J’ai devant moi un émouvant document aux pages jaunies et à la couverture piquée de rousseurs, un document publié en 1954 et constitué par Moses Bensabat Amzalak auquel j’ai fait référence dans ce blog. Son titre, « A sinagoga portuguesa Shaaré Tikvá » ; Shaaré Tikvá soit Les Portes de la Lumière. Ce document a été publié à l’occasion du cinquantenaire de la fondation de cette synagogue. Ce livre est dédicacé de la main de son auteur mais je ne suis parvenu que très partiellement à déchiffrer son écriture.
Au milieu du XIXe siècle il existe plusieurs synagogues à Lisbonne et ce document donne leurs adresses que j’épargnerai au lecteur, des synagogues toutes installées dans des appartements de location, des lieux exigus et pauvrement aménagés. La communauté juive de Lisbonne est alors et depuis longtemps désireuse d’avoir une synagogue qui ne soit pas installée dans une location, une synagogue par ailleurs plus ample et ayant plus d’allure. A cet effet divers projets sont élaborés. Le 13 juin 1859 se tient une réunion présidée par Moses Buzaglo, réunion au cours de laquelle on évoque la construction d’une synagogue et l’achat d’un terrain pour y aménager un cimetière. Une souscription est lancée et une commission est élue afin de mettre à exécution les décisions prises. C’est l’acte fondateur de la Comunidad Israelita de Lisboa (C.I.L.). Un terrain est acheté Calçada das Lajes pour le cimetière et un autre Rua da Palma pour la synagogue, un terrain qui sera assez vite revendu. Le produit de la vente de ce terrain ainsi qu’un don d’Isaac Amzalak constituent les premiers apports destinés à la construction d’une synagogue à Lisbonne. Le 12 octobre 1897 la C.I.L. fait imprimer une circulaire afin de toucher plus de souscripteurs. Des souscriptions sont également lancées à Lourenço Marques (alors capitale du Mozambique, aujourd’hui nommée Maputo) et à Londres. Le 23 août 1901 un terrain est acheté Rua Alexandre Herculano par des membres de la C.I.L. qui le 31 mars 1902 officialisent la donation de ce terrain à la C.I.L. Miguel Ventura Terra est choisi comme architecte. Son projet est accepté par la C.I.L. avant d’être soumis à la Câmera Municipal de Lisboa qui fait ajouter deux ouvertures en façade. Les travaux sont constamment suivis par Leão Amzalak ainsi que par son conseiller technique Joaquim Bensaúde, l’un des plus éminent historiens portugais d’alors, spécialisé dans l’étude des explorations portugaises. Joaquim Bensaúde est le beau-frère d’Abraão Bensaúde, directeur de la firme Bensaúde & C.a , l’un des principaux contributeurs de la C.I.L. Le 25 mai 1902, à 14h30, la C.I.L. est réunie pour la pose de la première pierre (pedra fundamental) de la synagogue Shaaré Tikvá, Rua Alexandre Herculano. Cette pierre est placée par Abraham E. Levy à 15h. Le président de la C.I.L. est Leão Amzalak. Les plans de la synagogue sont exposés aux invités. Mais un certain Salvador Levy, riche exploitant agricole de São Tomé, déclare que cette construction est trop petite et il marque aussitôt sur le terrain les dimensions qu’elle devrait avoir. On lui fait remarquer que les fonds manqueront ; mais il s’engage sans hésiter à financer de sa poche les frais occasionnés par cette amplification, ce qu’il fera. Le 18 mai 1904, soit presque deux ans après le début des travaux, la synagogue est achevée et entièrement aménagée. Le soir du 18 mai 1904, la C.I.L. se réunit dans la vieille synagogue du Beco dos Apóstolos où a lieu une cérémonie d’adieu à ce lieu, cérémonie à l’issue de laquelle les objets sacrés sont transportés en voiture vers la nouvelle synagogue. Au cours de la cérémonie inaugurale, Isaac J. Wolfinsohn prononce une prière en faveur du roi D. Carlos et de toute la famille royale puis une autre en faveur de sa communauté. Assite à cette cérémonie le grand-rabbin de Gibraltar, Moses Benaim. La presse lisboète rendra largement compte de cette cérémonie. Parmi les grands événements célébrés dans cette synagogue : une cérémonie d’action de grâce pour la victoire des Alliés le 1er décembre 1918, des cérémonies en mémoire des victimes du nazisme, de la mort du maréchal d’Óscar Carmona (président de la République portugaise), de la fondation de l’État d’Israël.
Au cours des cinquante années 1904-1954 les ministres officiants (hazanim) ont été les suivants : Isaac J. Wolfinsohn, Levy Bensimhon, Abrahão Castel, Jacob Rodolfo Levy (il deviendra grand-rabbin de Modène et sera victime des nazis), Samuel Mucznik, Hábit Toledano, Mendel Diesendruck, Abrahão Assor et Salomão Cohen.
Vers 1935 on constate que les structures en bois du toit ainsi que des galeries destinées aux femmes de la synagogue sont attaquées par les termites. En 1936, dans un contexte économique difficile, l’administration de la C.I.L. décide de reconstruire la synagogue Shaaré Tikvá et à cet effet une souscription est lancée. Elle va se révéler décevante. Une commission se constitue en septembre 1940 afin de relancer la collecte de fonds. Sur les trois cents circulaires envoyées aux Juifs du Portugal et à quelques autres Juifs de l’étranger, seuls cent répondent. La somme récoltée est bien faible en regard des réparations à entreprendre. La commission répète l’opération en insistant sur l’urgence de ces réparations. Survient la Deuxième Guerre mondiale. La reconstruction est ajournée et l’argent disponible est utilisé pour parer au plus pressé. Le 18 mai 1948 une commission autonome administrative est organisée ; l’un de ces membres est Moses Bensabat Amzalak. Une nouvelle souscription est lancée. La somme rassemblée est conséquente et va permettre aux travaux d’être effectués selon les plans. Une partie de la synagogue est démolie, reconstruite et augmentée. Durant la durée de ces travaux, soit près d’un an, le service religieux est assuré au deuxième étage du n°. 49 Rua Rodrigo de Fonseca. Les travaux sont confiés à Sociedade « Construções Especiais ». Le 16 mai 1949 la synagogue Shaaré Tikvá est solennellement réouverte. Parmi les plus enthousiastes souscripteurs, Jaoquim Bensaúde. Les travaux vont toutefois dépasser la somme rassemblée par la souscription et un nouvel appel est lancé afin d’honorer les factures. Une proposition est faite : celles et ceux qui donnent 25 000 escudos ou plus auront droit à une plaque dédiée aux êtres qui leur sont chers à l’intérieur de la synagogue. Cet appel permettra d’honorer toutes les dépenses engagées.
Le 16 mai 1949 à 20h une cérémonie a lieu au deuxième étage du n°. 49 Rua Rodrigo de Fonseca ; puis les Sefarim sont conduits vers la synagogue Shaaré Tikvá où attendent le grand-rabbin de France Jacob Kaplan et Mendel Diesendruck. Je passe sur les détails de cette cérémonie. Simplement, une prière est adressée au président de la République, le maréchal Óscar Carmona, et au président du Gouvernement, António de Oliveira Salazar. Jacob Kaplan prononce un sermon qui est rapporté dans son intégralité (et en français) dans le présent document. Il y rappelle l’hospitalité du Portugal envers « nos frères et nos sœurs fuyant les persécutions nazies », et il présente Israël, le peuple de la Torah face au nazisme, un peuple « dont l’élection par Dieu, proclamée par la Bible, n’a été faite qu’en vue de servir et de promouvoir l’humanité » ; et il parcourt l’histoire d’Israël dans sa lutte pour la civilisation : Nemrod et Abraham, la culture grecque et Juda Macchabée, etc. ; et si Israël est la première victime de la barbarie qui cherche à s’affirmer, « c’est parce qu’il se trouve à l’avant-garde de la civilisation. Cette place d’honneur, il la doit à sa doctrine religieuse. » Je relis ce discours prononcé par Jacob Kaplan en 1949 et je me dis qu’il reste aussi pertinent en 2024. Ce sermon ayant été prononcé le 16 mai 1949, Jacob Kaplan ne peut qu’évoquer la refondation de l’État d’Israël le 14 mai 1948. Il trace à grands traits tout ce que le peuple juif a enduré avant de revenir sur sa Terre, la tyrannie imposée par de grands empires à jamais disparus : Égypte, Assyriens, Babyloniens, Mèdes, Perses, Grèce, Rome. Tous ces empires ont disparu, reste le peuple juif qui les a tous connus et subis, un peuple qui sur sa terre de Canaan a été harcelé « par des petites peuplades dont l’histoire retient à peine les noms : les Amalécites, les Édomites, les Ammonites, les Moabites, les Philistins. » Jacob Kaplan évoque aussi la bienveillance de Cyrus et d’Alexandre le Grand qui, selon la tradition, se serait incliné devant le grand-prêtre. Israël, « peuple unique, puisqu’aucun ne peut se glorifier d’un aussi long passé. » C’est décidément un très beau sermon.
Ce document établi par Moses Bensabat Amzalak est riche en précisions qui en font une très précieuse source d’information sur la vie de la C.I.L. dans la première moitié du XXème siècle. En fin d’ouvrage figure une entrevue (également en français) accordée par Jacob Kaplan au journal La Défense et publiée dans son numéro du 3 juin 1949. Le journaliste qui présente cette entrevue reconnaît que la connaissance qu’a la France du Portugal, et plus encore de sa communauté juive, est limitée mais que le mot « Portugal » est devenu familier au cours des années d’Occupation car il représentait la porte vers la liberté. Jacob Kaplan remercie « la personnalité la plus en vue de la Communauté de Lisbonne – qui est aussi une éminente personnalité de la vie culturelle du Portugal », soit Moses Bensabat Amzalak. Il évoque l’inauguration de la synagogue Shaaré Tikvá, deux semaines auparavant et déclare : « Elle fut surtout marquée par le transport de vingt-six magnifiques Sefarim, qui se trouvaient dans un autre local et, comme la distance entre les deux bâtiments est assez grande, ce transport prit le caractère d’une véritable “procession”, chaque Sefer étant placé dans une voiture spéciale. Les vingt-six voitures étaient encadrées par des détachements de police montée et à motocyclette, et ainsi toute la cérémonie revêtit un caractère de solennité qu’aucune cérémonie juive ne semble avoir jamais eu au Portugal. Je n’ai pas besoin de souligner l’importance du caractère de cette cérémonie dans un pays aussi profondément catholique que le Portugal. » Il note par ailleurs que cette communauté juive peu nombreuse, soit environ mille cinq cents individus, dispose d’un nombre important d’institutions et qu’elle est conduite par une personnalité remarquable, Moses Bensabat Amzalak, une personnalité importante non seulement pour la communauté juive du Portugal mais aussi pour le Portugal. Enfin, Jacob Kaplan rend hommage aux Juifs de Lisbonne et à leur générosité envers leurs coreligionnaires fuyant l’Europe occupée. Et il termine cette entrevue sur ces mots : « Enfin, je tiens à préciser que les Autorités Portugaises font preuve d’un grand esprit de compréhension à l’égard du Judaïsme et que leurs rapports avec la Communauté sont des plus cordiaux. »
Olivier Ypsilantis