J’apprends avec stupéfaction par une revue d’histoire qu’Émile Zola aurait pu être victime d’un meurtre prémédité, et non d’un simple accident, en son domicile parisien du 21bis rue de Bruxelles, avec cette histoire de cheminée bouchée, non par mégarde mais intentionnellement. Voir le témoignage oral d’un certain Henri Buronfosse, alors membre de la Ligue des Patriotes.
Après la mort d’Erwin Rommel, aimablement invité à se suicider, son fils, Manfred, recherché par les SS qui veulent l’exécuter, déserte son unité anti-aérienne et se rend à la 1ère Armée française qui progresse en Allemagne. Manfred Rommel sert d’interprète auprès du chef de cette armée, le général de Lattre de Tassigny. Après la guerre, il deviendra maire de Stuttgart.
Lire les écrits d’Edward Luttwak au sujet de Massada.
Le blocus maritime anglais contre la France puis le blocus continental français contre l’Angleterre. Désireuse avant tout de préserver son commerce l’Angleterre se montre par ailleurs peu soucieuse de gloires militaires. Elle ne prend pied sur le continent (voir Wellington) qu’à regret et tout en réservant l’essentiel des efforts contre Napoléon aux autres armées coalisées.
Il est facile de refaire l’histoire en y plaçant des si. Pourtant… Hitler commit probablement une très grave erreur — la plus grave de ses erreurs ? — en négligeant la Méditerranée. Certes, il envoya l’Afrika Korps en Afrique du Nord mais en négligeant Malte alors que plusieurs de ses généraux (dont le Generalfeldmarschall Albert Kesselring) lui conseillaient de prendre l’île. On connaît la suite. Les difficultés logistiques empêcheront Rommel de faire sauter le verrou d’El Alamein, de foncer vers l’Irak et ses champs pétroliers. Hitler et les nazis (voir leur idéologie) avaient un côté bouseux. Ils étaient incapables d’envisager l’espace maritime avec sérieux. Leur continentalisme leur fut fatal. Le Großadmiral Erich Raeder, l’un des plus lucides chefs de guerre allemands d’alors, ne put imposer ses vues, à savoir que la guerre devait d’abord se jouer en Méditerranée.
Île d’Yeu, le petit port des Vieilles.
17 juillet. 6 h 30. Vers Port-Joinville en bicyclette. Les premières ombres, longues. Des lames de lumière roux-doré venues d’un bois de pins strient la route. Dans un jardinet que délimite un muret en pierre sèche, une femme. Très belles jambes brunies que dore le soleil levant. Le somptueux rapport entre sa peau brune et dorée et sa jupe vieux rose. Tout en écoutant des conversations dans un café du port, je pense à cette prochaine exposition, à ces poissons et à ces oiseaux, à cette flore en partie inspirée de la fresque égyptienne et de la peinture sur vases minoenne. Il me reste à interpréter ces esquisses en linogravure, des esquisses nées comme d’elles-mêmes, dans le soleil levant, sur la terrasse face à l’océan. Peut-être y adjoindrai-je quelques gravures nées en bord de Seine, devant le Louvre, dans l’atelier d’Athènes, au pied de l’Acropole, à La Réunion, avec ces variations sur les cases créoles, et à l’île Maurice, avec ces noms de l’île interprétés à l’aide d’une typographie inspirée de l’expressionnisme allemand (voir Koloman Moser).
Conversation avec Amin Maalouf et sa femme. Nous parlons de l’Espagne où il a reçu le prix Principe de Asturias avant d’être élu à l’Académie française. Je l’interroge sur ses rapports avec l’île d’Yeu. Il y séjourne depuis 1991, suite à un contretemps : il ne peut se rendre à Megève, dans une location, comme il en a l’habitude ; son fils lui suggère de le rejoindre à l’île d’Yeu ; Amin Maalouf débarque avec sa femme le 17 juillet ; trois semaines plus tard, ils achètent une maison. Depuis, tous ses livres ont été en partie ou entièrement écrits sur l’île. Et nous tombons d’accord, il n’est plus nécessaire de vivre en ville pour avoir accès à l’information. La ville est même devenue un problème pour celui qui écrit, avec la dispersion, les temps de transport, le brouhaha, etc. Amin Maalouf est très casanier. Son médecin lui a prescrit au moins quatre-cinq minutes de marche au quotidien.
Au supermarché du port, du muscat de Samos. Vins sucrés, vins féminins… Étant occupé avec les chapitres grecs de Jeanne Hersch dans « L’étonnement philosophique », ce vin devrait m’aider. Je retrouve les sophismes et les paradoxes de Zénon d’Élée, à commencer par sa célèbre flèche. Vingt-cinq siècles plus tard, Bergson démontrera que nous pensons toujours le mouvement à l’aide de l’immobilité. Boire un vin né sur une île de la Méditerranée sur une île de l’Atlantique ne peut être qu’une promesse de bonheur. Mais j’y pense ! Samos ! L’Héra de Samos, cette colonne finement cannelée qui se fait femme…
18 juillet. 6 h 30. Sous la douche me reviennent des souvenirs d’une visite à la Villa Kerylos, la villa de Théodore Reinach, à Beaulieu-sur-Mer. Certains de ces souvenirs sont d’une extraordinaire précision. Mais pourquoi eux plus que d’autres ? Étrange mémoire. A quoi tiennent ses caprices ? La science ne nous le dira probablement jamais et c’est mieux ainsi.
Départ Yeu pour Belle-Île à bord d’un Mousquetaire IV. Ainsi puis-je visualiser des airs ces îles et ces côtes de France que j’ai parcourues à la voile. Noirmoutier (à peine une île), la baie de La Baule, l’embouchure de la Loire, la minuscule île Dumet, Hoëdic, Houat (sa belle plage en arc-de-cercle), le golfe du Morbihan, la presqu’île de Quiberon (affreusement encombrée de constructions), Belle-Île enfin.
L’aérodrome est situé au centre le l’île, à peu de distance de Bangor. On peut ainsi rayonner dans quatre directions principales : la pointe des Poulains et Sauzon, au nord ; Locmaria, au sud ; Le Palais (capitale de l’île), à l’est ; les aiguilles de Port-Coton, à l’ouest. Devant l’aérodrome, un petit monument m’intrigue ; je m’en approche. Il a été érigé en souvenir de trois aviateurs alliés dont l’appareil s’est écrasé ici, le 28 juin 1943 : Frank W. Hanan, Merwyn A. Ranum, Edward R. Tuminiski. Ci-joint, un lien où figurent ces trois victimes :
http://www.archeosousmarine.net/b17/mehitabel.pdf
Vers le phare de Goulphar (le Grand Phare). Hauteur, cinquante-deux mètres. Mise en service, 1836. Portée du feu, vingt-sept milles nautiques (cinquante kilomètres). Classé monument historique en 2011. Les aiguilles de Port-Coton (voir la série peinte par Claude Monet) ont été sculptées par l’océan dans une roche schisteuse (du tuf) qui témoigne du passé volcanique de l’île. Leur appellation vient de l’écume qui par gros temps se forme en paquets mousseux semblables à du coton. Vers la pointe des Poulains, la partie de l’île qui a ma préférence, tant pour sa splendeur (le passé volcanique de l’île s’y dit plus que partout ailleurs) que pour le souvenir de Sarah Bernhardt. Je pousse la porte de son fortin où une certaine ambiance a été restituée avec sensibilité : la maîtresse des lieux semble attendre le visiteur. Dans cet espace militaire, sévère, harmonieux (les pièces avec arcs en plein-cintre) et fonctionnel, la tragédienne a fait ménager de larges ouvertures. Elle a par ailleurs fait réaliser de très importants travaux sur cette pointe des Poulains, avec notamment la construction de dépendances pour ses invités.
Belle-Île-en-Mer, le fortin de Sarah Bernhardt.
20 juillet. 6 h 45. Ciel couvert. Pluie distillée. Le temps que j’aime et qui me repose du bleu de la Méditerranée. Cette pluie exalte les parfums de la dune, parfums d’une enfance estivale et insulaire. En fin de matinée, la tiédeur du soleil passe sous la peau, tiédeur que caresse la fraîcheur venue du large. Sensations subtiles et vivifiantes. Mes souvenirs, entre Atlantique et Méditerranée, entre Nord et Sud, septentrionaux et méridionaux.
Les premiers penseurs grecs (début du VIe siècle av. J.-C.) proposent une explication rationnelle du monde. Avec eux l’homme quitte les cosmogonies, la narration mythique (lire à ce sujet « L’origine et l’évolution du concept grec de phusis » de Gérard Naddaf) : « Ils n’en conservent pas moins le schéma ternaire qui structurait les cosmogonies mythiques » (Pierre Hadot). Étudier le mot phusis (φύσις) dans toute son ampleur. La phusis universelle.
23 juillet. Île d’Yeu – Ouessant à bord d’un Mousquetaire IV. Les îles, les côtes, toutes ces découpes que je ne me lasse pas de détailler. Belle-Île, la presqu’île de Quiberon, le golfe du Morbihan, Hoëdic, Houat, Groix, l’archipel de Glénan, Benodet et l’Odet, la pointe de Penmarc’h, la baie d’Audierne, l’île de Sein autour de laquelle nous effectuons plusieurs survols, puis, avant Molène et Ouessant, le prodigieux trident du Finistère : pointe du Raz - presqu’île de Crozon – pointe Saint-Mathieu, avec, entre ces trois dents, la baie de Douarnenez et la rade de Brest. La presqu’île de Crozon est particulièrement découpée, entre la pointe des Espagnols et le cap de la Chèvre. Observer ce littoral et ces îles des airs après les avoir parcourus en voilier procure un plaisir très particulier, plaisir que confirme la consultation de cartes sur lesquelles figure par ailleurs toute une toponymie où chaque nom est porteur de mémoire.
9 h 30, atterrissage à Ouessant. Ouessant, quatre kilomètres sur sept. La côte tournée vers le large forme deux pinces (ce qui donne à l’île une forme générale de crabe ou plutôt de homard), Pern et Porz Doun, séparées par la profonde baie de Lampaul au fond de laquelle se tient la capitale, Lampaul. Pas de plage de sable fin, rien que des falaises et des plages de gros galets. Vers Porz Doun où je remarque une sorte de tumulus percé d’une ouverture. J’y pénètre et découvre un dédale fortifié, avec tranchées, souterrains et casemates, le tout construit avec des pierres de l’île mais aussi, par endroits, avec du béton, comme ces angles abattus et cette embrasure à redans. La typologie de cet ensemble m’intrigue. Les Allemands ont-ils conçu ce point fortifié à partir d’éléments préexistants ? A vérifier. C’est à ma connaissance l’un des plus étranges éléments de l’Atlantikwall.
Le phare d’Ar-Men, « l’enfer des enfers » dont Jean-Pierre Abraham (1936-2003) fut le gardien de 1961 à 1964. Son livre le plus célèbre porte le nom de ce phare situé au large de l’île de Sein et dont la construction débuta sous la direction du jeune ingénieur Alfred Cahen.
Lampaul. La place du village que surmonte un clocher parfaitement laid, une sorte de gros bibelot kitsch. Le cimetière installé dans un léger vallonnement verdoyant où poussent les quelques rares arbres de l’île. Pointe du Pern, les ruines d’une corne de brume (1865) qui fut actionnée par un manège de chevaux.
Au Musée des Phares et Balises installé juste derrière le phare du Créac’h. Toute l’histoire de la signalisation maritime, des débuts à nos jours, avec notamment de magnifiques optiques. Je me puis détacher mon regard de certaines d’entre elles tant elles sont intelligentes et belles. Peu d’objets célèbrent aussi pleinement la beauté du fonctionnel. Où il est question de Jean-Pierre Abraham. Il y a longtemps que je veux lire « Armen » et « Le Guet » de ce gardien de phare ainsi que d’autres souvenirs de gardiens de phares, comme Louis Cozan. Les immenses travaux que suppose la construction des phares en mer, comme celui de la Jument. Ouessant est par excellence l’île des phares. Cinq phares, dont deux « au paradis » (sur terre) et trois « en enfer » (au large), soit respectivement : Le Créac’h, le Stiff ; La Jument, Kereon, Nividic. Le Créac’h est l’un des plus puissants phares du monde. Avec ses larges bandes noires et blanches qui alternent sur toute sa hauteur, il marque la limite entre la Manche et l’Atlantique et balise l’une des routes maritimes les plus fréquentées de l’Atlantique : environ cinquante mille bateaux passent chaque année au large d’Ouessant. Complétant ce dispositif, une tour-radar haute de soixante-douze mètres a été mise en service en 1982 suite au naufrage de l’Olympic Bravery, en 1976, et de l’Amoco Cadiz, en 1978. Elle surveille le rail d’Ouessant, véritable autoroute maritime.
Pluie fine et tiède. Je pédale le cœur battant dans un monde frais et parfumé qui passe dans mon sang. Retour vers l’aérodrome par la baie du Stiff et le port du Stiff, l’embarcadère principal — l’embarcadère secondaire étant situé au fond de la baie de Lampaul. Aux abords du phare du Stiff (construit en 1695, sous Vauban, et toujours en activité), je découvre l’île inhabitée de Keller et le large, aujourd’hui calme, enveloppé de bruine tiède aux gris de peinture chinoise. A mes pieds, dans les ronces, à côté d’un encuvement, des éléments d’une pièce d’artillerie rongée par la rouille. Pourquoi ne pas vivre ici, à la pointe de l’Europe, loin des métropoles, de ces masses humaines qui me font perdre l’idée même de l’homme et me conduisent à rêver son effacement ? Je foule la lande moelleuse et parfumée. Je détaille le graphisme des murets en pierre sèche. Pas un arbre dans ces parties hautes de l’île. Ils ne poussent que dans les bougués, ces vallons verdoyants où coule de l’eau douce et où prospère le saule. Dans des jardinets enclos s’épanouissent des fleurs aux couleurs délicates, des agapanthes et des amaryllis surtout. Cette île aujourd’hui si calme peut se faire île d’épouvante, avec des vents qui avoisinent les deux cents kilomètres heure et font exploser l’océan sous un ciel de Jugement Dernier.
Je contemple l’océan. Deux visions me mettent immanquablement les larmes aux yeux : l’étrave d’un voilier qui fend la vague et le dauphin qui bondit hors de l’eau.
29 et 30 juillet. Lu « Le Monastère noir » avec avidité. C’est un document historique et littéraire de premier ordre. Et il ne s’agit que d’une traduction ! Mais je ne me répandrai pas en bavardages ; je me contente d’inviter ceux qui me lisent à lire ce livre réédité il y a peu par une petite maison d’édition vendéenne.
Plan du rez-de-chaussé de la citadelle de Pierre-Levée, île d’Yeu, l’un des lieux de détention d’Aladár Kuncz, de juillet 1916 à avril 1919.
Olivier Ypsilantis
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