11 juillet. Sur les routes d’Espagne. La beauté de ce pays, de ses espaces. L’Aragon, des terres à la palette de fresque antique, une palette qui est aussi celle des épices. La saveur des tonalités considérées isolément, une saveur augmentée par leur mise en rapport. Les ocres rouges et les ocres jaunes au centre de la palette. La beauté de l’Aragon, c’est aussi le graphisme de ses terres : les terres cultivées ne se composent pas de quadrilatères aux proportions et aux dimensions diverses mais de lignes souples qui épousent le relief, contournent les pentes où les machines agricoles risqueraient de se renverser. Les limites entre terres agricoles et terres laissées à elles-mêmes (pedregales et matorrales) déterminent des surfaces aux contours souples, tout un graphisme ondoyant qui séduit l’œil au moins autant que cette palette.
Le temps est à l’orage. Une lumière métallique souligne les champs de blé, comme éclairés de l’intérieur. L’averse ; l’habitacle tiède et confortable, les sonorités de la pluie sur la carrosserie, ses jeux sur les vitres et le jeu des essuie-glaces. Arrêt à Lleida, capitale de l’une des quatre provinces de Catalogne. Nuit dans un hôtel central, Hostal Residencia Mundial. La chambre et son bow-window d’où j’observe le mouvement en contrebas. Dans la nuit tombante, les rideaux blancs dessinent des cannelures aux arêtes douces. J’ouvre le livre d’Eric Newby, ce grand voyageur, ‟A Traveller’s Life”, qui m’accompagnera en Israël. J’aime voyager en compagnie des Anglais pour des raisons que j’exposerai. Ce livre commence bien puisque l’auteur signale très justement que le voyage commence sitôt que l’on sort de sa maison (on n’y pense pas assez) : ‟I agree with Ogden Nash more or less unassailable definition of what constitutes a foreigner and what is a foreign part: The place you’re at is your habitat. Everywhere else you’re a foreigner”. Avec la maturité, j’ai compris que le voyage ne se limitait pas ‟aux lointains”. Je sais à présent que je voyage aussi lorsque mon voisin, de l’autre côté de la cloison, m’invite chez lui. Eric Newby intitule le chapitre 2 de son livre : ‟The Baby as a Traveller” ; dans l’iconographie, on peut voir the traveller (l’auteur) in his pram. De fait, nous avons commencé à voyager en landau ou en poussette. ‟When I went on holiday the year after I was born, and the year after that — and photographs assure me that I did — it was by train from Victoria, Waterloo, or Liverpool Street with lots of trunks and my vast £ 25 ($ 97.50) pram…” Marche dans Lleida à la nuit tombée. Ambiance pesante que je n’ai éprouvée dans aucune ville d’Espagne : les rues sont désertes, seuls y déambulent quelques Mahométans barbus, certains en djellabas blanches pour cause de ramadan.
Hostal Residencia Mundial, dans le centre de Lerida (Lleida).
12 juillet. Promenade dans le Parc Bordelais conçu par Eugène Bühler, d’une superficie de 30 ha, inauguré en 1888 et récemment réhabilité par Françoise Phiquepal d’Arusmont. Plan d’eau de plus d’un hectare dont les remblais provenant de son creusement ont servi à ménager le relief du parc. Les plus hauts arbres, des platanus acerifolia ; certains approchent les cinquante mètres. Sous la pluie, le tout petit théâtre de marionnettes Guignol Guerin, le plus ancien de France (fondé en 1853). Des averses et des éclaircies, les grands arbres qui s’égouttent et l’enfant David qui ne cesse de me poser des questions. S’efforcer de répondre aux questions des enfants est un exercice particulièrement stimulant. Leur ingénuité les rend volontiers stupéfiantes.
13 juillet. Roissy-Charles de Gaulle. Terminal 2D, à bord d’un Airbus A321 de la compagnie Austrian Airlines. Décollage prévu à 16 h 55. Pluie battante ; les pistes moirées et les hublots emperlés. Die Schwimmweste befindet sich unter Ihrem Sitz – Life vest stowed under your seat / Gurte während des sitzens geshlossen halten – Fasten seat belt while seated / Sicherheitsanweisung – Safety instructions. En compagnie d’Eric Newby. La saveur de son style, dense et alerte. La manière détachée et amusée dont il rapporte sa naissance m’évoque Anthony Trollope au tout début de ‟Autobiography”. Un important retard est annoncé à Wien : l’avion qui devait décoller pour Tel Aviv à 20 h 25 ne décollera que vers minuit. La pluie redouble. Il pleut également chez Eric Newby : ‟… on a night of thick pea soup fog and torrential rain…” Les avions décollent dans un panache d’eau pulvérisée. Les nuages sont formidablement étagés, des nuages de tous types. Je feuillette le International New York Times du jour et m’attarde sur un article intitulé ‟Campaign that forged 2 nations”, sous-titré ‟Turkey and Australia earned modern identifies at Gallipoli in 1915”. Il y est question de Keith Murdoch, le père de Rupert Murdoch.
Aéroport de Wien. Comme partout en Europe cet été, je retrouve cette étrange chaleur humide, tropicale. Pistes moirées, ciel d’aquarelle avec les balayages rosissants du crépuscule. Un couple prend place à côté de moi, puis un autre. J’aime écouter cette langue antique, l’hébreu, qui me suggère des énergies tectoniques.
14 juillet. Arrivée à Tel Aviv au petit-matin. L’avion est à l’approche. Le jour commence à peine à poindre, les lumières d’Israël sont encore allumées. Horizon abricot puis framboise. Dans Ben Gurion International Airport, des panneaux provisoires, SHELTER, avec le pictogramme d’un homme qui court. Peu avant le contrôle de police, l’inquiétude me reprend avec ce visa Islamic Republic of Iran qui occupe deux pages de mon passeport. La policière, une belle femme, la trentaine, me demande la raison de mon séjour en Israël. Ma réponse suscite son étonnement. Je lui montre ma carte de Volontaire du Sar-El. Elle téléphone puis me dit : ‟Congratulations. It is very important to volunteer” ; puis elle me suggère de demander la nationalité israélienne… Je crois rêver.
Train Ben Gurion International Airport – Tel Aviv Center puis longue marche dans la ville. Il est sept heures. Des souffles frais. Je retrouve les beaux arbres de Tel Aviv sous lesquels, au plus chaud de l’été, on goûte une fraîcheur de cave. Sur Salomon Ibn Gabirol St., un nom qui me saute aux yeux (j’ai écrit il y a peu un article sur ce penseur séfarade), l’une des principales artères de la ville. Je retrouve avec plaisir le Vieux Nord, ses quartiers qui me disent The White City, aujourd’hui bien moins blanche que dans les années 1930-1940. Les kiosques sur Ben Gurion St. où goûter des jus de fruits d’une incomparable douceur.
Après avoir déposé mon sac à l’hôtel et pris une douche, je vais flâner du côté d’Allenby St. avant de m’installer sous un ventilateur devant un jus d’orange. C’est un café d’angle, grand ouvert. Le ventilateur agite des plantes tandis que le vent agite les arbres. Passent des sherout (taxis collectifs) à l’avant jaune. Eric Newby a des réflexions que seuls les Anglais ont et qui supposent une culture de l’argent très particulière. Après avoir fait remarquer que les babies n’aiment pas voyager, il note (et nous entrons imperceptiblement dans l’humour) : ‟Perversely, their desire for fresh horizons comes much later when they have already begun to « attract » fares, and can no longer travel free; by which time they are no longer babies at all”. Le talent avec lequel Eric Newby raccorde son histoire — ses histoires — à l’Histoire. C’est l’un des grands mérites de ce livre de souvenirs constitué de trente-cinq tableaux, un livre dans lequel sont insérés, l’air de rien, des centaines voire des milliers de ‟Je me souviens”, de ‟I Remember”. La description de photographies (voir au chapitre 2, ‟The Baby as a Traveller”), un procédé qu’utilise également Ryszard Kapuściński dans ‟Le Shah”, un homme que j’évoquerai dans un prochain article sur ce blog. 17 h. Une détonation sourde. Les cinq hommes (tous portent la kippa) qui boivent leur café en terrasse se lèvent, regardent le ciel et se perdent en commentaires plutôt bruyants. Je me sens bien ici, sous le ventilateur et… Iron Dome. Au moment de payer la note, le patron qui m’a vu noircir du papier me demande d’où je viens et ce que je fais. Sans même attendre ma réponse, il me déclare qu’il est juif iranien. Je m’exclame, lui montre mon passeport avec le visa iranien qu’il détaille silencieusement avec un sourire aux lèvres. Je lui décris succinctement mon voyage et au nom ‟Chiraz”, il s’exclame : ‟I am from Chiraz !” Plus on voyage plus on comprend que les relations tendent à décrire des cercles plus ou moins larges, mais des cercles. Il me quitte sur cette question : ‟Why don’t you learn hebrew ?”, une question qui ravive une vieille douleur : celle de ne pas parler la langue d’un pays que j’aime.
Sur la promenade Herbert Samuel. Des vagues plutôt timides mais qui produisent beaucoup d’écume, une écume épaisse, crémeuse. Sur Sir Charles Clore Park souffle un vent frais qui me dit l’Atlantique. D’un côté, la silhouette de Jaffa ; de l’autre, celle de la discothèque où périrent vingt-et-un jeunes Israéliens dans l’attentat du 1er juin 2001. Un petit monument commémoratif en étrave a été érigé avec leurs noms gravés dans le marbre, d’un côté en hébreu, de l’autre en cyrillique. Les gratte-ciels poussent à Tel Aviv. Certains (les plus récents) sont fort beaux. Par ailleurs, la campagne de restauration des constructions d’inspiration Bauhaus suit son cours, à un rythme qui me semble plus soutenu qu’il y a quelques années.
Devant la mer, face au soleil couchant, avec rayons d’or en éventail que distribue une structure nuageuse complexe. Je pourrais être au bord de l’Atlantique avec ces souffles salins et l’odeur du varech. Je me suis revu pris par des dualités : le Nord / le Sud, le septentrional / le méridional, le Soleil / la Lune, des dualités probablement venues en partie des origines : les Celtes et les Viking du côté du père, les Crétois et les Grecs d’Anatolie du côté de la mère. Mais j’en reviens à Israël : on n’y pense pas assez, la force d’Israël, sa force d’espérance, tient aussi à ce que ce pays est grand ouvert sur la mer ; une telle force émanerait-elle de ce pays s’il n’avait pas de côte, s’il était enfoncé loin dans les terres ?
Une vue de Sir Charles Clore Park, Tel Aviv.
15 juillet. Sur Allenby St., tôt le matin. La ville est encore dans une semi-pénombre et un peu de fraîcheur s’y attarde. Moshe Hess St. semble s’enfoncer dans une forêt. Cette lumière souligne l’écume du rivage, au loin. Bialik St. (une rue ouverte en 1922) avec, en bout de perspective, l’ancienne mairie d’où Meir Dizengoff dirigeait sa ville. Cette rue est aussi remarquable pour ses constructions que pour ses arbres ; et que les arbres de Tel Aviv sont beaux ! Deux arbres sont particulièrement remarquables devant le Rubin Museum. Le ciel se charge de nuages ; pleuvra-t-il ? J’ai tant aimé Tel Aviv sous les averses et les bourrasques. Le Meir Garden et son allée de puissants arbres, les ficus macrophylla comme on en voit dans les espaces publics de Murcia et d’Alicante. Retour chez M. Pollak (36, King George St.) dont la librairie est encore fermée — il est 7 h 30. Quelques titres en vitrine : ‟The Vichy Regime 1940-44” de Robert Aron, ‟The Paris Commune – 1871” de Stewart Edwards, ‟Soviet Marxism. A Critical analysis” d’Herbert Marcuse, ‟Briefe” et ‟Kleinere Schriften” de Franz Rosenzweig, ‟The History of Anti-Semitism” de Léon Poliakov (en trois volumes chez The Littman Library of Jewish Civilization), ‟The Life and Work of S. M. Dubnov” de Sophie Dubnov-Erlich. M. Pollak est le plus ancien bouquiniste de Tel Aviv. Outre l’hébreu, l’anglais, l’allemand et le français sont dignement représentés.
Dans un café, à l’angle d’Allenby St. et de Bialik St. La terrasse qu’ombragent de petits platanes trapus. Un Juif passe ; il ressemble à Adin Steinsaltz. Un consommateur prend place en terrasse ; il ressemble à Ehud Barak, surtout lorsqu’il sourit.
En me promenant dans les quartiers sud de Tel Aviv, je surprends quelques postures nonchalantes qui me font revenir à Athènes. Il est vrai qu’elles sont moins marquées car, enfin, il n’y a que dans la capitale grecque que j’ai interrompu les ronflements d’un commerçant qui dormait les pieds sur son comptoir en tapant sur l’une de ses semelles.
Visite du Rubin Museum, 14, Bialik St. Le visage très allongé de l’artiste, Reuven Zelicovici (Reuven Rubin) et sa coiffure à la Jean Cocteau. Il y a dans ses compositions un je-ne-sais-quoi d’agréablement flottant qui m’évoque Chagall mais aussi Dufy. Alors que je détaille ‟Self-Portrait with a Flower” (1922), une grosse mouche vient se poser sur la boutonnière du modèle et enrichit la composition. Je surprends sur certains portraits un air Moïse Kisling. Reuven Rubin (1893-1974) est arrivé à Jérusalem en 1912. Il est revenu en Palestine en 1923 après avoir poursuivi ses études à l’École des Beaux-Arts de Paris. Certaines de ses compositions tendent vers le naïf, comme cette vue du lac de Tibériade, de 1924. D’autres compositions évoquent André Derain, sa palette aux dominantes vertes et brunes mais toutefois avec une pâte plus légère. Les peintures à l’huile de Reuven Rubin tendent vers l’aquarelle. Des vues de Jérusalem, années 1920-1930, avec presque rien autour de la Vieille Ville. A l’étage, sur le palier, un très beau buste de l’artiste (1926) par Chana Orloff, un buste où se devine une discrète influence cubiste. Une composition de grandes dimensions, ‟First Seder in Jerusalem” (1949-1950) avec, à droite, en bout de table, l’artiste pensif, le visage en appui sur un bras tandis que de l’autre il serre un enfant, son fils au regard bleu qui présente à deux mains un pain rond. Des gravures sur bois qui pourraient être d’un expressionniste allemand, Karl Schmidt-Rottluff plus précisément. ‟My Family” (1926), l’artiste en compagnie de sa femme, Esther, et de son fils, David, une composition hiératique qui tend vers les deux dimensions. La femme et l’enfant ont le regard clair, bleu pour l’enfant, vert pour la femme. Au dernier étage, l’atelier de l’artiste, comme s’il venait de le quitter. Des photographies montrent Reuven Rubin en compagnie de célébrités : avec David Ben Gourion (dans sa vaste bibliothèque), avec Harpo Marx, avec Golda Meir, avec Arthur Rubinstein. Esther, sa femme, une très belle femme au regard clair. Reuven Rubin travailla dans cette maison du 14, Bialik St. (construite en 1930) de 1946 à sa mort, en 1974. Elle ouvrit au public en 1983. A noter qu’en 1948, juste après la Déclaration d’Indépendance, Reuven Rubin fut nommé ambassadeur d’Israël en Roumanie, son pays natal, un poste qu’il occupa dix-huit mois.
Olivier Ypsilantis
Je suis une fan d’Eric Newby!