La gauche radicale israélienne est qualifiée de post-sionisme, une désignation souvent employée à la légère. Certains de ces radicaux l’ont rejetée et pour de bonnes raisons. Leur position n’est pas post-sioniste mais anti-sioniste. Ils jugent qu’Israël est un État-nation colonial. Leur négation d’Israël est totale. Ils dépouillent le projet sioniste de toute légitimité.
La gauche sioniste considère que l’histoire d’Israël fut un beau projet qui a été trahi. La gauche radicale, quant à elle, considère que le projet sioniste est corrompu depuis l’origine. Pour elle, le sionisme n’est qu’un projet colonial fondé sur la spoliation des indigènes arabes. Une semblable accusation était déjà perceptible dans le yichouv des années 1920, notamment chez les militants communistes. Son assimilation par le discours académique est le fait de ‟critical sociologists” comme Baruch Kimmerling (‟Immigrants, Settlers, ans Natives: Israel Between Plurality of Cultures and Cultural Wars”) et Gershon Shafir (‟Land, Labor, and the Origins of the Israeli-Palestinian Conflict, 1882-1914”). Pour Baruch Kimmerling, Israël est le dernier avatar du colonialisme européen ; par ailleurs, les immigrants juifs auraient fondé un pays aux dépens des indigènes : ‟These immigrant groups established societies and even founded countries at the expense of indigenous populations, often in their stead. This is how the United States, Canada, all of South and Central America, Australia, New Zealand, Rhodesia, white South Africa, and French Algeria were created. This is the zeitgeist in which Zionism was born.” Selon ces deux intellectuels, pour ne citer qu’eux, le sionisme est porteur d’un péché originel, d’une tache indélébile. Pour ces radicaux, l’État d’Israël est immoral. Pour l’historien israélien Gadi Algazi, le ‟colonial capitalism” est responsable de la construction de la Barrière de séparation et des implantations juives.
Vue aérienne de la Barrière de séparation prise en 2004
Israël est une démocratie, à savoir que ses citoyens bénéficient des mêmes droits à l’intérieur de ses frontières, sans considération d’origine ethnique ou religieuse. Cette démocratie a quelque chose à voir avec le colonialisme européen, si on prend comme exemple la fondation des États-Unis. Toutefois, Israël n’a pas adopté en bloc ce modèle de citoyenneté, puisque ce pays se définit comme État juif, une dénomination qui ne plaît pas à tout le monde. On se souvient de la détestable remarque d’Alain Juppé, remarque qui traduit une profonde méconnaissance de l’histoire juive et qui ne fait que trahir l’esprit démagogique de celui qui fut ministre des Affaires étrangères et qui déclara le 18 juillet 2011, à Bruxelles : ‟Je pense en particulier que la mention d’un “État juif” peut poser problème ; que je sache, aujourd’hui en Israël, il y a des Juifs mais il y a aussi des Arabes. Par ailleurs, pour la France et pour beaucoup d’Européens, nous avons une vision laïque des États qui ne se réfère pas à l’appartenance à une religion.”
Pour la gauche radicale israélienne, l’auto-définition ‟État juif” suffit à vouer aux enfers l’État juif. Dans ‟Historians, Time and Imagination, From the ‟Annales” School to the Postzionist Assassin”, Shlomo Sand n’hésite pas à écrire que le sionisme s’est clairement inspiré de la notion allemande de Volk pour édifier l’État d’Israël. Cette vue est largement partagée par la gauche radicale israélienne et les organisations arabes qui considèrent que les Arabes — les ‟Palestinian citizens” — sont en Israël des citoyens de seconde zone, alors qu’ils jouissent des mêmes droits, redisons-le, que les Juifs d’Israël. Yoav Peled et Gershon Shafir n’ont pas honte d’écrire que les Arabes israéliens sont en réalité ‟excluded from full citizenship in its republican sense, i.e., from participating in the definition of the common social good.” Ainsi donc, la pleine citoyenneté serait en Israël un privilège réservé aux seuls Juifs. Des deux côtés de la Ligne Verte, les Palestiniens resteraient les exclus du projet sioniste. Ils seraient les éternels humiliés. Le sociologue Lev Grinberg a élaboré l’expression ‟symbolic genocide of the Palestinian nation”, expression qui a fait sa première apparition dans ‟La Libre Belgique” en mars 2004. Son collègue Oren Yiftachel a, lui, élaboré le concept d’ethnocracy dans ‟Ethnocracy, Democracy, and Geography: Notes on the Judaization of the Land”.
Dans la liste des opprimés, la gauche radicale israélienne compte, hormis les Palestiniens, les Séfarades ou Mizrahim. Cette gauche ne cesse de dénoncer l’hégémonie ashkénaze. Ses membres se voient comme des ‟New Mizrahim” ou des ‟Arab Jews”. Cette dénonciation n’était pas sans fondement au cours des trois décennies qui firent suite à la création de l’État d’Israël. Mais que vaut-elle à présent ?
Ainsi que le précise l’anthropologiste Yossi Los, l’agenda des radicaux de la gauche israélienne tend ‟to redefine Jewish nationalism — this time as part of the Arab sphere in which we exist and not as an extension of neocolonial, conceited Europe, or as yet another chapter in a tale of endless persecution.”
Dans la liste des victimes du sionisme, ces radicaux comptent également les femmes, victimes de discrimination dans une société patriarcale. Étrange dénonciation dans un pays où ces dernières sont présentes dans tous les secteurs de la société ainsi que dans l’armée, jusqu’au plus haut niveau (voir Golda Meir). Pour en savoir plus sur le féminisme du radicalisme de gauche israélien, lisez l’ouvrage d’Orit Kamir, ‟Human Dignity Feminism in Israel: A Socio-Legal Analysis”.
La gauche radicale israélienne ne cesse d’allonger la liste des victimes du sionisme : les ultra-orthodoxes, les travailleurs, les Juifs de la diaspora, les homosexuels, les handicapés, les personnes âgées, les travailleurs étrangers, les survivants de la Shoah, les immigrants venus de l’ex-Union soviétique, et la liste s’allonge au fil des ans. Cette cascade de dénonciations va dans le sens de cette ‟culture of complaint” (l’expression est du critique d’art Robert Hughes) qui s’est répandue dans le monde occidental mais aussi en Israël. Ces radicaux de gauche veulent faire entendre la voix des damnés de la terre, ce qui ne donne qu’une cacophonie. Certes, le culte de la victime n’est pas sans fondement : il traduit le désespoir de l’homme post-moderne, fragmenté, flotsam et jetsam dans la tempête. Mais l’utilisation de ce désespoir par des forces politiques n’a pour effet que d’enfoncer les ‟victimes” dans l’apitoiement d’elles-mêmes et le ressentiment envers l’autorité accusée d’être responsable de l’état dans lequel elles se trouvent. La plainte alimente la plainte, continuellement. La plainte se justifie elle-même, s’enfonce sur elle-même comme une visse sans fin, comme un maelström. L’ivresse de la plainte ! La poétesse afro-américaine Maya Angelou met en garde contre cet état débilitant : ‟The holiness of always being the injured party.”
(à suivre)