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L’affaire Lyssenko ou le triomphe d’une pseudo-science – 1/2

Triomphe d’une pseudo-science sur la génétique classique fondée par le moine Johann Gregor Mendel au XXème siècle – voir les lois de Mendel, oubliées et redécouvertes. Lyssenko repousse en bloc la génétique classique en déniant tout rôle aux gènes et aux chromosomes dans la transmission héréditaire. De fait, il déclare inexistant toute base matérielle spécifique de l’hérédité et il brandit le dogme de « l’hérédité de l’acquis », un dogme qui ne remet pas en question le déterminisme socialiste du marxisme-léninisme. L’affaire Lyssenko reste l’une des plus grandes aberrations dans l’histoire des sciences.

Les lignes qui suivent prennent appui sur les travaux de Denis Buican, biologiste, philosophe et historien des sciences dont j’ai abordé le travail par « L’éternel retour de Lyssenko » lu au début des années 1980. L’affaire Lyssenko débute officiellement en août 1948, dans l’U.R.S.S. de Staline. Mais le triomphe de ce dogme a été précédé d’une polémique acharnée entre tenants de la génétique classique et tenants du lyssenkisme.

Lyssenko (1898-1976) a une formation équivalente à celle d’un technicien agricole ; mais son ambition dépasse largement sa formation : il veut tout bonnement révolutionner l’agriculture soviétique en prenant appui sur de nouvelles bases génétiques d’une solidité scientifique plus que douteuse mais en accord avec la doctrine marxiste-léniniste considérée comme la Vérité. En U.R.S.S. le lyssenkisme s’est constitué sur le terrain d’un néo-lamarckisme, soit une « loi » qui n’est qu’une hypothèse – non confirmée par la biologie expérimentale. Cette « loi » rend particulièrement ductile la notion d’hérédité.

Le néo-lamarckisme a donc préparé la voie au lyssenkisme dans sa lutte contre les lois de Mendel, représentant de la génétique classique, et contre la théorie chromosomique de l’hérédité de Thomas Hunt Morgan. Au cours de la période 1929-1932, Staline effectue une première purge au nom de l’orthodoxie marxiste-léniniste, une purge dont Lyssenko n’est en rien responsable. Il n’entre en scène qu’après, avec l’opération de vernalisation (voir définition), une opération connue bien avant lui et relevant non pas de la génétique mais de la physiologie végétale. C’est à partir de ses prétentions sur cette opération que Lyssenko commence son ascension vers 1935 lorsqu’il dénonce ceux qui s’opposent à la vernalisation, comme les koulaks et les saboteurs, une accusation qui reçoit les applaudissements de Staline. Ainsi passe-t-on du domaine scientifique et technique à celui de la politique et de l’idéologie. L’ascension de Lyssenko est fulgurante (je passe sur les étapes de cette ascension et sur les honneurs accumulés). La science officielle – la fausse science – triomphe. L’origine de l’affaire Lyssenko est à rechercher dans le dogmatisme de Karl Marx, accentué par Friedrich Engels puis par le marxisme-léninisme de Lénine et de Staline. La doctrine de Karl Marx, « science de toutes les sciences », est un messianisme scientiste. Le néo-lamarckisme (devenu partie intégrante de la doctrine de Karl Marx et plus encore de Friedrich Engels) est repris par Staline. Le lyssenkisme est un néo-lamarckisme exacerbé et un darwinisme dénaturé qui procède du noyau même du matérialisme dialectique. Denis Buican : « Le déterminisme à la fois scientiste et messianique de Karl Marx était incompatible avec le hasard ou le probabilisme de l’évolutionnisme de Charles Darwin et, bien entendu, plus tard, avec celui de la génétique classique. »

Le monde communiste établit une dichotomie entre science bourgeoise et science prolétarienne, et cette dernière doit avoir raison de cette première, le communiste doit vaincre le capitalisme, la science prolétarienne (dont Lyssenko est l’un des représentants) doit vaincre la science bourgeoise – dans ce cas, la génétique classique. Il s’agit de passer par-dessus bord la théorie chromosomique de l’hérédité. La génétique classique est donc accusée par Lyssenko d’être bourgeoise et réactionnaire et il expose sa doctrine de l’hérédité proche d’un néo-lamarckisme sui generis, doctrine qui n’accepte pas la distinction entre génotype et phénotype mise en évidence par la génétique classique.

L’affaire Lyssenko tient donc à la dogmatique marxiste-léniniste. Elle va être activée par le piètre état de l’agriculture soviétique et le chauvinisme. Précisons que Lyssenko n’est pas responsable de l’état de cette agriculture ; simplement, ses recommandations ne contribuent pas à l’améliorer.

Comme nous l’avons vu, c’est par sa « théorie » sur la vernalisation des plantes cultivées que Lyssenko commence vraiment son ascension de « sauveur » de l’agriculture soviétique par le marxisme-léninisme appliqué à l’agrobiologie. La vernalisation est le tremplin qui va consacrer Lyssenko et les lyssenkistes – qui n’en sont pas les inventeurs mais de simples vulgarisateurs (abusifs). En 1929, Lyssenko est placé à la direction de l’Institut de génétique d’Odessa où un département spécial est organisé afin de mener des recherches sur la vernalisation. Le ministre de l’Agriculture d’alors fait grand cas de la vernalisation. Il espère ainsi pallier aux désastres subis par l’agriculture soviétique. Je passe sur les techniques de vernalisation (des blés d’hiver) selon Lyssenko ; simplement, cette technique appliquée sur les immenses surfaces agricoles du pays va se révéler désastreuse. Lyssenko et son mentor en philosophie Izaak Prezent s’emploient avec obstination à attaquer la génétique classique avec des arguments politiques et idéologiques, notamment contre son plus illustre représentant en Union soviétique, Nikolaï Vavilov qui à partir de 1931 est accusé par les autorités gouvernementales de tous les maux dont souffre l’agriculture soviétique (Lyssenko ne pèse alors d’aucun poids). L’opportuniste et le démagogue qu’est Lyssenko promet l’impossible et ne cesse de surenchérir, surtout à partir de 1935 où de « nouveaux principes » concernant l’hérédité sont formulés par le duo Lyssenko-Prezent, avec attaques contre la génétique classique et ses représentants. Lyssenko est soutenu par tout le système soviétique. La nouvelle chasse aux sorcières qui s’ouvre en 1937 est dirigée contre « les trotskystes et les traîtres » ; elle encourage le tandem Lyssenko-Prezent à redoubler leurs accusations contre les généticiens opposés au lyssenkisme et accusés d’être des « ennemis du peuple ». Parmi les victimes de ces accusations, Nikolaï Valilov dont Lyssenko va occuper le poste de président de l’Académie Lénine des Sciences agricoles en 1938. La mort de Nikolaï Valilov en prison en janvier 1943 achève de consacrer Lyssenko.

L’apothéose du lyssenkisme ou la liquidation de la génétique classique remplacée par le « darwinisme créateur soviétique » ou « mitchourinisme », du nom du jardinier soviétique Ivan Mitchourine considéré comme précurseur de la « biologie prolétarienne ». La polémique entre les lyssenkistes et les généticiens classiques reprend dans les années 1945-1946. En 1945, au cours d’une conférence, Lyssenko raye d’un trait la base même du darwinisme en déclarant l’inexistence de toute concurrence au sein d’une même espèce biologique, cette concurrence étant considérée comme une invention bourgeoise. Doté d’une culture scientifique sommaire, Lyssenko s’empresse de porter la discussion sur le terrain politique et idéologique. Avant la session de l’Académie Lénine des Sciences agricoles (juillet-août 1948), la position de Lyssenko se trouve affaiblie par le lyssenkisme et ses résultats désastreux. Mais l’habile Lyssenko rétablit la situation en s’adressant à Staline ; il profite de la guerre froide qui a pour principal effet de célébrer l’autochtone considéré comme « progressiste » face à l’Occident « réactionnaire ». Lyssenko déclenche un combat « scientifique » mais avec l’appui direct de Staline auquel il demande de corriger le brouillon de son rapport sur la situation de la science biologique. La génétique classique subit une attaque frontale au cours de la session du 31 juillet 1948 de l’Académie Lénine des Sciences agricoles, une attaque qui va avoir raison de la génétique classique en Union soviétique et dans les pays satellites. Fort du néo-lamarckisme, Lyssenko rejette toute la base matérielle de l’hérédité. Il déclare que la tendance mitchourienne n’est ni néo-lamarckiste ni néo-darwiniste et que ce darwinisme soviétique repousse les erreurs de l’un et de l’autre tout en admettant les thèses du lamarckisme. Au cours de cette session, Isaak Prezent et Lyssenko chargent contre les partisans de Thomas Hunt Morgan accusés d’être les représentants d’une tendance idéologique faussée et importée de l’étranger. C’est le triomphe de la tendance mitchourienne sur le morganisme-mendélisme. La génétique classique en tant que science se voit démantelée, à commencer par ses laboratoires de recherche. Je passe sur les détails de cette grande purge.

Ivan Mitchourine (1855-1935), horticulteur amateur, est sacré par Lyssenko (surtout après sa mort) comme le chef de file de la biologie prolétarienne. Ivan Mitchourine est un passionné de la greffe des arbres fruitiers. C’est un homme manuellement très habile mais un piètre théoricien. Il ne fait que professer sa foi en faveur du marxisme-léninisme et sa philosophie du matérialisme dialectique. Suite à Mitchourine, Lyssenko soutient la possibilité de l’« hybridation végétative », autrement dit il considère que par la greffe on peut transmettre l’hérédité sans passer par la voie des chromosomes et des acides nucléiques, autrement dit par l’« hybridation végétative » et les soi-disant « hybrides végétatifs », il combat la théorie chromosomique de l’hérédité. La génétique en tant que science se voit balayée.

Si l’« hybridation végétative » était possible, elle prouverait que l’hérédité n’est pas un apanage des chromosomes. Si les « hybrides végétatifs » existaient, l’hérédité pourrait se transmettre par la sève – par la voie nutritive. Il est vrai que par suite du greffage, on peut obtenir des organismes « hybrides », comme Bizzaria, entre oranger et citronnier, un phénomène étudié bien avant Lyssenko et qui résulte simplement d’un mélange mécanique des tissus du greffon et du greffé mais qui ne conduit à aucun phénomène héréditaire contrairement à ce qu’a voulu prouver Lyssenko en exposant un vitalisme ignorant tout de la biologie, de la chimie et de la biophysique. La nouvelle biologie prolétarienne est une fausse science qui s’enivre d’elle-même et ne se pose aucune limite. Ainsi Lyssenko attaque par exemple la conception de la génétique classique concernant la fécondation et déclare ineptes les lois de Mendel car il s’agit d’appliquer le dogme marxiste-léniniste de la contradiction dialectique au processus de fécondation. Dans la session de l’Académie Lénine des Sciences agricoles, Lyssenko s’en prend à l’affirmation de Nikolaï Vavilov selon laquelle les variétés obtenues par consanguinité ou autofécondation occupent des surfaces considérables dans l’agriculture mondiale, il attaque l’application de la méthode d’autofécondation (consanguinité) aux plantes à fécondation croisée et il interdit tous les travaux de « consanguinisation » jusqu’à la mort de Staline, en Union soviétique et ses satellites, ce qui va avoir pour effet de causer d’immenses dommages.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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