A Benjamin R., rescapé de la Shoah et élevé dans l’esprit du Bund. En souvenir de nos conversations à bâtons rompus dans sa petite maison blanche d’Andalousie.
J’ai lu dès sa parution le livre de Henri Minczeles, ‟Histoire générale du Bund, un mouvement révolutionnaire juif” (Éditions Denoël, 1999), l’édition revue et corrigée des Éditions Austral parue en 1995. Ce livre fort dense reste une référence. J’ai choisi d’en présenter la quatrième partie (il y en a six), soit les chapitres 15, 16 et 17.
Cette quatrième partie a pour titre ‟La question nationale et les Juifs”. Henri Minczeles a placé en exergue une réflexion de Haïm Jitlowski : ‟La langue des Juifs n’est pas l’hébreu mais le yiddish, et celui qui se rit du yiddish se rit par là même du peuple juif ; celui qui ne sait pas un traître mot en yiddish est en réalité un demi-goy”. Cette réflexion outrancière d’un certain point de vue doit être replacée dans son contexte historique. Henri Minczeles conclut ainsi ses Remerciements : ‟Il existe maintenant un livre — et c’est quasiment le premier — qui raconte l’histoire générale du Bund ouvrier juif. Il ouvre — je l’espère — la voie aux chercheurs et historiens futurs. Ils sauront, j’en suis sûr, réparer ces oublis et ces omissions.” A ce jour, il me semble que cet ouvrage reste le seul dans son genre.
Chapitre 15 – ‟Les socialistes et la question nationale” :
L’effarante complexité du problème juif.
Définir un peuple n’est pas une affaire simple, et dans le cas des Juifs, elle se complique singulièrement. Un peuple se définissait alors selon quatre données essentielles : le sol, la langue, la religion, une communauté de destin. Or, au XIXe siècle, les Juifs ne répondaient pas aux deux premières données. Les spécialistes s’arrachaient les cheveux : comment définir le peuple juif ? Pourtant : ‟Un peuple extra-territorial existait malgré — ou grâce à — vingt-cinq siècles de dispersion, d’émigration ou d’errance. Tout au long du passé, des peuples avaient longtemps résidé sur un même sol et cependant ils furent engloutis dans le tourbillon de l’histoire alors que le peuple juif partout minoritaire, souvent vulnérable, grignoté par l’assimilation, semblait indestructible”. Le sentiment national juif s’est formé dans la zone de résidence et dans les marges occidentales et méridionales de cette zone (Galicie, Bukovine, Roumanie). Dans le monde yiddishophone, il s’est formé en raison d’une concentration de plus en plus marquée d’un parler à consonance germanique dans un monde slave. Plus la concentration était dense plus la conscience nationale était marquée.
Le sentiment nationalitaire dans le mouvement ouvrier juif.
Dans le monde juif, ce sentiment fut porté par le mouvement ouvrier et certains secteurs de la petite bourgeoisie désireux de s’assimiler en désacralisant leur judaïsme et en rejetant avec plus ou moins de fermeté les traditions ancestrales. Pour fortifier ses assises, le Bund dut engager ses intellectuels à se mettre au yiddish pour être mieux compris des classes laborieuses dont c’était majoritairement la seule langue. Ces intellectuels ne s’y mirent pas avec enthousiasme car ils craignaient de tomber dans le particularisme et, plus encore, d’émousser leur entrain internationaliste. Mais les cadres du Bund étaient dotés d’un solide pragmatisme et ces hommes de terrain comprirent l’importance qu’il y avait à maîtriser le yiddish ; par ailleurs, ils s’employèrent à élaborer une formulation théorique capable de prendre en compte l’idée nationale sans contredire la pensée marxiste, un exercice plutôt compliqué qui suscita tant dans le monde juif que non-juif des réactions très diverses, le judaïsme n’étant encore envisagé que comme une religion.
L’année 1897 voit deux évènements majeurs pour le judaïsme : la tenue à Bâle du premier congrès de l’Organisation sioniste et la constitution du Bund à Vilna, des évènements qui tracèrent deux voies majeures pour le monde juif : le nationalisme sioniste et un sentiment nationalitaire (l’un et l’autre avec leurs multiples tendances).
Marx et Engels et la question juive.
Karl Marx méconnaît le processus national qu’il interprète exclusivement en terme de lutte des classes. Par ailleurs, il sous-estime le phénomène religieux (particulièrement quant à la religion juive) et réduit le Juif à un Geld Mensch, un homme d’argent. Il estime que le Juif habitué au ‟trafic” disparaîtra de lui-même avec la suppression de ce trafic. Il va jusqu’à écrire que ‟l’émancipation sociale du Juif, c’est l’émancipation de la société du judaïsme”. L’antisémitisme des socialistes utopiques (voir Alphonse Toussenel et Pierre-Joseph Proudhon, pour ne citer qu’eux) est bien à rechercher du côté de Karl Marx qui appuie son livre ‟Réflexions sur la question juive” sur le postulat suivant : ‟Quel est le sens profond du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. Ne cherchons pas le secret du Juif dans la religion, mais cherchons le secret de la religion dans le Juif réel”. Les premiers marxistes se saisiront des déclarations de Karl Marx pour dénier aux Juifs le droit à la nationalité. Pour Friedrich Engels, partisan d’une Gemeinschaft universelle, les Juifs sont considérés comme des ‟résidus anachroniques”. Pour les marxistes, l’antisémitisme s’explique par l’état d’arriération des peuples d’Europe orientale ; il disparaîtra grâce aux progrès générés par la société industrielle…
Un compagnon de route marxiste devenu sioniste, Moses Hess.
Moses Hess s’oppose à Karl Marx dont il est le condisciple. Il affirme que seule l’émancipation nationale permettrait au peuple juif de mener une existence normale. Né à Bonn en 1812, Moses Hess s’était détaché du judaïsme avant d’y revenir progressivement dans les années 1860. Resté proche des idéaux socialistes, il écrit : ‟Un sol natal commun est la condition primordiale à des relations meilleures et plus développées entre le capital et le travail parmi les Juifs”. En tant que théoricien du socialisme, ses vues n’ont pas la profondeur de celles de Karl Marx ou de Friedrich Engels mais il connaît autrement mieux le judaïsme et il perçoit la montée de l’antisémitisme, en Allemagne notamment. ‟Pour Moses Hess, l’État juif était à la fois un centre spirituel et une base d’action politique où pourrait tout naturellement se développer un nouvel ordre social juif, plus égalitaire, plus juste et plus humain” écrit Henri Minczeles. Le positionnement de Moses Hess se trouve donc en totale contradiction avec cette tendance fort répandue chez les Juifs allemands : l’assimilation qui fut portée aux nues après leur émancipation politique de 1848. Moses Hess reste oublié et son livre ‟Rom und Jerusalem, die Letzte Nationalitätsfrage” quasiment inaperçu ; il n’empêche qu’il aura été particulièrement lucide sur les ‟vertus” de l’assimilation et la ‟bonne volonté” des sociétés environnantes.
Ci-joint, l’intégralité (en anglais) de son écrit ci-dessus mentionné :
http://www.zionismontheweb.org/Moses_Hess_Rome_and_Jerusalem.htm
L’austro-marxisme et la question nationale.
Le problème des nationalités préoccupait les socialistes depuis les années 1880 à Vienne, capitale d’un empire composite où les sociaux-démocrates autrichiens avaient élaboré un programme en faveur de l’autonomie des différents peuples inclus dans l’Empire austro-hongrois. En septembre 1899, au congrès de Brünn (Brno), la question nationale fut débattue : un programme combinant les principes territoriaux et extra-territoriaux et prenant en compte l’interpénétration de peuples divers dans un même État allait servir de credo aux partis socialistes des minorités nationales.
Le juriste Karl Renner (qui a été président de la République d’Autriche) se pencha sur la question nationale. Auteur d’un plan qui inspirera le programme national du Bund, il remarque qu’au XIXe siècle, les États prennent exemple sur le centralisme de la Révolution française, un centralisme contraignant voire totalitaire, puisqu’il ne reconnaît pas les minorités nationales. Aussi propose-t-il la création d’un système fédéral en insistant sur l’antinomie État / nation, État / société en général. Le droit des minorités doit donc être reconnu au sein d’une Union nationale, d’autant plus que certains peuples peuvent être majoritaires dans une région et minoritaires dans une autre. Parmi ces peuples, les Juifs. C’est donc en Autriche, empire bicéphale et multinational, que la question nationale se pose avec le plus d’acuité. La social-démocratie autrichienne est le premier Parti ouvrier à avoir tenté d’apporter une réponse à cette question. Karl Renner est l’auteur d’une théorie ‟d’autonomie nationale-culturelle” qui servira de base aux bundistes.
Ci-joint, une riche réflexion inspirée de la pensée de Karl Renner, intitulée ‟Karl Renner et l’État multinational. Contribution juridique à la solution d’imbroglios politiques contemporains” et signée Stéphane Pierré-Caps :
http://www.reds.msh-paris.fr/publications/revue/pdf/ds27/ds027-11.pdf
La question nationale vue par Otto Bauer.
Social-démocrate et ministre des Affaires étrangères, l’Autrichien Otto Bauer étudie lui aussi les caractéristiques d’une nation. Il est l’auteur d’une définition devenue célèbre : ‟La nation est l’ensemble des hommes réunis dans une communauté de caractère sur le plan de la communauté de sort.” Cette histoire commune génératrice d’une culture particulière n’est pas nécessairement liée à un territoire déterminé. Pourtant, et malgré la justesse de son constat, Otto Bauer refuse d’appliquer aux Juifs ce concept d’extra-territorialité jugeant que ces derniers disparaîtront peu à peu, par assimilation. Il admet que les Juifs d’Europe orientale constituent bien une nation mais à la culture inconsistante et éphémère (!?), allant jusqu’à méconnaître l’importance du yiddish en tant qu’élément national et culturel. Bref, la culture dominée doit se fondre dans la culture dominante. Auteur d’une pensée originale sur le concept de nation, Otto Bauer refuse globalement d’envisager les Juifs comme une nation — et donc de leur accorder une autonomie nationale —, au même titre que les autres peuples d’Autriche. Il le refuse alors que les Juifs disposent de tous les critères qui selon lui définissent une nation ! Otto Bauer sera vivement critiqué, en particulier par les bundistes qui retiendront toutefois une partie de son analyse.
Les points de vue de Staline et de Lénine.
Devenu commissaire du peuple aux nationalités, Staline fait appliquer ses vues sur le problème national (exposées en mai 1917 à la septième conférence du Parti bolchevik), sauf pour les Juifs. Le Birobidjan ne comptera jamais plus de 1 % des Juifs soviétiques, soit un maximum de 30 000 individus.
Pour la plupart des socialistes russes, à commencer par Lénine, le judaïsme est une religion, rien de plus ; il est même considéré comme une vieillerie. Les tentatives nationales de la judaïcité sont quant à elles jugées intrinsèquement réactionnaires et ses partisans comme des ‟séparatistes bundistes”, des nationalistes nuisibles aux intérêts de la classe ouvrière, qu’ils soient sionistes ou non. La seule solution proposée : L’ASSIMILATION… Lénine regarde de haut les Juifs d’Europe orientale et n’accorde sa considération qu’au judaïsme occidental qui ‟avait donné au monde les grands chefs de la démocratie et du socialisme, (et qui) ne s’était pas élevé contre la tendance à l’assimilation.” Il se moque du Bund, ‟un groupe d’intellectuels libéraux qui ont corrompu les ouvriers juifs avec le nationalisme et le séparatisme bourgeois.” Lénine si perspicace sur certaines questions ne l’est guère sur la question juive. Il juge, par exemple, que la culture yiddish est une simple conséquence de l’antisémitisme russe…
Les points de vue de Léon Trotski et de Karl Kautsky.
Les vues de Léon Trotski sont grosso modo celles de Lénine, toutes convergent vers l’assimilation. Toutefois, il juge avec une certaine tolérance le Bund, estimant qu’il représente la classe ouvrière juive. De plus, il approuve ses groupes d’autodéfense. Le sionisme lui est par contre insupportable, et il ne commencera à l’admettre que peu avant sa mort, lorsque le nazisme triomphant en Allemagne menacera l’Europe.
Karl Kautsky est l’un des plus virulents assimilationnistes. Il juge l’autonomie nationale-culturelle (des Juifs) comme réactionnaire. Il dénonce le particularisme du Bund et déclare que les sionistes (toutes tendances confondues) sont objectivement complices des antisémites. Les Juifs sont envisagés comme les résidus d’une ancienne nationalité et le yiddish comme un ‟allemand corrompu” et ainsi de suite…
Rosa Luxemburg et le mouvement ouvrier juif.
Rosa Luxemburg rejoint Lénine dans son analyse du problème juif, et malgré ses nombreux désaccords idéologiques avec ce dernier. Elle va même plus loin. Elle redoute que l’internationalisme du prolétariat soit entamé par le nationalisme du Bund. Contrairement à Lénine, elle refuse le droit des nations à l’autodétermination, jugé être un obstacle supplémentaire à l’union internationale du prolétariat. Elle admet la nationalité comme fait culturel mais s’oppose fermement à l’État-nation. Elle reste fidèle aux principes fondamentaux de Karl Marx, à savoir que ‟ce sont les positions de classe et non les positions nationales qui constituent le fondement de la politique socialiste et commandent l’attitude envers la question nationale”. Son intransigeance en la matière l’amènera donc à considérer le Bund avec une hostilité permanente. Quant au sionisme, elle l’accuse d’édifier un ghetto en Palestine. Rosa Luxemburg, une Juive née dans un shtetl de Pologne et ayant choisi l’allemand afin de promouvoir la lutte révolutionnaire n’accepte du judaïsme ni la nationalité juive ni le yiddish, une langue qu’elle méprise. Comme tant d’autres leaders socialistes d’origine juive, elle ne voit la solution du problème juif que dans l’assimilation.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis