Ce seul nom, rue de Fleurus, suffit à me dire mon père. C’est probablement le nom qui me dit le plus sûrement mon père. Il y vécut son enfance et sa jeunesse, dans un grand appartement, au 27, au premier étage me semble-t-il. Il était un peu seul, avec sa mère séparée de son mari et ses deux frères sensiblement plus âgés. Il avait dix ans lorsque son frère aîné, qui venait d’intégrer l’École Spéciale des Travaux Publics, du bâtiment et de l’industrie, s’engagea pour son pays dès l’arrivée des Allemands à Paris. Son premier acte de résistance, la manifestation du 11 novembre 1940. Tout s’enchaîna alors. Engagement au 3e régiment de hussards alors basé à Montauban, clandestinité dès l’invasion de la zone libre (Organisation de Résistance de l’Armée – O.R.A.), jeux de chat et souris avec la Gestapo puis réintégration dans l’arme blindée cavalerie, la 2e D.B. (la Division Leclerc), blessure, longs séjours dans des hôpitaux. L’autre frère, engagé volontaire dans cette même division, au 501e Régiment de Chars de Combat (501e R.C.C.). Ils n’avaient pas vingt ans lorsqu’ils quittèrent le domicile de la rue de Fleurus pour endosser l’uniforme. Mon père vécut donc assez seul dans cet appartement très bourgeois où l’on découpa des tickets de rationnement durant de longues années.
Mon père m’a très peu parlé de ces années. Je recolle des bribes. Je m’efforce aidé par quelques lettres, quelques témoignages, dont celui d’un ancien de Stan — le collège Stanislas, dans le quartier de Notre-Dame-des-Champs, par lequel les trois frères sont passés. Cet ancien s’était lui aussi engagé au 501e R.C.C. Il sera l’un des premiers à atteindre l’Obersalzberg. Entre-temps son frère avait été tué à bord d’un M10 Destroyer, le « Porc-Épic » de la 1ère Armée française du général de Lattre de Tassigny. Ce char impliqué dans la bataille de Colmar a été transformé en monument :
Ce que le visiteur ne sait probablement pas c’est que le « Porc-Épic » a touché un Jagdpanzer qui venait de le toucher. Ces deux monstres d’acier sont longtemps restés l’un en face de l’autre ; et je ne sais en quelle année le blindé allemand a été enlevé. J’imagine les familles tant allemandes que françaises venant se recueillir devant ce qui avait été les tombeaux de leurs fils, s’adressant un signe, se serrant la main, peut-être…
Mon père m’a donc très peu parlé de ces années rue de Fleurus. Que m’a-t-il dit ? Il m’a décrit son inquiétude d’enfant face à Gertrude Stein. Elle habitait au fond de la cour de l’immeuble et elle lui faisait peur « avec sa voix d’hommasse ». Parmi les nombreux visiteurs qui traversèrent la cour pour se rendre chez elle, mon père se souvenait de « la silhouette corpulente de Hemingway ». Une plaque a été apposée sur la façade de l’immeuble du 27 ; on peut y lire : Gertrude Stein (1874-1946), écrivain américain, vécut ici avec son frère Léo Stein puis avec Alice B. Toklas. Elle y reçut de nombreux artistes et écrivains, de 1903 à 1938. A ce sujet, aucun livre ne rend mieux compte de la vie de Gertrude Stein, en particulier de ses années parisiennes, que « The Autobiography of Alice B. Toklas ». J’ai lu ce livre en pensant à mon père petit garçon, mon père qui se souvenait de A rose is a rose is a rose, la plus célèbre phrase écrite par cette femme au physique si peu avenant, piètre écrivain (à l’exception du livre ci-dessus cité) mais dotée d’un goût très sûr pour l’art.
Le nom de cette rue du VIe arrondissement parisien m’évoque simultanément les quelques souvenirs de la Libération que m’a communiqués mon père et la Société d’Édition « Les Belles Lettres » (dont la Collection des Universités de France — « collection Budé » —, placée sous le patronage de l’Association Guillaume Budé). La Librairie Guillaume Budé – Les Belles Lettres est située boulevard Raspail, au 95 ; mais elle fait angle avec la rue de Fleurus. Aussi ne puis-je voir l’une de ces publications avec la louve capitoline (collection des Latins) ou avec l’aryballe en forme de chouette (collection des Grecs) sans penser automatiquement à la rue de Fleurus et donc à mon père.
Mais la rue de Fleurus m’évoque plus encore la Libération de Paris et mon père petit garçon. Peu après sa mort, j’ai retrouvé dans un tiroir de son bureau une grande enveloppe jaunie contenant six photographies originales des combats de la Libération, rue de Fleurus et autour du jardin du Luxembourg. Il m’avait commenté l’une d’elles en me précisant qu’une femme, une bouchère du quartier me semble-t-il, avait été tuée par une balle perdue alors qu’elle était à sa fenêtre, une fenêtre (laquelle ?) visible sur la façade de l’immeuble sur lequel il est écrit RESTAURANT et qui est situé à l’angle de la rue de Fleurus et de la rue d’Assas. Voir l’image ci-dessous.
L’une des six photographies trouvées dans l’enveloppe jaunie : 25 août 1944, rue de Fleurus, attaque du jardin du Luxembourg. On reconnaît à l’arrière-plan la forme caractéristique de l’auto-mitrailleuse M20.
Le positionnement des blindés, du Tank Destroyer M10 (voir photographie ci-dessus) et de l’auto-mitrailleuse M20 (à ce propos, je me souviens d’avoir longtemps joué avec un modèle réduit Solido), s’explique pour une raison simple : la rue de Fleurus fait un coude, quelques mètres avant de croiser la rue d’Assas. De là, canons et mitrailleuses pouvaient prendre le jardin du Luxembourg en enfilade, dans l’axe compris entre la rue Guynemer et le boulevard Saint-Michel, axe au milieu duquel se trouve le grand bassin octogonal. C’était une position idéale pour parfaire l’encerclement d’un point fort tenu par les Allemands dans Paris, une attaque menée conjointement par des éléments de la 2ème D.B. (dont l’Escadron de protection du général Leclerc aux ordres du capitaine de Boissieu) et des F.F.I. Ci-joint le témoignage d’Alain de Boissieu :
http://museedelaresistanceenligne.org/media4820-Les-combats-du-Luxembourg-tA
Il y a quelques jours, au cours d’une recherche Internet, j’ai trouvé le nom du Tank Destroyer M10 qui le 25 août 1944 tirait sous les fenêtres du 27 de la rue de Fleurus. Son nom : Corsaire. Cette recherche m’a conduit au « Journal de Bord (21 juillet – 2 décembre 1944) » de l’Enseigne de Vaisseau Vincent Lacoin, du Régiment Blindé de Fusiliers Marins (R.B.F.M.) de la 2e D.B., 3e Escadron, 2e Peloton. J’ai appris par ce document que le chef de ce char au cours de la Libération de Paris s’appelait Emmanuel Bacquet.
Et puisqu’il est question du R.B.F.M., je place en aparté ce lien où il est question d’un grand acteur qui fut l’un de ses soldats, Jean Gabin :
http://www.rbfm-leclerc.com/gabin.html
Mais j’en reviens à l’enveloppe jaunie. Elle contient une série de trois photographies qui montrent les combats dans ce coude de la rue de Fleurus, avec tirs en direction du jardin du Luxembourg. On y distingue des hommes habillés en civil qui font le coup de feu (des F.F.I. probablement), des soldats casqués et d’autres avec des couvre-chefs de la marine, avec le bachi à pompon rouge. Cet hommes sont issus de la Marine de guerre. Les noms de leurs blindés — dont Corsaire — rappellent l’origine du R.B.F.M. L’une de ces photographies montre la rue noyée dans la fumée : le Corsaire vient de tirer. On aperçoit quelques drapeaux tricolores aux fenêtres. Le soleil brille dans la rue d’Assas. Nous sommes fin août 1944.
25 août 1944, rue de Fleurus, Tank Destroyer M10 en action.
L’enveloppe contient une autre série de trois photographies relatives à ces combats de la Libération autour du jardin du Luxembourg, mais prises côté rue Guynemer et rue de Fleurus. Je rappelle que les combats les plus violents pour la réduction de cet ensemble fortifié se sont déroulés de l’autre côté, boulevard Saint-Michel, ainsi qu’en témoignent les nombreuses plaques du souvenir et les impacts de balles et d’obus. Cette série montre des prisonniers allemands. Sur l’une d’elles, ils avancent en colonne, mains levées, dans une allée du jardin du Luxembourg. Ils sont flanqués par des fusiliers marins du R.B.F.M. Sur les deux autres, ces mêmes prisonniers sont alignés et fouillés le long des grilles de ce jardin, rue Guynemer. On aperçoit la foule. Elle a l’air calme, très calme, ce qui me surprend. Mon père se souvenait de soldats de Leclerc s’interposant et tirant en l’air pour faire reculer une foule qui voulait lyncher les prisonniers placés sous leur garde. Cette scène l’avait effrayé et révolté ; il venait d’avoir quatorze ans ; et je pense qu’elle l’a durablement marqué. Il me décrivit les visages de haine de commères et d’individus qui selon lui étaient d’autant plus virulents qu’ils étaient restés en pantoufles sous l’Occupation. Mon père avait un mépris tout particulier pour les Résistants de la dernière heure. Selon lui ces « Résistants » étaient les plus enclins à abattre les prisonniers de guerre, et dans le dos, ou tout au moins à les frapper au visage ou à leur cracher dessus, à tondre les femmes et à s’adonner à l’épuration sauvage. Comment lui donner tort ?
L’une des six photographies trouvées dans l’enveloppe jaunie : Prisonniers allemands, jardin du Luxembourg, 25 août 1944.
Dans « Journal de la Libération de Paris (18 au 28 août 1944) », André Auvinet, cinquante-six ans, avocat au service juridique de la S.N.C.F. et demeurant à quelques pas de l’église Saint-Sulpice note un souvenir (le 26 août 1944) qui rejoint ce que m’a rapporté mon père : « Rue Guynemer, les immeubles ont peu souffert, mais le blockhaus face à la rue de Fleurus a été touché en plein et écrasé ; et derrière, dans le jardin, la guérite bétonnée des sentinelles est éventrée de part en part d’un énorme trou. Dans la grande allée de marronniers, quelques arbres sont fracassés, une petite auto gît désemparée et des caisses vides, des munitions sans doute, traînent çà et là ». J’en déduis que ces coups ont été portés par le canon de 76,2 mm du Corsaire, le plus puissant canon des blindés alliés.
Juste avant, dans son journal, André Auvinet décrit un autre blockhaus dans le prolongement de ce blockhaus : « Au carrefour Vaugirard-Guynemer on se masse autour d’un blockhaus dissimulé derrière l’angle de la grille du jardin avec un art tellement consommé qu’il avait échappé au regard des riverains eux-mêmes. C’est un habitant d’ailleurs qui, paraît-il, l’a aperçu le premier et l’a révélé aux F.F.I. intéressés. Il ne porte que quelques traces de balles, et c’est de là sans doute qu’est partie la rafale de mitrailleuse qui tua une jeune fille, place Saint-Sulpice, samedi dernier ». Qui était cette jeune fille ?
Mais j’en reviens à mon père et sa famille. C’est au cours de ces journées de la Libération de Paris que son frère aîné sort de la clandestinité et s’engage chez Leclerc où il est recruté par Pierre de La Fouchardière (surnommé « La Fouche » par ses hommes), officier au 501e Régiment de Chars de Combat. Pierre de La Fouchardière, lui, avait réussi à franchir la frontière espagnole et à gagner Londres pour s’engager dans les F.F.L. Le rôle de cet officier durant ces journées parisiennes a été important puisqu’il réussit à fixer les troupes allemandes retranchées dans le jardin du Luxembourg et son palais, notamment côté boulevard Saint-Michel, côté École des Mines, un rôle qui lui a été pleinement reconnu par le Président du Sénat, Christian Poncelet, dans son allocution prononcée le 25 août 2004 :
http://www.senat.fr/senateurs/presidence-1998-2008/presidence/delafouchardiere.html
Prisonniers allemands, rue Guynemer, août 1944.
Pierre de La Fouchardière sera très grièvement blessé à Colmar. Blessé du bassin aux pieds, il parviendra à s’extirper de son char en y laissant les cadavres de deux membres de son équipage. Il survivra des heures dans la neige, par – 20°, le froid ayant coagulé ses blessures. Alors qu’il servait une mitrailleuse hors-tourelle, le frère aîné de mon père sera atteint de deux (ou trois) balles, dans les bras et la poitrine, avec cœur éraflé. Un as de la chirurgie de guerre, un Américain, parviendra à le sauver.
La rue de Fleurus, Fleurus 26 juin 1794… Cette rue porte le nom d’une célèbre bataille à laquelle est associé le nom de Jean-Baptiste Jourdan, une bataille qui permit à la France d’annexer la Belgique, une bataille où entra en action pour la première fois un ballon captif qui donna aux Français la possibilité d’observer les mouvements de l’ennemi…
Olivier Ypsilantis