Mais pourquoi les sociaux-démocrates parviennent-ils à ne pas sombrer dans cette boue qu’est l’antisémitisme et qui semble vouloir tout engloutir ? Tout d’abord parce que ses leaders non seulement n’utilisent pas l’antisémitisme à des fins électorales mais ils le dénoncent et frontalement, ce qui dans une société autoritaire n’est pas sans effet. Par ailleurs, leur interprétation des phénomènes économiques, sociaux et politiques s’appuie sur une base marxiste. Que Karl Marx ait écrit de bien étranges choses (euphémisme) sur les Juifs ne fait pas pour autant du marxisme une théorie antisémite – ce qui n’empêche pas des marxistes d’être des antisémites. Les ouvriers de l’industrie quant à eux ne se sentent pas déclassés dans cette société qui s’industrialise. Ils y ont leur place et les rêveries relatives à la forêt et aux tribus germaniques ainsi que l’exaltation des vertus paysannes ne les touchent guère. L’antisémitisme ne les intéresse pas car ils jugent probablement, et implicitement, qu’il ne leur sera d’aucune utilité. Ce n’est pas le cas du Mittlestand que la modernité inquiète ainsi que nous l’avons signalé. Aussi se reporte-t-il vers les partis du centre conservateur, l’impérialisme allemand mais aussi vers des candidats dont l’antisémitisme est le carburant.
De 1887 qui voit l’élection d’Otto Böckel à la déclaration de guerre en 1914, environ quatre-vingt-dix députés antisémites sont élus au Reichstag, soit des groupes qui se font et se défont et qui à l’occasion sont soutenus par des Conservateurs. Les députés antisémites représentent l’essence du Mittelstand. Presque tous sont protestants. Aucun d’eux n’est issu de l’aristocratie ou de la classe ouvrière. Ces députés antisémites sont issus de la classe sociale qui apportera un soutien massif au N.S.D.A.P. après la Première Guerre mondiale. A cette petite-bourgeoisie inquiète et qui éprouve un sentiment de frustration vont s’adjoindre des adeptes des sciences occultes, du retour à la terre, des végétariens, bref, toute une faune.
L’année 1893 voit l’apogée du Mittelstand, avec la fondation de l’Alldeutscher Verband dont le premier responsable est Ernst Hasse. Son antisémitisme est implicite. En 1908, avec Heinrich Class, l’antisémitisme de ce parti se fera explicite. 1893 voit également l’émergence du Deutschnationaler Handlungsgehilfen-Verband (D.H.V.) qui de trente membres passe à près de cent cinquante mille membres en 1913. Un troisième parti représentatif du Mittelstand est fondé cette même année, le Bund der Landwirte (BdL). Particulièrement influent, il ne tardera pas à devenir une force politique majeure à droite et participera à la radicalisation des Conservateurs sur la question juive. Ce parti mêle nationalisme et antisémitisme. Il considère que les Juifs ont une présence démesurée dans certains secteurs. En conséquence, il appelle au boycott des commerces juifs, à la ségrégation entre Juifs et chrétiens et, enfin, à l’expulsion des Juifs d’Allemagne.
Les organisations d’étudiants, de gymnastique et de sport (issues de l’idéologie de Friedrich Ludwig Jahn), les mouvements de jeunesse et j’en passe, tous plutôt apolitiques sont diversement antisémites. En 1894, une société est fondée par le traducteur d’Arthur de Gobineau, un disciple de Paul de Lagarde. Ses premiers adhérents sont des membres de la famille de Richard Wagner. Et lorsque l’Alldeutscher Verband supporte à son tour ceux qui se sont regroupés autour de la mémoire d’Arthur de Gobineau, une union raciste se constitue. Arthur de Gobineau et Houston Stewart Chamberlain sont très lus par les étudiants.
En cette fin XIXème siècle et en ce début XXème siècle, l’Allemagne est infectée par l’antisémitisme. Pourtant, aux élections législatives de 1912, l’antisémitisme politique semble sur le déclin. Mais il va se manifester sans tarder et avec vigueur au milieu d’une guerre qui comme à s’enliser et d’une vie toujours plus difficile pour l’arrière. Les Juifs sont poussés une fois encore sur le devant de la scène afin d’« expliquer » cette guerre que l’on espérait courte. On les accuse d’être responsables de la tournure prise par cette guerre mais aussi d’en tirer d’immenses profits. Ainsi l’antisémitisme augmente à mesure que se prolonge la guerre et que la victoire semble de plus en plus improbable pour l’Allemagne. Une vaste coalition menace l’égalité des droits garantie par le Reichstag dans l’Acte de 1869.
Issue des circonstances les plus tragiques, la République de Weimar élabore une Constitution qui accorde aux Juifs une complète égalité, ce qui provoque un regain d’antisémitisme. De fait, la République de Weimar et sa Constitution sont devenues un exemple extrême de l’écart qu’il peut y avoir entre pays légal et pays réel. Les Juifs peuvent en effet travailler dans la fonction publique, mais dans l’esprit d’une majorité d’Allemands, ils sont responsables de la défaite, de la Révolution bolchévique, de la République soviétique de Munich (Räterepublik Baiern), de la fin de l’ancien monde ; bref, les Juifs sont responsables de faire passer le passé…
Le 24 février 1920, le N.S.D.A.P. (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei) présente un programme en vingt-cinq points dans lequel il est déclaré qu’aucun Juif ne sera jamais membre du Volk et citoyen de l’État allemand. Le Deutschnationale Volkspartei (D.N.V.P.) représentatif de la droite traditionnelle de l’après-guerre (il a été fondé en 1918) n’est pas encore antisémite. Mais lui aussi ne tarde pas à être gagné par ce mal et, en 1920, son programme s’élève « contre la prédominance de la juiverie dans le gouvernement et la vie publique ». La République de Weimar assiste à l’ascension du nazisme, à la prolifération des associations et sociétés antisémites ainsi que de la presse antisémite. Des projets de loi antisémites sont régulièrement introduits dans la législation. L’antisémitisme est virulent dans les universités, ce qui est particulièrement inquiétant. La violence politique commence à descendre dans la rue. Les Juifs n’en sont pas les seules victimes. Parmi ses victimes, le leader catholique de gauche Matthias Erzberger.
Deutschland erwache ! Juda verrecke ! soit « Allemagne réveille-toi ! Juda périt ! » devient un slogan partout repris. En 1923, les nazis obtiennent huit cent mille voix ; en 1930, ils en obtiennent six millions cinq cent mille ; en 1932, ils en obtiennent près de quatorze millions (sur quarante-cinq millions) lors des dernières élections libres.
Olivier Ypsilantis
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