du Créateur et de la Création.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis