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Le Bund (L’union générale des ouvriers juifs de Russie, de Pologne et de Lituanie) – 2/3

Chapitre 16 – ‟Les autonomistes et les sionistes” : 

L’autonomisme de Simon Doubnov.

Pour Simon Doubnov, le plus grand historien de son temps, un peuple évolue selon trois étapes : 1. La période naturelle (stade tribal ou racial) 2. La période territoriale-politique 3. La période spirituelle, historico-culturelle. Simon Doubnov juge que le peuple juif a atteint la troisième étape, la plus élevée. Les Juifs constituent l’exemple quasi-unique d’une collectivité ayant survécu pendant deux mille ans malgré la dispersion. Il y a un peuple juif car ses membres ont conscience de lui appartenir.

A la fin du XIXe siècle, par le biais de la Haskala, la sécularisation de la pensée nationale juive se met à véhiculer une nouvelle conscience tant historique et culturelle que politique. Simon Doubnov rejette la conception théologique de l’histoire (voir Leopold Zunz et Heinrich Graetz) et favorise une approche dite scientifique. Il constate que tout en ayant perdu dans l’exil certains de ses attributs, le peuple juif reste bien vivant au sein des nations. Il constate aussi qu’à toutes les époques et en tous lieux, les communautés juives ont été culturellement fécondes à partir d’un centre hégémonique — et il attache une importance particulière à ce constat. Ce centre a été successivement : Eretz Israël, Babylone, l’Espagne, l’aire polono-russe, les États-Unis. Simon Doubnov n’a pas de mots assez durs contre l’assimilation, une négation de la nation juive ; il la dénonce, fort de ce constat : tout en étant nationale, la conscience juive est la moins nationaliste qui soit, parce qu’universaliste. Il dirige ses feux principalement contre les ‟idéologues de l’assimilation” (les assimilationnistes) tout en s’opposant à la religion, symbole de l’obscurantisme ; il s’oppose enfin au sionisme qu’il juge égoïste et confiné. Vers la fin de sa vie, Simon Doubnov se montrera toutefois plus conciliant envers celui-ci. Précisons à ce propos qu’il apporta tout au long de sa vie de nombreuses variations à son idéologie, subissant successivement l’influence d’Auguste Comte (positivisme), de John Stuart Mill (individualisme), d’Ernest Renan (spiritualisme) et de Hippolyte Taine (déterminisme historique).

 

La vision de l’autonomie culturelle-politique de Simon Doubnov.

Simon Doubnov insiste sur la nécessité historique de la diaspora, sur l’importance de la religion en tant que système d’autodéfense pour une nation qui ne possède pas l’arsenal défensif des autres nations. Il formule cette déclaration qui amplifie (et contredit) celle de Stanislas de Clermont-Tonnerre : ‟Les Juifs dans chaque pays, dans tous les pays où ils prennent une part active dans la vie politique et civique, doivent demander non seulement que soient accordés tous les droits aux citoyens, mais également et surtout les leurs propres en tant que membres du groupe national juif.”

Sa conception de l’autonomie culturelle-politique est séduisante, elle mériterait un article à part. Notons simplement que Simon Doubnov espérait un ‟État des nationalités” pour en finir avec l’‟État national dans lequel existent une nation dominante et des nations subordonnées.” Cette conception l’éloigna du Bund (qui niait l’unité juive pour cause d’antagonisme de classes) et du sionisme (qui pensait que les Juifs sans État se condamnaient à mort par assimilation). Simon Doubnov avait un certain respect pour le sionisme (une idée nationale après tout) mais il jugeait qu’il ne parviendrait pas à apporter les réponses appropriées au problème juif. Il se déclarait prêt à applaudir si toute la diaspora avait la garantie de pouvoir s’installer en Israël, une entreprise qu’il jugeait irréaliste. Ses conceptions autonomistes se traduisirent sur le plan politique par la fondation d’une section juive chez les Cadets (Parti constitutionnel démocratique ou KD), lors des élections de la première Douma, puis par celle du Parti du peuple juif, ou Folkspartei, dont l’existence fut de courte durée mais influença le monde juif.

 

Simon DoubnovSimon Doubnov (1860-1941) 

 

Les seïmistes et les folkistes.

La doctrine de Simon Doubnov poursuit sa carrière avec le SERP (Parti des ouvriers socialistes juifs ou Seïmistes) fondé en 1906 à Kiev. Les Seïmistes s’efforcent d’harmoniser les conceptions nationales de Simon Doubnov et l’idéologie socialiste. Le SERP réclame une autonomie juive afin d’asseoir une autorité politique, soit un parlement  national juif représentant les affaires collectives de toute la judaïcité.

Les Seïmistes n’adhérent pas au marxisme (à la différence du Bund, pour ne citer que lui), son action s’exerce plutôt en direction de la petite-bourgeoisie et de l’artisanat. Cette formation qui ne bénéficiera jamais d’une large audience est essentiellement présente en Ukraine, avec quelques sections en Lituanie mais aucune en Pologne. Sa politique est plutôt vague et va se limiter de plus en plus aux cercles intellectuels, avant que ses membres ne se dispersent, certains pour fonder un parti avec les sionistes-socialistes, après la révolution de 1917. Le SERP et le Folkspartei ont été les meilleurs porte-paroles de l’autonomie juive telle que la conçoit Simon Doubnov. Le Bund qui critique les conceptions de ce dernier subit son influence sans trop se l’avouer.

 

Les sionistes-socialistes.

Bien que critiques vis-à-vis du Bund, les sionistes russes adoptent certains de ses principes à la conférence d’Helsingfors, en 1906. De fait, le sionisme (de gauche, en particulier) devient un vecteur toujours plus important de la vie juive. Il s’efforce de concilier nationalisme (juif) et idéal socialiste. Tout en espérant l’alya et une solution étatique, les sionistes sentent qu’entre-temps il leur faut participer sans plus tarder à la vie politique du pays où ils vivent. Le Parti ouvrier socialiste sioniste fut fondé en 1905 par les territorialistes, les partisans d’un foyer national juif mais sans référence expresse à Eretz Israël. Ses adhérents eurent un rôle actif dans les groupes d’autodéfense et furent présents dans les syndicats.

Les sionistes-socialistes envisagent avec angoisse l’avenir des Juifs de Russie. Marxistes et yiddishistes (et sionistes à leur manière, sans oser le proclamer), ils cherchent une solution urgente capable de soustraire la judaïcité russe à de grands dangers. Ils s’opposent pour diverses raisons aux solutions proposées par le Bund, par le sionisme (celui qui n’envisage que le retour à Sion) et par les Seïmistes. Ils espèrent un territoire libre et inhabité qui permettrait aux nouveaux arrivants de donner corps à une autonomie nationale pour une société juive ‟saine et normale”. Comme Theodor Herzl, ils furent séduits par une installation juive en Ouganda (voir Israël Zangwill)… Mais les théoriciens du Bund dénoncent le programme des sionistes-socialistes comme une abstraction sociologique fumeuse car appuyée sur un territorialisme artificiel. Le mouvement sioniste-socialiste se désagrègera et ses adhérents partiront dans diverses directions, notamment vers le Poalé Tsion.

 

La naissance et le développement du Poalé Tsion.

La naissance effective du Poalé Tsion date du pogrom de Kichinev. Il se structure en parti politique après le septième Congrès sioniste de 1905 et plus encore après la conférence de Poltava, l’année suivante, où il prend le nom de Parti ouvrier juif social-démocrate (Poalé Tsion). L’année suivante, une Union mondiale des socialistes du Poalé Tsion est créée à la Haye. Le principal théoricien du mouvement est Ber Borochov dont les écrits sont fortement influencés par Karl Marx. Ber Borochov s’intéresse au problème national et plus particulièrement pour les Juifs. Il constate que les ouvriers doivent lutter pour leur survie en tant qu’ouvriers et que dans les nations opprimées, ils ont un double rôle à jouer : conquérir leur libération nationale et ensuite seulement leur émancipation sociale. Il constate également que les structures du peuple juif forment une ‟pyramide renversée”, une structure anormale générée par la vie en diaspora. Le prolétariat juif se trouve en aval de la production (transformation, répartition, services), avec une paysannerie quasi inexistante. Par ailleurs, de plus en plus de Juifs tombent dans le lumpenproletariat ou deviennent des Luftmenschen.

 

La libération du travailleur juif selon Ber Borochov. 

Le problème juif ne peut être résolu par l’assimilation ou l’émancipation mais par l’auto-émancipation, seule capable de restaurer ‟l’existence juive sur une base économique saine, clé de voûte de l’existence nationale et fondement d’une lutte des classes fructueuse vers la transformation socialiste de la vie nationale juive”. Les flux migratoires et la dispersion de la diaspora portent préjudice à cette transformation ; c’est pourquoi il est impératif d’œuvrer à la création d’un État juif socialiste. Ber Borochov reconnaît qu’Eretz Israël est historiquement le pays des Juifs et que leur installation là-bas permettrait au prolétariat juif — au sionisme ouvrier — d’agir dans le sens du mouvement ouvrier international, d’éduquer les masses prises dans l’apolitisme stérile ou dans la politique à courte vue du Bund. Le principal reproche adressé au Bund par le Poalé Tsion mérite qu’on s’y arrête : il ne tient pas compte de la destinée commune du peuple juif, que ses membres soient des bourgeois ou des ouvriers. Pour Ber Borochov le socialiste, la judaïcité vit dans l’exil ; plus ou moins tolérée, elle reste perçue comme une communauté étrangère.

 

Ber BorochovBer Borochov (1881-1917)

 (à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

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