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L’antisémitisme allemand – 1/4

 

Cet article prend appui sur le livre de Lucy S. Dawidowicz (1915-1990), « The War against the Jews 1933-1945 »

 

On peut aisément tracer une ligne qui va de Luther à Hitler. Chez l’un comme chez l’autre, le Juif est démonisé. Hitler déclare dans un entretien avec Dietrich Eckart que le Luther dernière période, soit le Luther ouvertement antisémite (et pas seulement anti-judaïque), est l’authentique Luther. Sitôt qu’ils arrivent au pouvoir, les nazis invoquent Luther dont les écrits antisémites sont généreusement divulgués.

L’antisémitisme allemand ne se limite pas à Luther et, plus généralement, au christianisme. Il a d’autres racines qui plongent dans un autre humus. Certes, et une fois encore, l’antisémitisme allemand (comme tout antisémitisme en pays chrétien) a prospéré dans l’humus chrétien, d’abord catholique en Allemagne puis luthérien. Mais l’antisémitisme allemand est aussi le produit du nationalisme. Comme l’écrit Lucy Dawidowicz : « Modern German anti-Semitism was the bastard child of the union of Christian anti-Semitism with German nationalism ». On sait que le nationalisme allemand a commencé à se structurer suite au choc provoqué par les invasions napoléoniennes ; c’est un nationalisme qui peine alors à se définir. Le pays est morcelé, un véritable patchwork qui ne peut prétendre à la puissance économique et militaire d’un pays comme la France, pays puissamment centralisé depuis longtemps, par la royauté puis la Révolution et l’Empire.

 

Lucy S. Dawidowicz

 

Que faire alors pour vivifier le nationalisme ? On va tenter de se définir en se reportant à un lointain passé, un passé réaménagé pour les besoins de la cause. De fait, cette tension vers un passé glorifié a commencé à se dire avant les invasions napoléoniennes, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, en réaction contre les Lumières, en particulier dans leurs variantes françaises et britanniques, les Lumières qui opposent la Raison à la Providence divine.

Les Lumières pénètrent en Allemagne mais le Saint-Empire romain germanique (une structure gagnée par la paralysie et la sclérose) survit apathiquement et se ferme aux puissants courants de la modernité en célébrant des idées et des valeurs qui se réfèrent à un lointain passé propulsé par un vecteur romantique, d’où cette tension entre Kultur (un héritage, une force interne) et Zivilisation (un produit d’importation sans lien avec la Kultur). Cette force exogène, les Lumières, est associée aux Français et aux Britanniques mais également aux Juifs qui adhèrent massivement aux concepts des Lumières.

En France, la question juive (entre autres questions) agite le pays. L’émancipation a ses partisans et ses adversaires. Les Juifs d’Alsace sollicitent le Juif le plus célèbre d’alors, Moses Mendelssohn qui juge à raison que les demandes de la communauté juive de France auraient plus de chance d’être satisfaites si elles étaient portées par un Chrétien. A cet effet, il sollicite son ami Christian Wilhelm von Dohm qui va porter la cause des Juifs d’Allemagne et rédige son plus célèbre écrit : « De la réforme politique des Juifs » (Über die bürgerliche Verbesserung der Juden), un écrit de 1781 et dont l’argument de base est que le Juif est un être humain avant d’être un Juif. Cet écrit suscite bien des discussions et de la défiance, une défiance qui recycle des préjugés religieux et médiévaux. Certains mettent en avant de supposées caractéristiques raciales des Juifs, différentes de celles des Allemands, des caractéristiques qui au grand étonnement de Moses Mendelssohn sont également mises en avant par un prestigieux savant, Johann David Michaelis.

L’éthos de l’Allemagne moderne se structure entre 1789 et 1815, soit entre la Révolution française et le congrès de Vienne qui organise l’Europe post-napoléonienne. Les principes des Lumières sont repoussés par les classes dirigeantes de ce patchwork qu’est l’Allemagne, une réaction qu’active une profonde rancœur contre la France, pays qui domine alors l’Europe et qui par ses armées répand l’idéologie de la Révolution de 1789. Dans les régions d’Allemagne occupées par les Français, les Juifs se voient accordés des droits politiques. La Prusse elle-même est touchée par les idées révolutionnaires. En effet, en 1812, sous l’influence de Karl August von Hardenberg, le réticent Frederik Wilhelm III se laisse persuader de garantir aux Juifs l’égalité des droits.

Napoléon met fin au Saint-Empire romain germanique qui, il est vrai, n’est plus que l’ombre de lui-même. Après Iéna, en 1806, il réorganise l’espace allemand, sécularise les États ecclésiastiques et incorpore la plupart des villes libres à des États. Il dissout l’ordre des Reichsritter Latin: Eques imperii. Il réorganise les centaines d’unités politiques et les fond dans des États de taille moyenne et, ainsi, en réduit considérablement le nombre. Cette confédération d’États est placée sous la protection de l’Empire français. Elle constituera malgré elle la base de l’unification allemande.

Le lien avec un certain passé (le Saint-Empire romain germanique à son apogée) étant rompu et une puissance étrangère tenant les rênes de leur pays, les Allemands se mettent à élaborer un nationalisme qui transcende les frontières de leurs États et les pénibles réalités du moment. C’est donc au cours de cette période de vingt-cinq années (1798-1815) que se constitue le nationalisme allemand, un éthos national. Les Allemands commencent donc par se définir en opposition aux Français et à l’idéal révolutionnaire qu’ils véhiculent. La littérature allemande d’alors illustre généreusement ce fait. Parmi les plus virulent opposants aux Français et à leur idéal, Johann Gottlieb Fichte (voir Reden an die deutsche Nation, 1808). Considéré comme le père du nationalisme allemand, Johann Gottlieb Fichte peut aussi être considéré comme le père de l’antisémitisme allemand ou, tout au moins, comme celui qui l’a structuré de manière à en faire une idéologie. Avec lui l’exaltation du nationalisme et la diabolisation des Juifs vont main dans la main. En 1793, il affirme que l’émancipation des Juifs favorisera la formation d’un État dans l’État, que les idées juives devraient être combattues comme les idées françaises. Il se dit d’accord pour accorder aux Juifs des droits mais à la condition « de couper toutes leurs têtes en une nuit et d’en placer de nouvelles sur leurs épaules, des têtes ne contenant pas une seule idée juive ».

Ernst Moritz Arndt s’emploie également à définir l’Allemagne en opposition aux Français, un ennemi extérieur, avant d’en venir à l’ennemi intérieur : les Juifs. Les Juifs sont alors associés chez des intellectuels allemands comme un groupe particulièrement réceptif aux idées véhiculées par la Révolution française. Ernst Moritz Arndt et son disciple Friedrich Ludwig Jahn sont considérés comme les promoteurs de ce concept particulier au nationalisme allemand, le Volk. Volk, un mot difficilement traduisible par le mot peuple ou people tant il est à la fois vaste et imprécis ainsi que le signale George Mosse dans « The Crisis of Modern Germany ». Dans Deutsches Volkstum (1810), Friedrich Ludwig Jahn présente son concept de Volk : Volk + Staat = Reich, soit un enracinement qui s’oppose aux deux peuples qui symbolisent le déracinement, des wandering peoples, les Gitans et les Juifs, deux peuples, et ce n’est probablement pas un hasard, sur lesquels les nazis s’acharneront tout particulièrement. Les wandering peoples contre le rooted people, l’Allemand. Mot clé du lexique de l’auteur de Deutsches Volkstum : Volkstümlichkeit, soit l’essence du Volkstum. L’auteur glorifie les gens simples qui appartiennent à la communauté dont les racines plongent dans la terre qu’ils travaillent. L’État allemand doit préserver le Volk et lui fournir le support qui lui permettra d’exercer sa liberté, déclare Friedrich Ludwig Jahn, une idée qui sera reprise par Hitler, avec l’État comme entité métahistorique identifiée à l’esprit national.

Cet État va s’approprier des données du christianisme. Les Juifs ont été des outsiders dans les État chrétiens, ils le resteront dans le Völkischer Staat garant du Völkischer Nationalismus. Christian Friedrich Rühs, professeur à l’université de Berlin, refuse aux Juifs les droits dont jouissent les citoyens allemands, des chrétiens, les Juifs étant considérés comme des étrangers car non-chrétiens. Ainsi, il juge que pour acquérir véritablement les caractéristiques ethniques du peuple allemands les Juifs doivent se convertir et, ainsi, œuvrer à leur destruction en tant que juifs. Quel salmigondis ! Mais étant loyaux envers leur État dans l’État, les Juifs ne peuvent être loyaux envers l’État chrétien et, de ce fait, ne peuvent prétendre à la pleine citoyenneté dont jouissent les chrétiens du pays. Subjects but not citizens. Hitler commencera par reprendre cette idée avant d’envisager leur élimination physique, Die Endlösung der Judenfrage.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis 

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