Honteuse caricature parue dans Ethnos (ειδησεις), le 7 avril 2002. Traduction : « Ne te sens pas coupable, mon vieux. On n’est pas allé à Auschwitz et à Dachau pour souffrir mais pour apprendre. » Sur le panneau, en bas et à droite de l’image figure le mot « Palestine ».
Je n’ai pris que tardivement conscience de l’antisémitisme grec. Je jugeais impossible que l’antisémitisme puisse être grec ; et d’abord pour une raison assez simple : la partie grecque de ma famille a toujours parlé des Juifs avec respect voire émotion. J’ai grandi avec l’idée que Grecs et Juifs étaient frères malgré un héritage nettement différencié. C’est donc avec une tristesse mêlée d’étonnement que j’ai découvert que l’antisémitisme pouvait se décliner sur un mode grec. J’ai tenté d’en comprendre la spécificité, un exercice pénible auquel je n’ai probablement pas prêté assez d’effort. J’ai commencé par apprendre que Mikis Thodorakis (dont j’appréciais tant les musiques de films et les recherches musicales) avait tenu des propos dignes d’un μαλάκας — soit dans ce cas un « connard ».
Inséré dans un dossier publié sous la direction de Manfred Gerstenfeld et Shmuel Trigano sous le titre « Les habits neufs de l’antisémitisme en Europe » (Éditions Café Noir, collection « Dissidence »), un article d’Andrew Apostolou m’a aidé dans mon enquête. Cet article s’efforce d’analyser l’antisémitisme grec à partir des réactions grecques qui firent suite aux attentats du 11 septembre 2001. En Grèce, ces attentats excitèrent un anti-américanisme latent bientôt épicé d’antisémitisme, au point que l’ambassade d’Israël à Athènes publia deux démentis officiels au mensonge des Arabes — un de plus — selon lequel les Juifs avaient été avertis de ne pas se rendre au World Trade Center le jour des attentats. La Grèce est le seul pays où, face à l’insistance de ce mensonge, une ambassade d’Israël se vit contrainte à agir de la sorte, ce qui donne une idée de l’état des lieux… Tandis que les médias grecs incontinents se chiaient dessus, la classe politique se taisait ; mais certains membres de cette honorable classe ne tardèrent pas à se laisser séduire par cette σκατά (merde). L’antiaméricanisme d’une frange de la gauche ne fut que faiblement condamné avant d’être plus ou moins justifié : le 11 septembre apparaissait comme un juste retour des choses. Des journalistes du I Kathimerini (Η Καθημερινή) acclamèrent les attentats, un coup bien assené contre le monstre américain. Il est vrai que peu d’années auparavant, au cours de la guerre du Kosovo (1998-1999), les Grecs avaient été profondément irrités par les bombardements de l’OTAN contre les Serbes et jusqu’au centre de Belgrade.
Les Grecs ont une vision volontiers romantique du terrorisme qu’ils voient comme une lutte des opprimés contre les tyrans, vision qui a des origines historiques, de la guerre d’indépendance (1821-1829) contre le Turc (avec en figure de proue le Klepht – κλέφτης) à la Résistance contre les nazis sans oublier Chypre et l’EOKA (Εθνική Οργάνωσις Κυπρίων Αγωνιστών). L’indulgence grecque envers le terrorisme est particulièrement marquée dans les années 1980, alors que le PASOK (ΠΑ.ΣΟ.Κ., soit Πανελλήνιο Σοσιαλιστικό Κίνημαest) est au pouvoir. En est-il de même aujourd’hui ? Je ne sais. Cette indulgence manque de sens critique, ce qui est étonnant de la part d’un peuple qui plus que tout autre (hormis le peuple juif) aime le débat politique. L’histoire très particulière des Grecs explique cependant certains « réflexes », au sujet de la Macédoine par exemple. Il ne s’agit pas d’excuser la satisfaction plus ou moins affirmée de nombreux Grecs suite aux attentats contre le WTC ; on ne peut toutefois leur faire oublier le rôle de la CIA dans le soutien apporté aux colonels. Et une fois encore, n’oublions pas l’irritation des Grecs face à l’aide apportée par l’OTAN aux musulmans bosniaques et aux Albanais du Kosovo. Le peuple grec n’a jamais oublié l’oppresseur ottoman (musulman) et de ce point de vue je n’ai pas à le juger.
Mais passons à un autre degré auquel je tourne radicalement le dos, le ragout antisémite me faisant vomir tripes et boyaux. Personne n’ignore que la prose de Noam Chomsky et d’Edward Saïd est appréciée en Grèce — et ailleurs. L’infernale petite logique de-gauche est actionnée par le qvi bono ? La question amène aussitôt la réponse — de fait, elle la contient, soigneusement emballée. Et pourquoi s’en priver ? La théorie du complot est un deus ex machina (expression issue du théâtre grec) qui permet de dénouer les situations les plus complexes et qui évite les maux de tête aux camarades. A dada sur cette théorie, nombre de Grecs jugèrent donc que le principal bénéficiaire de la campagne aérienne de l’OTAN dans les Balkans était le Turc, l’ennemi historique. Je n’aime pas le Turc mais il faut être juste : si la population turque était dans son ensemble favorable à cette campagne, l’appareil d’État s’inquiétait de la légitimation de la doctrine de l’intervention pour des raisons humanitaires.
Pour les Grecs, la Turquie bénéficiait de la défaite du nationalisme serbe, ce qui supposait logiquement (?) qu’elle bénéficiait à l’allié de la Turquie qu’était Israël. Donc, les États-Unis sont anti-Serbes et pro-musulmans dans les Balkans parce que cela profite à Israël. Ben voyons ! Alors qu’au Moyen-Orient, les États-Unis sont anti-musulmans parce que cela profite à Israël. Ben voyons ! Une fois encore, on néglige la connaissance historique pour mieux servir le préjugé. Il est vrai que l’antisémitisme et l’antisionisme, forts de leurs idées préconçues, n’ont que faire de la réalité. Dans le cas qui nous occupe, exit l’accord militaire israélo-turc entérinant de manière formelle les relations établies à la fin des années 1950, suite aux menaces sécuritaires que le Moyen-Orient faisait peser sur ces deux pays. L’« explication » était toute trouvée : le lobby juif. De fait, les Grecs s’y connaissent en matière de lobbyisme, aux États-Unis notamment. Les gouvernements grecs dépensent des sommes énormes pour soutenir leurs lobbies mais ils restent peu efficaces, probablement parce que l’individualisme grec est depuis l’Antiquité assez féroce. Quoiqu’il en soit, le lobby grec est jaloux du lobby juif, d’où les ragots selon lesquels les Juifs ont été avertis de l’attentat contre les Twin Towers, ragots colportés plus au moins explicitement par les médias du pays. On pourrait multiplier les exemples qui attestent d’une recrudescence de l’antisémitisme en Grèce suite aux attentats du 11 septembre.
L’antisémitisme en Grèce n’est pas plus violent que dans d’autres pays ; il est même moins violent ; mais ce qui fait sa triste spécificité, c’est qu’il n’est presque jamais dénoncé. Pour boucler la boucle, disons que ce peu d’entrain à le dénoncer va de pair avec le peu d’entrain à dénoncer le terrorisme. Souvenez-vous de la longue vie de l’Organisation révolutionnaire du 17-Novembre (Επαναστατική Οργάνωση 17 Νοέμβρη) qui opéra en toute impunité, avec vingt-trois meurtres à son actif en vingt-cinq ans, depuis l’assassinat, en 1975, d’un responsable de la CIA jusqu’à celui de l’attaché militaire britannique, en 2000, sans compter de nombreux vols à main armée. L’anti-américanisme de cette organisation séduisait probablement de nombreux Grecs. Aucun de ses membres ne fut arrêté jusqu’au démantèlement de l’organisation en 2002, suite aux confessions de l’un d’eux, gravement blessé par l’explosion prématurée de sa bombe.
La réaction des Grecs de Grèce aux attentats du 11 septembre indigna les Américains d’origine grecque ; mais la question de l’antisémitisme ne fut jamais évoquée.
Olivier Ypsilantis