Rabbi Adin Steinslatz (1937-2020)
Cet article a été rédigé à partir de la lecture du Chapitre V, « La Torah », du livre d’Adin Steinsaltz, « La rose aux treize pétales ».
La littérature sacrée du judaïsme, soit la Bible en premier lieu et de très nombreux ouvrages d’exégèse et de commentaires dont ressortent le Talmud et la Cabbale. La Torah est révélation divine, elle en est l’essence. Elle est guide de la vie sociale, politique et religieuse du peuple d’Israël tout en étant une valeur suprême – la révélation divine.
La Torah n’est toutefois qu’un aspect de l’essence divine. Elle serait le modèle original du monde, le révélateur de sa structure interne. Les rabbins disent qu’avant la Création, Dieu contemplait la Torah. La Torah et la Création forment donc un binôme indissociable. La Torah exprime la volonté du Créateur envers la Création, Ses relations avec la Création et à tous les niveaux.
La Torah est un plan, un plan dynamique. Elle situe les choses mais en indiquant aussi la direction qu’elles doivent emprunter pour s’unir à Dieu. Pour exister la sagesse divine doit revêtir des formes finies, soit le langage tant écrit que parlé et cette substance matérielle qui fait que la Création est ce qu’elle est. C’est à ce prix que la Révélation pourra agir. La Torah, une manière d’établir un lien avec tous les degrés de l’essence des mondes qui constituent la Création. Dans les mondes supérieurs, la Torah constitue la ligne ininterrompue de la volonté et de la sagesse divines. Mais à mesure que l’on descend vers les autres mondes, cette volonté et cette sagesse se heurtent aux limites intrinsèques à ces mondes, notamment à l’exercice de la liberté humaine. Le rapport de la Torah à la Création est celui du rapport entre une idée et sa réalisation. Étudier la Torah revient à s’engager dans la totalité de ce qu’elle implique, à s’unir à la volonté de Dieu, à son rêve. Étudier la Torah, c’est se faire collaborateur de Dieu et partager son rêve. L’une des fonctions de la Torah est d’établir un rapport tant intellectuel qu’affectif avec la Création, une collaboration avec le Créateur. Il est important d’envisager la Torah tant d’un point de vue intellectuel qu’affectif, tant d’un point de vue spirituel que physique, sans jamais oublier l’un des éléments de ces couples sous peine d’affaiblir ces derniers.
La Torah est aussi la Loi : elle impose des normes. Elle est le plan mystique de la Création mais aussi le plan d’action qui détermine la conduite. A cet égard, elle détermine un mode de vie qui régit pareillement l’éthique personnelle et la conduite envers autrui. En révélant la Torah à l’homme, Dieu fait plus que lui donner un manuel de bonne conduite ou le plan du monde, Il lui offre Son propre rêve, soit la collaboration de l’homme avec Lui, tant au niveau de la vie humaine qu’à celui de tous ces mondes que l’homme ne perçoit que très vaguement lorsqu’ils ne dépassent pas son entendement.
La Torah est spéculation abstraite, elle est logique, raison, affection, règles de conduite ; mais pour l’essentiel, les lois de la Torah traitent de questions franchement pratiques.
La Torah, livre métaphysique, se préoccupe en effet grandement de vie pratique. Pourquoi ? Tout d’abord parce que la Torah s’adresse à des hommes. Si elle se préoccupait essentiellement de spiritualité, elle n’aurait pas cette force et marcherait sur une jambe si je puis dire. La pertinence de la Torah tient à ce qu’elle ne cesse de relier les actions humaines au divin. Par ailleurs, la Torah n’est pas un manuel de vie contemplative et ses commandements se placent dans la vie matérielle, soit le cadre le plus simple de la vie interpersonnelle. Aucun acte humain n’est strictement isolé. Agir dans le monde physique, c’est aller plus loin qu’en s’adonnant à une action strictement spirituelle ou mentale : c’est mettre en œuvre le Tikkoun dans le monde, dans ses aspects spirituels mais aussi dans les relations interpersonnelles.
Une action sainte n’exerce sur le monde qu’une influence indirecte tandis qu’une action physique agit directement sur lui. Pour le judaïsme, la matière n’est pas inférieure et dans une certaine mesure elle se place même au plus haut de la Création. Elle provoque l’émerveillement car elle est comme une onde engendrée par la rencontre de la révélation et de l’occultation. De ce fait, la matière est le point de concentration de l’Infini dans notre monde, le plus limité de tous les mondes, un monde qui pour se maintenir comme tel a besoin qu’une énergie illimitée s’exerce sur chacune de ses parties, de ses particules. C’est pourquoi toute action qui oriente la matière vers la sainteté a une valeur autrement plus grande qu’une action entreprise dans le monde de l’esprit. Pourquoi ? Parce que tous les mondes se focalisent sur la matière. C’est pourquoi la Torah et les Mitsvot se réfèrent essentiellement au monde matériel qui est le plus secret des mondes de la Création. En conséquence, toute modification dans ce monde entraînera des mutations sans fin dans l’ensemble des mondes.
Nous venons d’esquisser le rapport de la Torah à la matière, un rapport spécifique et volontiers déconcertant pour le Chrétien tout imprégné de platonisme. La Torah n’est pas qu’une religion de l’éthique, elle s’intéresse à quasiment tous les domaines de l’existence humaine
La voie de la Torah n’est pas religieuse en ce sens qu’elle n’est pas un cadre de sainteté restreint séparé de notre existence quotidienne. Les instructions, lignes directrices et modes de relation qu’elle formule concernent toutes les situations de la vie.
La Torah s’intéresse à tous les domaines de l’existence et jusqu’à des détails a priori insignifiants de la vie quotidienne, du lever au coucher. Elle n’impose toutefois pas un carcan mais suggère une stylisation de la vie. Elle apporte des nuances et précise des modes de comportements qui relient l’homme au Créateur. C’est là tout l’art de vivre du judaïsme, un art de vivre qui englobe tous les aspects de la vie de l’individu et qui désigne comme inutiles voire néfastes certaines formes d’art religieux qui semblent terriblement limitées et inadéquates comparées à cette grande création artistique qu’est la vie selon la Torah et que célèbrent les Juifs, tous liés les uns aux autres par des liens tantôt invisibles, tantôt visibles, un ensemble qui constitue une sorte de modèle d’action pour l’être au monde, le fil conducteur de la volonté créatrice.
La définition juive de l’élection d’Israël (trop souvent si mal comprise) fait des Juifs un peuple-prêtre pour l’humanité, ce que souligne cette stylisation de la vie, cet art de vivre que suggère la Torah. Certes, les Juifs ne sont pas les seuls à pouvoir s’approcher du divin et accéder à la sainteté. Ils portent simplement un plus lourd fardeau en ayant accepté la Torah : ils s’obligent à être prêtres toujours et partout. Ainsi le monde entier devient Temple et doit être sans cesse purifié et sanctifié. Les obligations et responsabilités deviennent plus lourdes. Lorsque ce peuple-prêtre déroge, il porte atteinte non seulement à lui-même mais au monde entier ; mais lorsqu’il est fidèle à lui-même, soit à ses obligations et responsabilités, à l’art de vivre que propose la Torah, il ramène le monde à la Chekhinah (la présence divine) qui est la source du monde.
Olivier Ypsilantis