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Le carnet bleu, été 2015  (Quelques « Je me souviens », île d’Yeu) – 5/7

 

Je me souviens du petit café de Saint-Sauveur, A l’abri des coups de mer, de ses longues tables et de ses bancs pareillement longs en bois.

Je me souviens de la belle devise de l’île, une devise que ma mère aimait au point de l’avoir inscrite sur un mur du salon : Inaltum lumen et perfugium (Lumière et refuge en haute mer).

Je me souviens de noms de familles de l’île : Priet, Turbé, Cadou, Fradet, Taraud, Riou, Chauviteau, Bénéteau, Orsonneau — les noms vendéens se terminent volontiers en eau.

Je me souviens du Ciné-Islais.

Je me souviens du Patron Noé Devaud, le canot de sauvetage. Je me souviens que Noé Devaud fut le patron du canot de sauvetage Paul Tourriel qui porta secours à l’Ymer.

Je me souviens d’avoir lu « Correspondance de l’île d’Yeu » (l’échange de lettres entre Jacques Isorni et la Maréchale Pétain au cours de la captivité de son mari) à l’île d’Yeu, un jour d’averse.

Je me souviens que le 2 novembre 1953, jour des Morts, le clocher de l’église de Saint-Sauveur fut frappé par la foudre. Et je me souviens que les Allemands dynamitèrent le Grand Phare le 25 août 1944, quelques heures avant de rembarquer.

Je me souviens de l’unique « supermarché » de l’île, UNICO, et de son patron, Joe Simon.

Je me souviens du naufrage de l’Ymer et de l’héroïsme des sauveteurs de l’île, fin janvier 1917. Je me souviens du monument de la Norvège, sur le quai de Port-Joinville, un monument offert à la France par la Norvège reconnaissante, œuvre de Stephan-Abel Sinding.

Je me souviens de la Pierre Branlante et du Vieux Château, de la Pointe des Corbeaux et des Chiens Perrins (terribles par gros temps), du Gouffre d’Enfer et du Courseau de Risque-de-Vie, de…

 

La pointe des Corbeaux

 

Je me souviens de la beauté des tamaris, de leurs floraisons rose-mauve, comme de la buée.

Je me souviens qu’avant d’être immatriculés ID, les bateaux étaient immatriculés YE.

Je me souviens que Port-Breton a été baptisé Port-Joinville en l’honneur du prince de Joinville, fils de Louis-Philippe.

Je me souviens de parties de handball et de frisbee sur le sable doré de la plage.

Je me souviens que Jeanne de Belleville, dame de l’île d’Yeu, se fit corsaire pour venger son mari Olivier de Clisson décapité sur ordre de Philippe VI.

Je me souviens des fradets, ces personnages pas vraiment méchants, plus sympathiques que les trolls des forêts de Scandinavie. Je me souviens des spiranthès — l’herbe qui égare.

Je me souviens quand les bassins de Port-Joinville étaient couverts de bateaux de pêche en bois (et non en polyester), caseyeurs, thoniers et chalutiers. Je me souviens quand une partie du port n’était qu’un port d’échouage où les bateaux devaient béquiller. Je me souviens des travaux qui en firent un port en eau profonde et des travaux d’amplification (avec le port de plaisance).

Je me souviens de « l’épopée » du Comte d’Artois et de l’internement du Maréchal Pétain.

Je me souviens des tartes feuilletées aux pruneaux et des betchets.

Je me souviens de sa blondeur et de ses yeux couleur de piscine californienne.

Je me souviens quand les quais étaient encombrés de cordages et de casiers. Je me souviens quand le port était beaucoup plus odorant et coloré.

Je me souviens des Caravelle, des Vaurien, des Corsaire et des Mousquetaire du C.N.I.D. (Centre Nautique de l’Île d’Yeu). Je me souviens des 505, des Ponant et de leur foc rouge, des Finn et de leur voile unique, des Fireball, des 420 (de loin les plus nombreux), des 445 (un bateau que je ne puis voir sans penser à l’amie blonde aux yeux de piscine californienne), des 475, des… Les voiliers sont les marqueurs d’une époque, aussi sûrement que le sont les voitures.

 

Un Fireball 16, un grand classique de l’élégance britannique.

 

Je me souviens du Président Auguste Durand qui assurait la liaison Fromentine – Île d’Yeu, de ses stabilisateurs anti-roulis, une nouveauté alors. Je me souviens de son successeur, La Vendée.

Je me souviens des premiers maillots de bain fluo, de leur extraordinaire rapport avec les bronzages, des belles femmes surtout.

Je me souviens de parties de Scrabble, de Monopoly, de Sept Familles et de Petit Bac tandis que l’averse jouait sur le toit et les vitres.

Je me souviens de l’odeur des livres dans le bureau de mon oncle, l’odeur de ces livres qui ont durablement séjourné au bord de l’Atlantique. A ce propos, je me souviens de certains de ses livres dont « Règlement de la cavalerie » et « Manuel d’hippologie », un petit livre à couverture bleuâtre et cartonnée.

Je me souviens d’Aladár Kuncz et du « Monastère noir » (Fekete Kolostor).

Je me souviens de noms de rues : rue du Secret, rue du Coin du Chat, rue des Gâts Prompts, rue de l’Argenterie et, adjacente, rue de la Fourchette, rue des Hommes Rouges (allusion aux envahisseurs anglais), rue des Coquillages, rue de la Croix des Âmes, rue des
Naufrageurs, rue de l’Atlantide, rue de la Plage, rue Moby Dick.

 

La rue du Secret, à Port-Joinville.

 

Je me souviens de châteaux de sable dont les tours étaient édifiées à coups de seaux renversés. Je me souviens d’épuisettes, de ballons, de moules en forme de poisson, de crabe, d’étoile de mer. Je me souviens du goût du chocolat noir auquel se mêlait celui du sel, au sortir de la baignade.

Je me souviens quand il n’y avait pas de codes postaux et qu’on écrivait simplement le nom du département sur l’enveloppe ou au dos de la carte postale.

Je me souviens des lézards sur les pierres tiédies de la terrasse. Je me souviens des rochers et du béton des bunkers tavelés de lichen mordoré. Je me souviens du ressac et de l’estran (à ce propos, je me souviens que ce mot vient de l’anglais, strand), de vagues que nous prenions le corps bien étiré, bras en étrave et qui dans un tumulte et un bouillonnement nous portaient jusqu’à la plage. Je me souviens du corps bronzé de l’amie. Je me souviens d’elle créature marine, de sa chevelure qui jouait avec les algues. Je me souviens d’heures passées à observer les ripple-marks, à marée basse, de leurs graphismes raffinés entre tous. Je me souviens des crevettes dont le corps translucide et les antennes m’évoquaient les plus hautes finesses des maîtres de la peinture chinoise. Je me souviens…

Je me souviens quand nous envoyions et recevions des cartes postales. Les cartes postales sont elles aussi parmi les marqueurs les plus sûrs d’une époque — un vecteur de la mémoire. C’est pourquoi Georges Perec s’est intéressé à elles.

Je me souviens du parfum de son huile solaire, un parfum que je goûtais autant par l’odorat que par le goût — les baisers.

Je me souviens de vacances de Pâques parcourues de tempêtes, vacances au cours desquelles je lus August Strindberg. Il me fascina ; à présent, il me fatigue et je le regarde comme une simple curiosité.

Je me souviens de l’œillet des dunes, de l’œillet marin, du lys de mer, de l’immortelle des dunes, du chardon des dunes, de la lavande de mer, de l’asphodèle, de toute une flore discrète et délicate dont les parfums se mêlaient à celui du varech.

Je me souviens de tout un lexique marin dont chaque mot me dit l’île d’Yeu et l’Atlantique aussi sûrement que me la disent le cri des mouettes et l’odeur du goémon.

Je me souviens que le dernier propriétaire de l’île fut un Rochechouart-Mortemart et qu’elle fut achetée par la couronne en 1785.

Je me souviens de la construction du pont de Noirmoutier. Je me souviens des balises-refuges sur cette route submersible : le passage du Gois.

Je me souviens de brumes épaisses et du mugissement de la corne de brume, des fanaux qui marquaient l’alignement d’entrée de port, de l’Abri du Marin et des remplages de ses grandes fenêtres en forme d’ancres renversées, des échelles encastrées dans la jetée et dont les barreaux étaient rongés par la mer, de la succion des coques lorsque le gros temps agitait le large.

Je me souviens de Jacques de Thézac.

Je me souviens de la Planche à Puare, ce mégalithe transepté. Je me souviens de pierres à cupules, de levées de terre qui à la Pointe de la Tranche ou du Châtelet signalaient des sites défensifs. Je me souviens d’encuvements pour pièces d’artillerie. Je me souviens de traces plus ou moins marquées laissées par l’homme face à l’immensité de l’océan, face à la menace.

Je me souviens de mon bonheur à marcher sous la pluie, narines dilatées afin de mieux faire passer dans mon sang tant de richesses.

Je me souviens des couleurs de l’île d’Yeu, lorsque les volets et les coques des bateaux de pêche se répondaient.

 

Une rue de l’île d’Yeu

 

Je me souviens de ce bonheur simple (et toujours intact) : m’allonger alors que l’averse jouait sur le toit une partition mate qui me suggérait une incomparable intimité, a cosyness.

Je me souviens d’amers qui au large nous guidaient, amers naturels comme les affleurements de quartz du Caillou Blanc, amers artificiels comme le Grand Phare ou ce château d’eau blanc, énorme cône inversé.

Je me souviens de tempêtes et d’orages en mer. Je revois la voûte céleste se fendiller d’un bout à l’autre de l’horizon, menaçant d’ensevelir la planète bleue. Je n’éprouvais aucune crainte, je me sentais dans un monde prénatal. Je n’éprouvais aucune crainte alors que l’angoisse me paralyse sur un balcon, et dès le troisième étage.

Je me souviens du clic-clic-clic des winches, du vent qui faisait frémir la chute de la grand-voile, du bouillonnement de l’eau contre l’étrave, de la chevelure blonde de l’amie possédée par le vent… Je me souviens dans le port du claquement des drisses contre les mats, de cette partition marine, avec mats en bois et mats en métal.

Je me souviens du canot de sauvetage et des rails placés devant son abri suivant une pente fortement inclinée afin de permettre une mise à l’eau des plus rapides.

Je me souviens de cette tristesse particulière qui nous prenait lorsqu’il nous fallait regagner « le continent ».

Je me souviens d’elle. Je la revois marcher dans le vent, sur cette lande rêche de la Côte Sauvage. Je la revois dans son ciré jaune, capuche relevée, avec ses mèches blondes qui s’en échappaient pour battre follement. Et en bord d’océan, le bleu de ses yeux s’intensifiait.

Je me souviens d’une mercerie — mais était-ce bien une mercerie ? — tenue par trois sœurs. Leur commerce était familièrement appelé « Les Six Fesses ».

Je me souviens de l’Hôtel du Grand Large et de l’Hôtel de la Côte Sauvage, du café-tabac Le Goéland, du café L’Ancre.

Je me souviens du Pardon des Marins, sur la Côte Sauvage, à la Pointe du Châtelet.

Je me souviens que le notaire de l’île s’appelait Maître Sourisseau, qu’il était petit, fluet, avec un nez pointu, et parfaitement chauve.

Je me souviens de l’épicerie-mercerie-bonneterie tenue par Mademoiselle Mahrbach. Même dans les souks d’Orient je n’avais jamais vu un tel désordre, avec marchandises empilées jusqu’au plafond et menaçant de s’écrouler. Mais elle finissait toujours par retrouver l’article demandé, moyennant généralement un remuement considérable que le client observait, silencieux comme au spectacle. Et quel spectacle !

Je me souviens des pinasses en bois qui s’empilaient sur les quais de Port-Joinville et du port de La Meule.

Je me souviens du naturaliste Jean-Marie Bachelot de La Pylaie, je m’en souviens par cette petite place de Port-Joinville qu’il fit aménager à ses frais et qui porte son nom.

Je me souviens du petit musée aménagé dans une annexe de l’Hôtel des Voyageurs où la Maréchale Pétain avait logé au cours de la détention de son mari. Pièce maîtresse de ce musée : le lit de mort du Maréchal.

 

Un curieux musée-historial

Olivier Ypsilantis

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