Du point de vue théorique, Lyssenko veut faire de la plantation estivale des pommes de terre (tout comme de l’« hybridation végétative ») un point central de sa nouvelle doctrine biologique qui prend appui sur les relations dialectiques organisme/milieu. Dans ce bavardage aux allures savantes on perçoit en filigrane les hypothèses (aujourd’hui tombées en désuétude) de Lamarck.
La nouvelle biologie prolétarienne soviétique s’attèle donc à élaborer une « théorie » sur la transformation des espèces mais aussi sur la question de l’origine de la vie. La sage-femme Olga Lepechinskaïa intègre le panthéon de cette nouvelle biologie en niant la génération spontanée et en repoussant les expériences de Pasteur déjà repoussées par Friedrich Engels. Elle fonde une théorie sur l’apparition de la vie non à partir de la matière vivante inerte mais de l’albumine vivante. La fille d’Olga Lepechinskaïa ira encore plus loin dans l’aberration. Les travaux farfelus d’Olga Lepechinskaïa feront partie des programmes de l’enseignement supérieur.
Le monde objectif (la nature) est la source première et l’homme est une partie de ce monde qu’il s’agit non seulement d’interpréter mais de transformer avec l’instrument philosophique du matérialisme historique, une tâche qui ne peut être menée à bien que par le prolétariat, c’est tout au moins ce qu’affirme Ivan Mitchourine. Lyssenko ne fait que s’inspirer des classiques du marxisme-léninisme pour élaborer ses « théories », comme « Anti-Dühring » de Friedrich Engels. Pour Lyssenko il s’agit de remettre en question les lois de l’hérédité en s’appuyant sur les écrits de Friedrich Engels, ce qui devrait notamment permettre de créer sans tarder des formes de blés d’hiver capables de supporter les froids de Sibérie. Le lien idéologique auquel se rattache Lyssenko passe bien par Marx, Engels, Lénine et Staline. Voir ses prétendues transformations « par bonds » d’une espèce de blé dur (avec 28 chromosomes) à une espèce de blé tendre (avec 42 chromosomes). Bref, toujours selon Lyssenko, on peut par « ébranlement » de l’hérédité obtenir des blés d’hiver résistant au froid à partir de blés de printemps ; et ainsi pour d’autres espèces végétales.
Avec Lyssenko et ses disciples, les « miracles » se suivent à grande vitesse avec surenchérissement constant. Et Lyssenko n’hésite pas à déclarer que grâce aux progrès de la zoologie mitchourienne, on ne tardera pas à en savoir sur le règne animal autant que sur le règne végétal. Du végétal à l’animal, on finit par en venir à l’homme. Dans « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme », Friedrich Engels reprend des idées de Lamarck, idées qui seront reprises par Lyssenko. Une fois encore il s’agit d’enjamber la génétique mendélo-morganienne selon laquelle les variations héréditaires sont fortuites et non pas déterminées par le milieu, contrairement à la génétique mitchourienne selon laquelle ces variations sont le fait du milieu. Bref, on tourne en rond : Lyssenko fonde ses « découvertes » sur le matérialisme dialectique qui prend appui sur les « découvertes » de Lyssenko. Ainsi, en matérialiste qui se respecte, Friedrich Engels préfère se baser sur la « loi » (inexistante) de l’hérédité de l’acquis (le singe fait homme grâce au travail de la main) plutôt que d’évoquer le développement du cerveau. Le parti pris politique (idéologique) ne cesse de faire obstacle à l’authentique recherche scientifique. Pour expliquer l’apparition du langage articulé, Friedrich Engels se montre une fois encore un néo-lamarckiste orthodoxe. Il aurait dû affirmer que grâce à des mutations successives, le développement du cerveau a conduit le langage articulé et le travail à leurs expressions spécifiquement humaines.
Lyssenko cherche dans le règne animal des données analogues à celles relatives aux transformations des espèces dans le monde végétal. Ainsi Lyssenko « crée une nouvelle race de vaches » (voir détail) ; ce sera la dernière de ses « grandes réalisations ». Denis Buican évoque un amas de superstitions issues du vitalisme et de l’animisme couplé au rapport dialectique organisme/milieu.
L’affaire Lyssenko en Union soviétique se déroule sur trente ans (1935-1965), avec un paroxysme en 1948. Elle déborde largement les frontières de ce pays et atteint l’Europe occidentale où elle a un impact particulier en France, avec Aragon, Maurice Thorez, sans oublier Waldeck Rochet qui écrit : « Si les mitchouriniens ont fait faire un pas à la science dans le domaine de la biologie, c’est parce que, guidés par ces principes (du matérialisme dialectique), ils ont uni étroitement la théorie et la pratique. » Dans tous les cas il s’agit de s’élever contre l’indéterminisme et de s’accrocher au dogme de l’hérédité de l’acquis. Dans cette triste galerie de lyssenkistes, il faudrait également citer parmi d’autres Roger Garaudy.
A partir de 1953, année de la mort de Staline, le lyssenkisme connaît une relative éclipse ; mais ce n’est que vers 1965 que la génétique classique commence à se requinquer. Toutefois les séquelles du lyssenkisme se feront encore sentir, les lyssenkistes ayant occupé des postes clés dans tous les secteurs. Après la mort de Staline, le lyssenkisme perd de sa force mais reste officiellement défendu par Khrouchtchev qui célèbre « les réalisations de la biologie mitchourienne ». Le fait que le lyssenkysme ait été tenu en honneur après le règne de Staline, avec Khrouchtchev, prouve une fois encore que cette fausse science n’a pas été le seul fait du culte de la personnalité mais aussi du dogmatisme idéologique marxiste, de la structure de l’État soviétique ainsi que d’une volonté de trouver quelqu’un capable de sauver une agriculture aux rendements désastreux.
En 1964, Khrouchtchev quitte le pouvoir. L’année suivante Lyssenko perd son poste de directeur de l’Institut de Génétique de l’Académie des Sciences et, du même coup, son influence dans les universités soviétiques décroît fortement ; et la même année, une forte délégation de généticiens soviétiques « réhabilités » participe à la célébration en Tchécoslovaquie du centenaire de la découverte des lois de Mendel. Malgré ce retour de la vraie science, le lyssenkisme reste très actif. Voir les déboires de Jaurès Medvedev, auteur de « Grandeur et chute de Lyssenko ».
Aujourd’hui tout le monde, y compris les communistes et les marxistes-léninistes, admet que le lyssenkisme est une fausse science ; mais parmi ces derniers certains s’évertuent à attribuer cette aberration scientifique au seul Staline alors qu’il faudrait s’attaquer au scientisme déterministe et au messianisme de Karl Marx accentué par Friedrich Engels puis par Lénine et Staline. Les positions de Lénine préfigurent le combat entre « biologie prolétarienne » et « science bourgeoise ». Staline quant à lui est déjà acquis (depuis 1906) au néo-lamarckisme et à l’hérédité de l’acquis chère à Lyssenko et en accord avec les dogmes marxistes-léninistes, des dogmes incompatibles avec la génétique classique. Le lyssenkisme gardera une certaine vigueur aussi longtemps que les systèmes communistes disposeront à la fois d’un parti totalitaire et des « lois » dogmatiques du matérialisme dialectique et historique – qui ne sont que des hypothèses infirmées par la nature, la science et la société.
Un mot sur Jaurès Medvedev. J’ai découvert ce nom en lisant Denis Buican. Suite à cette lecture j’ai fait une recherche car le nom « Medvedev » m’était familier. J’avais lu avec passion le gros ouvrage de Roy Medvedev intitulé tout simplement « Le stalinisme », sous-titré « Origines, histoire, conséquences » aux Éditions du Seuil, publié en 1972. Je l’avais lu juste avant de lire « L’archipel du Goulag » de Soljenitsyne, publié en 1973, également aux Éditions du Seuil (en trois volumes), deux œuvres lues avec une même passion. J’ai donc appris que Roy et Jaurès Medvedev étaient frères, et frères jumeaux nés en 1925. Le prénom Jaurès m’avait d’emblée intrigué. Jaurès, rien de bien russe et pourquoi ce nom fait prénom ? Jaurès, Jean Jaurès. J’apprendrai que ce nom avait été fait prénom par ses parents, admirateurs de Jean Jaurès. Roy Medvedev est décédé en 2018 et à l’heure où j’écris cet article son frère Jaurès est toujours en vie. Roy et Jaurès sont deux grands dissidents.
Jaurès Medvedev est l’auteur d’un ouvrage intitulé « Grandeur et chute de Lyssenko ». Denis Buican est l’auteur d’un ouvrage intitulé « L’éternel retour de Lyssenko ». C’est ce livre de Denis Buican qui m’a fait découvrir le nom et « l’œuvre » de Lyssenko, une affaire que j’approfondirai avec l’aide de Denis Buican. J’invite celles et ceux qui lisent cet article à lire l’œuvre de Roy et Jaurès Medvedev. Ces lectures permettront de prendre un certain recul par rapport au présent et d’entrer dans un monde pas si lointain, terrifiant et fascinant comme tout ce qui est terrifiant.
Olivier Ypsilantis