La gauche radicale israélienne ne cesse de s’en prendre à l’État d’Israël, cette singulière démocratie. Il est vrai que le radicalisme de gauche (l’anarchisme en particulier), qu’il soit israélien ou non, éprouve généralement une grande suspicion envers l’État. Pourtant, n’oublions pas qu’il y a peu, un certain radicalisme de gauche plaçait de grands espoirs dans l’État socialiste supposé apporter le bien-être à l’humanité. La chute de l’URSS et de l’Empire soviétique a balayé ces rêveries et a précipité le balancier dans une direction opposée.
Dans un essai, ‟Independence: The Regime Is Always Foreign”, Ariella Azoulay invite à rouler avec sa voiture sur le drapeau israélien à l’occasion du ‟Independence Day”. John Locke et John Stuart Mill auraient sans aucun doute applaudi à la lecture de certains passages de cet essai. Mais autant leurs théories libérales expriment un point de vue sain et raisonnable sur la puissance de coercition de l’État, autant de nos jours, la gauche radicale ne fait montre que d’hystérie. Dans la vision de cette dernière, le citoyen est impuissant face à l’État qui le broie. Adi Ophir (l’un des principaux théoriciens de l’antisionisme avec Ariella Azoulay) écrit dans ‟On Time and Space in the State of Emergency” : ‟The modern state is a totalizing structure : It demands the right to absolute supervision of a territory, a population, and anything that takes place on that territory and within that population. The state constantly perfects the mecanisms that allow for such supervision. Its ability to collect, sort, and process detailed informations about subjects and people — about each and every individual and entire populaces — is continuously growing, invading more and more areas of life, bypassing legal barriers on the one hand and legalizing new aspects of reality on the other. The state’s ability to intervene through law, police, and regulatory systems in all that takes place within its boundaries is almost without limits, other than those it places on itself.” Ce genre de réflexions flatte mon côté anarcho-capitaliste, ma profonde sympathie pour des hommes tels que Lysander Spooner ou Murray Rothbard, mais elles me placent par ailleurs devant une contradiction : je penche fortement du côté de l’anarchisme individualiste, je m’élève contre les impôts et je suis néanmoins un ardent défenseur de l’État d’Israël. Je sais pourtant que le paradoxe est une formidable source d’énergie et une invitation à réfléchir sans répit.
L’État n’est plus envisagé comme une structure pyramidale du haut de laquelle les ordres tombent mais comme un réseau dense et complexe de centres de décision qui agissent de concert ou en opposition les uns avec les autres. Cette absence apparente de structure rend l’emprise de l’État encore plus prégnante. C’est l’‟imperialism of law”, la loi et son langage, qui emprisonne dans un puissant maillage. Ronen Shamir écrit dans ‟The Politics of Reasonableness” : ‟Not only does the law cover more and more spheres of social activity, but its language is also changing so as to allow judges to act as a ‟council of sages” — those who, in the name of their wisdom, appropriate the authority to determine what is normal, proper, ideal, or accepted.”
Au cours de ces dernières années, et considérant la situation engendrée par les attentats du 11 septembre 2001, les théoriciens de la gauche radicale se sont penchés sur la notion de ‟state of emergency”. Ils citent volontiers Carl Schmitt qui se voulait le juriste officiel du IIIe Reich, plus particulièrement ‟Political Theology: Four Chapters on the Concept of Sovereignty”, un écrit où l’auteur affirme que le véritable test pour un État ne s’effectue pas en temps de paix (avec consolidation de l’ordre constitutionnel) mais lorsque ‟the state suspends the law in the exception on the basis of its right of self-preservation.” C’est l’état d’urgence, un système de défense décrété par un État qui se sent particulièrement menacé. Un tel état (qui peut sérieusement entamer les principes de la justice et les libertés civiques les plus élémentaires) doit cesser sitôt que s’éloigne la menace. Mais selon des théoriciens du radicalisme de gauche, la guerre totale contre le terrorisme a donné aux États occidentaux (à commencer par les États-Unis de George W. Bush) l’occasion de faire perdurer l’état d’urgence, de faire de l’exception la règle. Yehouda Shenhav écrit dans ‟The Imperial History of the «State of Exception»” : ‟The state of emergency that is currently in place in Western democracies has become a permanent working paradigm…” Ruth Gavison écrit dans ‟Constitutionalizing the State of Emergency” : ‟It must be acknowledged that Israel today exhibits no outstanding exceptions to, or unusual violations of, humans rights, made possible because Israel has been in a continuous state of emergency since its inception.” Et ainsi de suite.
Ces théoriciens radicaux citent volontiers Giorgio Agamben et son ouvrage le plus connu, ‟Homo Sacer: Sovereign Power and Bare Life”. Ci-joint, un entretien avec ce philosophe italien intitulé ‟Une bio-politique mineure” :
http://www.vacarme.org/article255.html
Dans ‟Homo Sacer: Sovereign Power and Bara Life”, Giorgio Agamben soutient que nous vivons un temps où le ‟camp” (camp de la mort, camp de concentration, camp de réfugiés, sans oublier les terminaux des aéroports où se concentrent des étrangers à la recherche d’un asile) est devenu la matrice de nos politiques. L’homme y est dépossédé de tout, droit et protection légale. Il ne lui reste que sa nudité biologique. Selon Giorgio Agamben, c’est précisément ce qui nous attend dans l’état d’urgence qui devient global, un état où la frontière entre les régimes qui semblent respecter les libertés civiles et ceux qui les violent se fait de plus en plus imprécise.
Affirmer que les démocraties libérales ne se distinguent pas (ou si peu) des dictatures constitue un saut dialectique des plus osés. Adi Ophir déclare qu’au nom de la ‟sécurité”, ces deux types de régime se sont rapprochés jusqu’à se confondre. Selon lui, un État qui s’efforce de garantir sa propre sécurité devient un monstre car, d’une part, il met en place un dense réseau de contrôle auquel se voient soumis ses citoyens ; d’autre part, il encage les non-citoyens qui se trouvent dans l’aire qu’il contrôle, il les terrorise en leur refusant toute protection légale et, ainsi, les abandonne à eux-mêmes. En conclusion, et toujours selon ces radicaux, l’homme moderne n’a guère de choix : vivre dans un État qui se soucie malgré tout du bien-être de ses citoyens où derrière des réseaux de barbelés au pied de miradors est du pareil au même.
Ces radicaux dénoncent donc l’omniprésence de l’État, sa toute-puissance. Ils se situent d’emblée hors de la sphère étatique et se proposent d’attaquer et de réformer le système de l’extérieur, de créer une sphère ‟politique” en commençant par miner le ‟politique” dans ses structures institutionnelles. La logique d’un tel procédé est aisée à deviner : il ne s’agit pas de créer un nouvel ordre ou de réformer l’ancien, il ne s’agit que de perturber un statu quo. Giorgio Agamben affirme que la nouveauté dans l’action politique à venir ne résidera pas dans la lutte pour la conquête et le contrôle de l’État, mais dans une lutte entre l’État et le non-État — l’humanité.
Le fait que État ne soit pas le seul acteur sur la scène politique, qu’il partage son pouvoir avec des entités régionales et internationales (sans oublier les organisations terroristes et les mouvements de guérilla), permet aux mouvements qui le nient ou le dénoncent de s’exprimer. Il n’en reste pas moins que l’État reste l’autorité principale dans la vie publique d’aujourd’hui et, dans une certaine mesure, dans la vie privée. En dépit de certaines apparences, le rôle de l’État ne cesse de se confirmer. Et la résistance à laquelle appellent les radicaux n’est opérante que dans l’espace extraordinairement réduit délaissé par l’État. En conclusion, le discours radical (aussi longtemps qu’il ne dégénère pas en violence armée) n’est qu’une piqûre de moustique sur le dos du Léviathan.
La gauche radicale israélienne s’est enfermée dans sa tour d’ivoire. La liberté politique dont elle jouit l’enivre et l’intoxique au point de lui faire croire que les campus universitaires ne seraient que son terrain de jeux. Un exemple parmi tant d’autres. Il y a peu, des professeurs de l’Université de Tel Aviv s’élevèrent contre le projet de la Faculté de Droit d’inviter le colonel Pnina Sharvit-Baruch, Head of the IDF’s international law department. Ils déclarèrent qu’il n’était pas question de recevoir un officier qui avait justifié les ‟crimes de guerre” de l’IDF à Gaza. Et pourtant, que le gros du budget des universités du pays soit versé par l’État d’Israël et d’‟horribles” sionistes ne semble pas déranger ces contestataires…
(à suivre)