Alors que la crise économique pèse sur le monde, la Palestine est relativement épargnée. En effet, une situation de plus en plus inquiétante pour de nombreux Juifs entraîne un mouvement de capitaux vers cette région, des capitaux principalement en provenance d’Europe et des États-Unis, une situation dont ne bénéficie pas l’Agence juive dont le budget dépend principalement des contributions de l’étranger, un budget qui s’est épuisé depuis la crise de 1929, alors que la situation des Juifs en Europe empire de jour en jour. En 1935, divers apports, principalement des recettes accrues venues des Fonds nationaux, permettent à l’Agence juive de reprendre ses initiatives. L’immigration en provenance d’Allemagne est traitée en urgence absolue. L’Agence juive s’efforce d’obtenir de la puissance mandataire une interprétation plus souple des principes réglant l’immigration juive ; mais, malgré tous ses efforts, elle ne parvient à arracher auprès des autorités qu’une fraction des autorisations d’immigration. Au cours de la période 1930-1939, l’Agence juive demande 171 430 certificats d’immigration, elle n’en reçoit que 59 180. Le Gouvernement met en avant des raisons économiques alors que l’urgence est d’ordre politique. Fort heureusement, nombre de Juifs allemands peuvent se passer du certificat d’immigration considérant leurs moyens économiques ; il faut avoir alors un patrimoine d’au moins mille Livres pour être admis en Palestine. Ainsi passe-t-on de 9 500 immigrés en 1932 à 30 000 en 1933, 42 000 en 1934, 62 000 en 1935. Cette immigration allemande va avoir une forte influence sur le pays, ces Juifs étant pour l’essentiel des membres de la classe moyenne. Et ils arrivent avec des biens et des capitaux qu’ils ont pu sauver de l’entreprise nazie. Ces patrimoines sont transférés en Palestine au moyen d’un dispositif spécial mis sur pied par l’Agence juive (la Ha’avara, ou Le Transfert) qui fonctionnera de l’automne 1933 au déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Au cours de cette période, environ cinq millions de Livres sont transférés par la Ha’avara, des capitaux qui stimulent la vie économique du pays et fortifient la base sur laquelle s’appuieront les vagues d’immigration à venir. A ces capitaux s’ajoute le haut niveau de formation de ces Juifs allemands ; nombre d’entre eux exercent des professions libérales. L’Université de Jérusalem et le Technion de Haïfa s’en trouvent consolidés. Cet apport touche aussi les zones rurales, kibboutzim et implantation de villages. Il est vrai que ces Juifs allemands ont plus de difficultés à s’adapter que les Juifs d’Europe orientale chez lesquels l’ambiance juive est plus dynamique. A Berlin, une femme pense dès l’été 1932 à une structure spéciale adaptée à cette immigration, Recha Freier. L’année suivante, l’Agence juive fonde l’« Aliyah des Jeunes » et en confie la direction à Henrietta Szold, une responsabilité qu’elle assumera jusqu’à sa mort en 1945. Grâce à elle, des milliers d’enfants et d’adolescents pourront fuir l’Allemagne nazie. En 1935, la « Concession du Houlé » (voir la vallée de la Houal) est achetée et les Juifs vont y assécher les marécages, soit quatre mille hectares d’une terre particulièrement fertile, une entreprise qui consolide la position des Juifs des zones rurales dans le nord-est de la Galilée. Le Fonds national juif achète nombre de terres dans la vallée du Jourdain et de Beït Shéan tandis que des privés achètent des terres dans la plaine littorale. Quarante villages sont fondés entre 1933 et 1936, principalement le long du littoral pour la culture des agrumes. Une fois encore, les Arabes se révoltent afin de stopper cette immigration. Les violences commencent le 19 avril 1936, elles persisteront sporadiquement jusqu’au début de la Deuxième Guerre mondiale, des violences une fois encore dirigées et attisées par le grand mufti de Jérusalem. 91 Juifs sont tués et 369 blessés. Deux cent mille arbres sont abattus dans les vergers et les forêts, des centaines de foyers sont dévastés. L’organisation d’une autodéfense juive se pose avec plus d’acuité que jamais. La Haganah est complètement restructurée et elle est placée sous un commandement central ayant des comptes à rendre à l’Agence juive et aux organismes nationaux. Après 1936, et face aux violences arabes dirigées contre les Juifs mais aussi contre la puissance mandataire, des unités légales de la Haganah (soit une police spéciale des agglomérations juives) sont mises sur pied ainsi que des « commandos nocturnes » sous les ordres de Orde Charles Wingate. Ces unités de la Haganah (soit près de trois mille membres vers la fin 1936) vont permettre le renforcement des forces clandestines de la Haganah dont la direction politique est contrôlée par l’Exécutif de l’Agence juive qui poursuit alors une double politique d’autodéfense et de modération ; autrement dit, elle veille à ce que les Juifs se défendent sans s’engager dans des représailles indiscriminées.
Mais les Arabes forcent le rythme et le Gouvernement britannique doit adopter une politique moins ambiguë : soit respecter les engagements pris par Lord Balfour, soit céder aux violences arabes. Les Juifs pressentent que la deuxième option est la plus plausible, ils ne se trompent pas. Il y a urgence quant à l’achat de terres et quant aux travaux d’implantations à entreprendre. Il faut non seulement défricher des régions désertiques et isolées aussi rapidement que possible mais établir des positions assez solides pour qu’il en soit tenu compte au moment où des décisions seraient prises sur le statut politique du pays, notamment le tracé des frontières. Vers la fin des années 1930, cinquante-cinq villages sont fondés, et dans des zones stratégiques. Leur établissement se fait généralement en une nuit, secrètement, et dès le lendemain ils peuvent repousser d’éventuelles attaques. L’Agence juive et la Haganah collaborent pour les installer à l’aide d’éléments préfabriqués, transportés en convois et mis en place avec l’aide de centaines de volontaires. Ce sont des places fortes connues sous le nom de villages « à tour et à palissade ». Le boycottage arabe contrait l’Agence juive à trouver d’autres sources de ravitaillement et la production juive se voit stimulée. L’Agence juive fonde des villages de pêcheurs et encourage la pisciculture. Elle a un rôle essentiel dans l’aménagement d’un nouveau port à Tel Aviv et le développement d’une flotte marchande. La Haganah devient une force d’autodéfense efficace. Les points d’établissement juifs jusqu’alors isolés forment à présent une base territoriale cohérente sur laquelle l’État d’Israël se constituera. Les violences arabes placent la puissance mandataire dans une situation de plus en plus difficile ; elle va opter comme par le passé pour la solution qui lui semble la plus favorable à ses intérêts, soit réduire voire stopper l’immigration. L’Agence juive se démène pour contrer ces mesures. En juillet 1937, la puissance mandataire abandonne toute prétention à régler l’immigration selon le principe de « la capacité d’absorption économique » et déclare vouloir maintenir un équilibre démographique entre les populations de Palestine en attendant de statuer sur l’avenir politique du pays. Acculés par la montée des totalitarismes en Europe, les Juifs organisent la Ha’apala, soit une immigration illégale (selon les Britanniques), une immigration qui avait commencé des années auparavant ; mais elle était alors relativement réduite et la puissance mandataire finira par la légaliser. C’est en 1934 que la Ha’apala prend de l’ampleur, en coopération avec la Haganah. Au cours de l’hiver 1938-39, de nombreux bateaux chargés de réfugiés quittent les ports d’Europe pour la Palestine. Malgré les multiples interceptions britanniques environ cinq mille immigrants parviennent à destination. La Commission Peel publie un rapport en juillet 1937 dans lequel il est dit sans ambiguïté que le Mandat est « pratiquement inexplicable », d’où sa proposition de partager la Palestine en un État juif, un État arabe et un territoire sous autorité mandataire, britannique donc. On suppose alors que cet État arabe s’unirait à la Transjordanie. Les Arabes rejettent ce plan en bloc. L’Agence juive est quant à elle ouverte à la proposition d’un partage mais dans des limites moins étroites. Une deuxième Commission vient étudier sur place la viabilité de ce plan. Les violences arabes redoublent, activées par les nazis et les fascistes. Cette Commission juge ce partage inexécutable. Début 1939, le Premier ministre Arthur Neville Chamberlain invite Juifs et Arabes à s’asseoir à la table des négociations. Les Arabes refusent et, désireux de les ménager, les Britanniques mettent au point un document infâme, le Livre Blanc de Malcolm MacDonald. Y est proposé de remplacer le Mandat par un État indépendant avec prédominance arabe et autorisation d’immigration accordée à 75 000 Juifs jusqu’en 1944, cette immigration demeurant soumise au bon vouloir des Arabes. De sévères restrictions sont imposées à la vente de terres aux Juifs. Et la Palestine deviendrait un État arabe en 1949. Cet infâme document marque une nouvelle étape dans l’histoire du sionisme, avec mise sur pied d’une force combattante dans le but d’accélérer la fondation d’un État juif indépendant.
La Deuxième Guerre mondiale éclate. Les Britanniques doivent tempérer leur position. Le 5 septembre 1939, le Haut-Commissaire Harold Alfred MacMichael exhorte la population à oublier ses querelles et à s’unir contre les Allemands. Les Juifs répondent avec empressement, les Arabes se taisent. Trente mille Juifs de Palestine revêtent l’uniforme britannique. Dès le début du conflit, l’Agence juive réclame la création d’un corps spécifiquement juif. Chaïm Weizmann et Moshé Sharett finissent par avoir gain de cause mais tardivement. En septembre 1944, le Gouvernement britannique accepte la formation d’une Brigade juive intégrée aux opérations conjointes avec l’armée britannique.
Président de l’Exécutif de l’Agence juive, David Ben Gourion déclare que les Juifs de Palestine vont se battre aux côtés des Britanniques comme s’il n’y avait pas de Livre Blanc et se battre contre le Livre Blanc comme s’il n’y avait pas de guerre contre l’Axe. Le Foyer national juif a augmenté d’environ 300 000 habitants entre 1931 et 1939 ; autrement dit, il est passé de 175 000 à 475 000. En dépit de l’urgence de la situation, les Britanniques n’accordent des certificats d’immigration qu’au compte-gouttes afin de s’en tenir au Livre Blanc de 1939, alors que les nazis n’ont pas encore verrouillé l’émigration juive. Avec des certificats d’immigration émis par la puissance mandataire, des milliers de vies juives auraient été sauvées. En dépit de tous ses efforts, l’Agence juive ne peut obtenir ces précieux certificats d’octobre 1939 à mars 1940 et d’octobre 1940 à mars 1941 ; et dans les périodes intermédiaires, ils sont accordés au compte-gouttes. Des bateaux chargés de réfugiés parviennent à se faufiler et arrivent à destination. Il y a de nombreux naufrages et de nombreuses victimes. Un exemple parmi d’autres : le Strouma est coulé en mer Noire, en février 1942 ; un seul survivant sur sept cent soixante-quatre passagers. Vers la fin 1942, alors que l’extermination des Juifs commence à filtrer, l’Agence juive organise un « Comité de secours », avec pour centres Istanbul, Genève, Lisbonne, Madrid, Stockholm. Mais les Juifs sont laissés à eux-mêmes et ne parviennent à exfiltrer que peu des leurs.
L’Agence juive poursuit sa « guerre dans la guerre », avec immigration légale ou non, extension des zones d’établissement juif qui augmentent de vingt-cinq mille hectares entre 1939 et 1944. Grâce à l’action du Fonds national juif, et à l’insu de l’administration britannique, cinquante-et-un villages sont fondés au cours de cette période. Certains d’entre eux constituent des avant-postes stratégiques tant au Néguev qu’en Haute-Galilée. Mais pour faire progresser ces implantations rurales, l’Agence juive place parmi ses priorités la lutte contre les prescriptions foncières. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et en dépit des obstacles mis en place par la puissance mandataire, la population juive de Palestine a gagné cent mille habitants, dont 60% d’immigrés parmi lesquels de nombreux illégaux issus de l’Alyah bet. La population juive de Palestine s’élève alors à 592 000 habitants. L’industrie se voit stimulée par la guerre car elle produit pour les armées alliées. La production alimentaire connaît une formidable croissance. La superficie des terres cultivables a augmenté de vingt mille hectares et celle des terres irriguées a plus que doublé. Le retour des trente mille soldats démobilisés renforce la détermination juive à passer du Foyer national juif à l’État d’Israël.
En mai 1942, à l’hôtel Biltmore, New York (voir Programme de Biltmore), les responsables sionistes des États-Unis et les membres de l’Exécutif de l’Agence juive à Jérusalem décident d’accélérer la fondation de l’État juif. Les Juifs s’appuient sur la Déclaration Balfour, les Britanniques sur le Livre Blanc de 1939. Et il faut statuer sur l’avenir de ces cent mille Juifs survivants des camps nazis. Harry S. Truman délègue un envoyé spécial en Europe, Earl Grant Harrison. Harry S. Truman juge que la Palestine est la meilleure destination et Earl Grant Harrison prend immédiatement contact avec le chef du Gouvernement britannique, un travailliste, Clement Attlee. Une réponse positive est espérée étant entendu que ce parti soutient depuis le début la cause sioniste. La déception est terrible ; le Gouvernement britannique annonce que plutôt que de recevoir ces cent mille rescapés, il n’accordera que mille cinq cents certificats d’immigration soit ceux encore disponibles en vertu du Livre Blanc. L’Agence juive décide alors d’accélérer l’immigration illégale, l’Aliya Bet. Soixante-cinq caboteurs dans un état déplorable vont transporter vers la Palestine entre 1945 et 1948 plus de soixante-dix mille immigrants. Ces embarcations sont surchargées. Les Britanniques en arraisonnent un grand nombre. Les camps de Palestine étant pleins, les Britanniques en ouvrent à Chypre. L’Agence juive apporte son soutien à ces internés comme elle l’avait fait lorsqu’en Europe ils étaient des displaced persons, D.P. L’aide juive aux organisations juives afflue comme jamais. Survient l’affaire de l’Exodus. Les Juifs de Palestine sont épouvantés. L’Irgoun Zvaï Leumi et le Groupe Stern multiplient les actes terroristes, ce qu’une grande majorité des Juifs de Palestine n’approuve pas car elle les juge contreproductifs et préfère la « résistance constructive », ce que préconise l’Agence juive qui dispose par ailleurs des forces combattantes de la Haganah, parmi lesquelles de nombreux vétérans de la Deuxième Guerre mondiale. La Haganah inquiète les Britanniques qui s’efforcent de la rendre inopérante.
L’Agence juive poursuit son action suivant deux axes vitaux : l’immigration et la fondation de localités afin d’intégrer les immigrants, et consolider l’emprise territoriale afin de préparer l’avènement de l’État d’Israël. Les Britanniques sont de plus en plus pris au dépourvu – voir l’histoire de Birya en février 1946. Ils perdent leurs nerfs au point de mettre hors la loi (le 29 juin 1946) l’Agence juive avant de lancer une vaste campagne militaire destinée à neutraliser la Haganah, un plan conçu au niveau le plus élevé et visant probablement à mettre fin à l’idée même de Foyer national juif.
Entre résistance passive et active, l’opération britannique s’épuise. Le Gouvernement prend toujours plus conscience de la solidarité entre le peuple et la Haganah. Il relâche la répression et, en novembre 1946, il libère tous les membres de l’Agence juive détenus. Arrive en Palestine la Commission anglo-américaine d’enquête dont le Gouvernement s’est engagé à suivre les propositions si elles lui sont soumises à l’unanimité. En avril 1946, ladite Commission publie un rapport unanime, soit l’admission immédiate des cent mille rescapés de la Shoah et l’abrogation des restrictions formulées par le Livre Blanc au sujet des transactions foncières. Le Gouvernement lâche. Tout s’accélère.
L’Agence juive maintient la pression. Les groupes dissidents juifs intensifient leur campagne de terreur. Le Gouvernement britannique fait de nouvelles propositions ; mais cette fois l’Agence juive qui se sent en position de force les rejette. Elle juge, et à raison, que les Britanniques comme les Arabes ne sont pas des interlocuteurs fiables.
Fin 1947, le Gouvernement britannique s’en remet aux Nations Unies, une redoutable épreuve pour l’Agence juive qui doit affronter non pas un gouvernement mais l’assemblée des nations. Une Commission spéciale de l’O.N.U. pour la Palestine (UNSCOP) est constituée, avec onze pays membres. Le 29 novembre 1947, le plan de partage est adopté par l’Assemblée des Nations Unies et la puissance mandataire est invitée à plier bagage. On connaît la suite ; le 14 mai 1948, l’indépendance de l’État d’Israël est proclamée par David Ben Gourion et, dès le lendemain, une coalition d’États arabes attaque Israël de tous les côtés.
Olivier Ypsilantis