Les vignes d’Israël ont cessé d’exister, mais la Loi éternelle ordonne aux Enfants d’Israël de fêter les vendanges. Une race qui persiste à fêter les vendanges, alors qu’il n’y a pas de fruit à récolter, regagnera ses vignobles. « Tancred », Benjamin Disraeli
J’ai devant moi un petit livre à couverture d’un bleu décoloré trouvé dans le désordre d’un bouquiniste de Lisbonne, « L’Agence Juive pour Israël » de Yehuda Haffner, publié par l’Agence juive, département de l’information, imprimé à Jérusalem en 1964.
Ce livre s’ouvre sur une traversée de la Méditerranée Naples-Haïfa, à bord du Moledeth. Y sont décrits les passagers, leurs inquiétudes car ils n’ont rien que leurs valises et quelques dollars en poche. Ils ne savent pas vraiment ce qui les attend car personne ne les attend et qu’ils n’ont jamais mis les pieds sur cette terre. Ils sont membres de professions libérales, artisans, commerçants, ouvriers qualifiés ou simples manœuvres, retraités aussi. Ils sont jeunes et robustes, ils sont en mauvaise santé et ont besoin d’assistance. Le compte rendu de cette traversée date de 1964. Israël est indépendant depuis 1948 et plus d’un million d’immigrants ont été intégrés.
L’Agence juive s’emploie à mettre fin à l’anomalie juive, une anomalie qui remonte à l’an 70 de l’ère chrétienne. Et, début de l’énigme, le peuple juif a survécu en tant que peuple, en dépit de toutes les formes d’oppression mais aussi de séduction. L’Agence juive est l’un des instruments, et non des moindres, de la renaissance nationale.
C’est au XIXème siècle que l’idée d’un retour vers cette patrie jamais oubliée gagne en force, avec la poussée des mouvements d’auto-détermination, d’émancipation et nationalistes. Dans ce vaste mouvement, les Juifs cherchent leur voie. Certains prêchent l’assimilation, d’autres préconisent la fondation d’un État juif. Sir Moïse Montefiore qui avait aidé les Juifs dans la détresse met au point des formes de production plus efficaces dans le pays. Vers la même époque l’Alliance israélite universelle inaugure près de Jaffa une école d’agriculture. A mesure qu’ils avancent dans le XIXème siècle, les Juifs constatent que la si célébrée émancipation n’est qu’un trompe-l’œil dans bien des pays d’Europe. Aux États-Unis, de nombreuses personnalités (et pas seulement juives) effrayées par les pogroms d’Europe orientale demandent la convocation d’une conférence internationale afin de soutenir les droits des Juifs en Palestine. Un mouvement se constitue, les « Amants de Sion ». Leur message se diffuse d’abord en Europe puis aux États-Unis. Mais c’est en Russie que ce mouvement a l’influence la plus profonde. Un médecin d’Odessa, Léon Pinsker, écrit une brochure intitulée « Auto-Émancipation ». Tandis que des dizaines de milliers de Juifs partent vers l’Amérique, d’autres, bien moins nombreux, partent pour la Palestine – Eretz Israel –, ce sont les « Bilou », un acronyme élaboré à partir des initiales du verset hébraïque d’Isaïe : « Maison de Jacob, allons, partons ! » Parmi ces immigrants, de nombreux étudiants sans ressources et peu au fait du travail de la terre, autant de faiblesses que compense un formidable enthousiasme, un enthousiasme qui sera heureusement soutenu par le baron Edmond de Rothschild.
Le mouvement sioniste en tant que force politique émerge à Bâle, en 1897, soit au Premier Congrès sioniste. Il ne s’agit plus seulement d’une force religieuse et philanthropique mais d’une force politique structurée. Theodor Herzl pressent déjà qu’avec ce Congrès, l’État juif est déjà fondé ainsi qu’il l’écrit dans son journal : « A Bâle, j’ai fondé l’État juif. Si je le disais aujourd’hui, je ne déchaînerais qu’un rire universel. Dans cinq ans peut-être, dans cinquante ans sûrement, tout le monde le verra. » Il voit juste, 1897, 1948… Theodor Herzl qui a pratiqué et préconisé l’assimilation prend conscience des limites de cette dernière. Il frappe à la porte des puissants mais le sultan lui refuse la charte qui autoriserait un établissement juif dans ce qui n’est qu’une petite province misérable de l’Empire ottoman. Par ailleurs, il a contre lui les Juifs partisans de l’assimilation et ceux que l’on qualifie d’« ultra-orthodoxes ». Theodor Herzl décède en 1904. Les pogroms dans l’Empire russe (dont celui de Kichinev, en 1903) provoquent un exode massif des Juifs vers l’Amérique et dans une bien moindre mesure vers ce qui est encore la Palestine. De cette Seconde Alyah procède l’esprit pionnier du pays qui va marquer le développement de la société israélienne jusqu’à nos jours.
Soutien à l’établissement juif en Israël, le Fonds national juif fondé au Premier Congrès sioniste par Hermann Schapira et qui s’emploie entre autres activités à l’achat de terres. L’Office palestinien (créé en 1980) représentant l’Organisation sioniste, autre soutien aux Juifs de Palestine. Sous l’impulsion d’Arthur Ruppin, il contribue à la fondation de Degania, en 1911. Avec l’alignement de l’Empire ottoman sur la Triplice, la situation des Juifs palestiniens devient encore plus difficile. Ils sont quatre-vingt-cinq mille et près de 90% d’entre eux sont des citadins, les autres se répartissant dans quarante-trois établissements agricoles. Tout ce qui a été mis en place par les Juifs semble condamné à disparaître ; mais les sionistes américains réagissent sous la direction de Louis Brandes. Un Provisional Commettee for all Zionist Affairs travaille avec l’ambassadeur des États-Unis en Turquie, Henry Morgenthau. L’appui américain aux Juifs de Palestine se confirme. L’année 1917 marque la fin de quatre siècles de domination ottomane. Déclaration Balfour. Ratification du Mandat britannique sur la Palestine par la S.D.N. afin d’y exécuter les termes de la Déclaration Balfour. En août 1929, à Zurich, des Juifs du monde entier fondent l’Agence juive. Le 30 juin 1920 débarque à Jaffa, du croiseur britannique Centaur et en grand uniforme, le premier Haut-Commissaire pour la Palestine, Sir (plus tard Lord) Herbert Samuel. Ce Juif sioniste sait que l’administration militaire britannique est pro-arabe et qu’elle considère avec hostilité la Déclaration Balfour car jugée contraire aux intérêts britanniques. Le Mandat commence malgré tout plutôt bien avant d’accumuler promesses non tenues et grignotement du plan établi. L’Agence juive qui a été chargée par la S.D.N. de coopérer avec l’Administration mandataire pour l’établissement du Foyer national juif va devoir traiter avec un gouvernement décidé à s’opposer à ce projet.
La Commission sioniste arrive en Palestine le 4 avril 1918 avec Chaïm Weizmann à sa tête. Elle bénéficie du soutien de Downing Street, mais sent-elle la froideur des officiers britanniques qui l’accueillent ? En juin 1918, Chaïm Weizmann est l’hôte de l’émir Fayçal ibn Hussein. Échanges cordiaux, profession d’amitié, rien que des vaines paroles. Un mois plus tard, pose de la première pierre de l’Université hébraïque de Jérusalem, au mont Scopus, malgré les protestations énergiques des militaires britanniques. Troisième alyah, principalement en provenance de Pologne suite à l’isolement des Juifs de Russie par le régime bolchevique. On estime qu’au cours de l’entre-deux-guerres, 40% des immigrants juifs en Palestine viennent de Pologne. Il s’agit d’une alyah mieux organisée, mieux préparée et équipée que les deux alyah précédentes, et notamment grâce à l’action de Joseph Trumpeldor. Voir le mouvement Hehalouts (le Pionnier). C’est avec l’arrivée de ces jeunes pionniers en 1919 que commence véritablement à se structurer la vie juive dans ce qui est encore la Palestine ; trente-sept mille d’entre eux arrivent entre 1919 et 1923. Le Foyer national juif prend forme. Ces pionniers soutiennent l’Organisation sioniste dans cette phase de transition et sauvent ce qui a été réalisé par les deux premières alyah. Au cours de l’été 1920, le gouvernement militaire (hostile au sionisme) remet ses fonctions à l’administration civile dont est responsable Sir Herbert Samuel. L’hébreu est reconnu comme langue officielle. L’Assemblée élue de la Collectivité juive (dont l’organe exécutif est le Conseil national) devient le corps officiel représentant les Juifs de Palestine. Une conférence se tient à Londres, en juillet 1920, au cours de laquelle d’importantes décisions sont prises ; elles sont réaffirmées et spécifiées en septembre de la même année, au douzième Congrès sioniste, à Carlsbad, autant de décisions destinées à stimuler le développement économique, démographique et culturel du pays. Je passe sur nombre de ces décisions ; simplement, toutes vont dans le sens d’une structuration de l’État juif – à bien y regarder, l’État juif s’est constitué bien avant mai 1948.
Au printemps 1920, les quartiers juifs de Jérusalem sont attaqués par la foule arabe. Afin de la calmer, de Gouvernement décide unilatéralement, début 1921, d’exclure la Transjordanie du territoire prévu pour le Foyer national juif. Le grignotement commence et les Arabes comprennent que la violence « paye ». Mai 1921, nouvelles émeutes. Les Juifs déplorent quarante-sept tués et cent quarante-six blessés. Le Gouvernement suspend l’immigration durant deux mois puis la restreint durement. Livre Blanc de 1922, un document d’une parfaite ambiguïté sauf sur un point : il ratifie l’exclusion de la Transjordanie du territoire attribué au Foyer national juif. L’ambiguïté principale de ce document tient à ce que les immigrants ne doivent pas constituer un fardeau économique pour la population de la Palestine dans son ensemble, une exigence dénuée de sens dans la mesure où les immigrés juifs subviennent sans tarder à leurs propres besoins et mettent ainsi en valeur le pays. La question de l’immigration envisagée sous cet angle constituera au cours de toute la période du Mandat britannique un problème constant entre l’Agence juive et les autorités britanniques. Une période de calme relatif, soit sept années, permet d’accélérer le rythme de l’immigration, avec constructions, achats et défrichement de terres.
En 1924, une nouvelle vague d’immigration permet la fondation de kibboutzim et de mochavim. La population juive passe de cinquante mille à la fin de la Première Guerre mondiale à cent-soixante-deux mille en 1929. L’Agence juive est au cœur de ce développement. Grâce à elle, la nation juive s’unie et l’État d’Israël commence à se dessiner. La priorité est donnée au développement rural, une politique avisée face à la puissance mandataire qui ne sympathise guère avec l’entreprise sioniste. Chaque nouvelle implantation constitue une parcelle ajoutée au territoire national juif. En 1919, à peine une cinquantaine d’établissements pourvoient à la subsistance d’environ douze mille personnes ; dix ans plus tard, cent-vingt établissements pourvoient à la subsistance d’environ quarante mille personnes, un développement à l’encontre de la politique foncière de l’administration mandataire, une administration qui agit discrètement car elle est officiellement supposée être dans l’obligation d’accompagner l’établissement des Juifs. Or, au cours des trente années du régime mandataire (1918-1948), les Juifs n’ont obtenu que mille huit cents hectares de terres d’État et les Arabes près de quarante mille. L’Article 6 du Mandat se trouve tout simplement poussé de côté. Les terres acquises par le Fonds national juif le sont souvent à des prix très élevés auprès de gros propriétaires dont les trois-quarts vivent à l’étranger.
En août 1929, à Zurich, l’Agence juive gagne de nombreux et puissants appuis. Le travail accompli en Palestine par les pionniers juifs impressionne nombre de ceux qui se sont tenus à l’écart. Ils comprennent que l’œuvre est non seulement spirituelle mais aussi politique et qu’elle sollicite tout le monde juif. La transformation de l’Agence juive en un organisme juif universel est essentiellement le fait de Chaïm Weizmann. L’assemblée constituante de l’Agence juive clôture sa session le 17 août 1929 dans une ambiance optimiste. Mais le 23 août, les violences s’abattent sur les Juifs de Palestine, des violences organisées et activées par le grand mufti de Jérusalem, Mohammed Amin al-Husseini. L’Agence juive observe la réaction des autorités britanniques. La commission d’enquête dirigée par Sir Walter Shaw conclut que l’une des principales causes de ces violences est l’amplification de l’Agence juive qui laisse supposer un soutien augmenté à l’établissement juif en Palestine. Une enquête officielle est ordonnée par le Gouvernement britannique. Sir John Hope Simpson la dirige et en conclut que le libre achat de terres par les Juifs n’est pas recommandé et qu’il faudrait l’encadrer plus strictement. Parallèlement à ce rapport est publié un Livre Blanc suite à des instructions émanant de Sidney James Webb (1st baron Passfield), un document qui rogne plus encore sur la Déclaration Balfour et les Articles du Mandat, avec nouvelles restrictions quant à l’immigration juive, et possible interdiction d’achat foncier pour les arrivants juifs, ce qui entraîne le 21 octobre 1930, au lendemain de la publication du Livre Blanc, la démission de Chaïm Weizmann de l’Agence juive et de l’Organisation sioniste. Suivent d’autres démissions de responsables de l’Agence juive. Des protestations viennent des États-Unis et le Gouvernement britannique ne peut les ignorer. Une discussion de deux mois s’en suit entre ce dernier et des représentants de l’Agence juive parmi lesquels Chaïm Weizmann. Un accord finit par être trouvé avec une déclaration (du 13 février 1931) du Premier ministre britannique, James Ramsay MacDonald, publiée sous la forme d’une lettre adressée à Chaïm Weizmann. Le Livre Blanc n’est pas répudié, la portée de certains passages est simplement atténuée. Mais cette lettre n’est pas suivie d’effets et l’Agence juive ne peut que constater que le plan de soutien gouvernemental au développement rural des Juifs ébauché par Ramsay MacDonald est oublié. On en arrive sans tarder à une situation de statu quo quant à la politique foncière et à l’immigration alors que l’antisémitisme se fait de plus en plus violent en Europe. Dix-huitième Congrès sioniste à Prague, en août 1933. Considérant le danger, une pression est exercée sur la puissance mandataire afin qu’elle ouvre plus largement les portes de la Palestine. Face à l’urgence, l’Agence juive appelle David Ben Gourion à la tête de la section de Jérusalem.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis