Ci-joint, une traduction faite par mes soins d’un article paru dans le New York Times : « How the Iranian-Saudi Proxy Struggle Tore Apart the Middle East » de Max Fisher (A version of this article appears in print on November 20, 2016, on page A8 of the New York edition with the headline: « How the Iranian-Saudi Proxy Conflict Tore the Mideast Apart ») :
http://www.nytimes.com/2016/11/20/world/middleeast/iran-saudi-proxy-war.html?smid=fb-share&_r=0
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Derrière presque tout le chaos du Moyen-Orient (guerre en Syrie et au Yemen, bouleversement politique en Irak, au Liban et au Bahreïn) se profile un autre conflit. L’Arabie saoudite et l’Iran se démènent pour asseoir leur prééminence, ce qui a converti la majeure partie du Moyen-Orient en leur champ de bataille. Plutôt que de s’affronter directement, ils agissent en sous-main, ce qui a pour effet d’aggraver les problèmes majeurs qu’affronte cette région : dictature, violence des groupes armés et extrémisme religieux.
L’histoire de cette rivalité accompagne (et aide à expliquer) la désagrégation du Moyen-Orient, désagrégation qu’active tout particulièrement la rivalité Sunnisme/Chiisme que ces deux puissances cultivent à dessein. Les États-Unis attisent cette rivalité, récemment en aidant les Saoudiens dans leur guerre au Yémen, guerre au cours de laquelle des centaines de civils ont été tués. Ces dynamiques, avertissent les spécialistes, laissent présager guerres civiles, sociétés fragmentées et gouvernements instables.
Le Dr. F. Gregory Gause s’est efforcé de trouver une autre région du monde ayant été dépecée de cette manière. Selon lui, l’Afrique Centrale (avec ces deux décennies de guerres interdépendantes et ces génocides perpétrés par l’ingérence de forces régionales, avec cinq millions de morts) pourrait présager ce qui risque d’advenir au Moyen-Orient.
1979, une révolution menaçante
L’Arabe saoudite, un jeune pays qui s’est constitué dans les années 1930, a construit sa légitimité sur la religion. En promouvant sa responsabilité des lieux saints de la Mecque et de Médine, elle justifiait le pouvoir de la famille royale. La révolution iranienne de 1979 menaça cette légitimité en proclamant une « révolution pour l’ensemble du monde islamique » nous dit Kenneth M. Pollack, senior fellow à la Brooking Institution. Les révolutionnaires (iraniens) encouragèrent tous les Musulmans, en particulier les Saoudiens, à renverser leurs dirigeants. Mais l’Iran étant majoritairement chiite, « leur influence s’étendit essentiellement aux communautés chiites », précise Kenneth M. Pollack. Des Chiites d’Arabie saoudite (ils représentent environ 10% de la population) protestèrent par solidarité et ouvrirent même des bureaux à Téhéran, avivant les craintes saoudiennes d’une incessante agitation interne et de séparatisme. Ce fut le déclencheur de la sectarisation (sectarianization) d’une rivalité qui allait s’étendre à toute la région. « Les Saoudiens considérèrent l’Iran comme une menace interne depuis 1979 », déclare le Dr. F. Gregory Gause. Jugeant cette menace intolérable, les Saoudiens commencèrent à envisager une réplique.
1980-1988 : La première guerre par procuration
L’Arabie saoudite saisit l’occasion l’année suivante, quand l’Irak de Saddam Hussein envahit l’Iran dans l’espoir de s’emparer d’un territoire riche en pétrole. Kenneth M. Pollack : « L’Arabie saoudite soutint à fond les Irakiens parce qu’ils voulaient enrayer la révolution iranienne ». Cette guerre qui dura huit années, avec guerre de tranchées et attaques chimiques, tua peut-être un million de personnes. Elle définit un schéma de la lutte par procuration entre l’Iran et l’Arabie saoudite, et l’opportunisme américain dont la politique consistait à maintenir un accès aux vastes réserves de pétrole et de gaz qui se trouvaient entre les belligérants. Le conflit épuisa le zèle de l’Iran et sa volonté d’exporter la révolution mais lui donna une nouvelle mission, celle de renverser le leadership saoudien dans la région, leadership soutenu par les États-Unis et que Téhéran jugeait comme une menace existentielle, un sentiment qui conduira Téhéran à s’impliquer au-delà de ses frontières, selon Marc Lynch, politologue à la George Washington University, et qui explique peut-être son programme nucléaire et de missiles.
1989-2002 : la mise en place d’un baril de poudre
Les années 1990 furent celles d’une pause dans cette rivalité régionale, mais elles furent aussi celles de la mise en place de conditions explosives. Désireuse de contenir la volonté iranienne d’activer les minorités chiites de la région, l’Arabie saoudite chercha à durcir l’opposition Sunnisme/Chiisme. Des programmes gouvernementaux firent la promotion « de propagande anti-chiite dans les écoles, les universités islamiques et les médias » fait remarquer le Dr. Toby Matthiesen, enseignant à la Oxford University.
Le Dr. Toby Matthiesen pointe ces violences sectaires et entretenues, des violences susceptibles de nourrir l’idéologie de l’État islamique. En 1990, l’Irak envahissait le Koweit, un allié de l’Arabie saoudite. Après en avoir expulsé les Irakiens, les États-Unis installèrent des bases militaires afin de défendre leurs alliés contre l’Irak, ce qui eut pour effet de faire pencher le rapport des forces dans la région au détriment de l’Iran qui vit ces forces américaines comme une menace. La défaite irakienne encouragea par ailleurs la rébellion de nombreux citoyens d’Irak, particulièrement dans les communautés les plus pauvres, soit les Arabes chiites.
Le Dr. F. Gregory Gause : « Le régime de Saddam Hussein devint ouvertement sectaire », amplifiant la division Sunnites/Chiites afin d’empêcher de futurs soulèvements, ce qui permit à l’Iran, que l’Irak inquiétait, de se faire des alliés dans une communauté chiite irakienne toujours plus privée de droits et dans des milices qui s’étaient constituées. Ce qui n’apparaissait pas alors : l’Irak était devenu un baril de poudre qui exploserait lors du renversement de son gouvernement, une décennie plus tard.
2003-2004 : Le vide irakien s’ouvre
En 2003, l’invasion conduite par les Américains renverse un gouvernement à la fois hostile à l’Arabie saoudite et à l’Iran, mettant ainsi fin à un équilibre régional. Convaincu que les États-Unis et l’Arabie saoudite allaient installer un gouvernement à leur solde en Irak, l’Iran qui n’avait pas oublié les horreurs de la guerre des années 1980 s’empressa de remplir le vide laissé par la guerre. Son influence dans les communautés chiites, démographiquement majoritaires dans le pays, lui permit d’influer sur la politique de Bagdad.
L’Iran manipula également les milices chiites afin de pendre le contrôle de la rue en Irak et de menacer l’occupation du pays supervisée par les Américains. Mais les violences sectaires survinrent, poussant le pays à la guerre civile. L’Arabie saoudite chercha à contrecarrer les plans de l’Iran ; et après avoir opprimé sa population chiite durant des années, elle fit de même avec celle d’Irak. Dr. F. Gregory Gause : « Le problème pour les Saoudiens est que leurs alliés naturels en Irak (soit les Sunnites) donnaient de plus en plus dans le djihadisme et se retournaient contre eux ». La stratégie saoudienne pour contenir l’Iran, soit l’activation du sectarisme par le biais des Sunnites, s’avérait contre-productive. Avec des gouvernements sunnites en voie d’effondrement et des milices sunnites virant au djihadisme, Riyad ne disposait guère d’intermédiaires fiables. Alors que la compétition s’intensifiait en Irak, l’Arabie saoudite et l’Iran cherchèrent à augmenter leur influence respective par l’intermédiaire d’un autre État faible, le Liban.
2005-2010 : Un nouveau genre de guerre par procuration
Le Liban offrait une formidable opportunité : une démocratie peu assurée, convalescente d’une guerre civile, avec factions et milices survivantes structurées par la religion. L’Iran et l’Arabie saoudite exploitèrent ces dynamiques, agitant un nouveau type de guerre par procuration, « hors des champs de batailles conventionnels et nidifiant dans les problèmes internes de structures institutionnelles affaiblies », selon les mots du Dr. F. Gregory Gause. Ainsi, l’Iran soutint le Hezbollah, cette milice et ce mouvement politique chiites, qu’il avait soutenu contre Israël. De son côté, Riyad versa de l’argent à ses alliés politiques parmi lesquels le Premier ministre sunnite Rafik Hariri.
Ainsi, en activant la compétition selon des axes religieux, l’Arabie saoudite et l’Iran contribuèrent-ils aux fréquentes chutes des gouvernements au Liban, les parties adverses étant appuyées par des forces étrangères plus soucieuses se s’opposer les unes aux autres que d’œuvrer à la construction d’un État capable de fonctionner. Avec l’Iran soutenant le Hezbollah comme le défenseur de la nation et l’Arabie saoudite soutenant l’armée libanaise, ni l’un ni l’autre n’avait le plein mandat ; et le Liban se débattait pour maintenir l’ordre. Tandis que les forces étrangères exacerbaient leur antagonisme, le Liban s’enfonçait dans une spirale de violence. En 2005, après que Rafik Hariri ait appelé à un retrait des troupes syriennes soutenues par l’Iran, il fut assassiné. Les soupçons se portèrent durablement sur le Hezbollah. Une autre crise politique, en 2008, se révéla particulièrement aiguë, avec le Hezbollah supplantant les milices sunnites pour le contrôle d’une bonne partie de Beyrouth. L’Arabie saoudite sollicita l’appui aérien des États-Unis (selon un WikiLeaks cable) afin d’appuyer la reprise de la ville par une force pan-arabe. Bien que ce projet n’ait jamais été mis à exécution, cet épisode constituait une répétition générale annonciatrice de la tourmente qui allait s’abattre sur une zone plus ample.
2011-2014 : L’implosion
Quand les Printemps arabes renversèrent des gouvernements du Moyen-Orient — la plupart étant des alliés de l’Arabie saoudite —, Riyad eut peur que l’Iran ne remplisse le vide ainsi laissé. Aussi l’Arabie saoudite se précipita, promettant des millions de millions de dollars à la Jordanie, au Yemen, à l’Égypte et autres pays, et pressant généralement leurs gouvernements de sévir. Suite aux protestations en faveur de la démocratie au Bahreïn — un allié de l’Arabie saoudite où un souverain sunnite régnait sur une population majoritairement chiite —, cette dernière envoya mille cinq cents soldats. En Égypte, l’Arabie saoudite appuya tacitement en 2013 la prise du pouvoir par l’armée, la jugeant plus fiable que le gouvernement islamiste issu des élections. Alors que la Libye s’enfonçait dans la guerre civile, l’Arabie saoudite appuya un général à poigne afin de consolider le contrôle du pays.
Bien que l’Iran n’ait que peu d’influence dans ces pays, l’Arabie saoudite redouta de perdre du terrain face à son rival, ce qui l’incita à vouloir limiter autant que possible et durement l’influence de l’Iran, pensent les analystes. La Syrie, un allié de l’Iran, développa une dynamique inhabituelle. L’Arabie saoudite et d’autres États sunnites riches en pétrole approvisionnèrent les rebelles en argent et en armes, y compris les islamistes sunnites. L’Iran intervint à son tour, envoyant des officiers puis le Hezbollah pour combattre aux côtés du gouvernement syrien dont les membres appartiennent majoritairement à une secte du Chiisme. Leurs interventions, disent les spécialistes, enfermèrent la Syrie dans une impasse du toujours pire où ont péri plus de quatre cent mille personnes.
2015-2016 : « Qu’est-ce qui ne va pas avec votre peuple ? »
Les États-Unis se sont battus pour restaurer un équilibre régional. Le président Obama a pressé l’Iran et l’Arabie saoudite afin « qu’ils trouvent un moyen efficace de partager la région et instituer une sorte de paix froide » confia-t-il à The Atlantic. Mais le Dr. Lynch qualifia de farfelu « ce plan pour un équilibre auto-régulé entre les puissances du Moyen-Orient ». Plutôt que de calmer les nerfs de l’Arabie saoudite, l’accord sur le nucléaire iranien attisa ses craintes « d’une volonté des États-Unis de l’abandonner pour s’allier à l’Iran », dit le Dr. Lynch, qualifiant cette idée répandue de « folle ». A ce propos, Mr. Kenneth M. Pollack confiait avoir souvent entendu des dirigeants arabes sunnites faire usage de la métaphore suivante : « Ils diront : ‟Qu’est-ce qui ne va pas avec votre peuple ?” Avec nous vous avez une femme fidèle et aimante et avec l’Iran vous avez une maîtresse folle. Vous ne comprenez pas combien elle est mauvaise pour vous ; et malgré tout vous ne cessez de vous précipiter vers elle sitôt qu’elle vous fait un clin d’œil ».
La Maison Blanche chercha d’autres manières de rassurer les dirigeants de l’Arabie saoudite, facilitant des ventes d’armes et supervisant les engagements saoudiens en Égypte et au Bahreïn. Arriva le cas du Yemen. Un groupe rebelle ayant de forts liens avec l’Iran expulsa le dirigeant appuyé par l’Arabie saoudite, avivant les craintes de Riyad. L’Arabie saoudite se lança alors dans une campagne de bombardement qui ne fit que massacrer des civils. Cette attaque reçut un fort soutien (mais aussi quelques critiques) des États-Unis qui n’ont que peu d’intérêts dans le pays, hormis l’anti-terrorisme. Fort de ce soutien, Riyad accepta le traité sur le nucléaire iranien et commença à emboîter le pas aux Américains en Syrie. Et la guerre par procuration suivit son cours.
Un avenir d’États détruits ou en voie de destruction
Questionné au sujet d’une amélioration des relations Iran – Arabie saoudite, Mr. Kenneth M. Pollack émit des doutes : « Au Moyen-Orient, il est difficile de faire des prévisions, surtout avec ces États détruits ou en voie de destruction ». Au Yémen « la société est en voie de réorganisation suivant des structures sectaires et des relations sous-tendues par aucune appartenance nationale » écrit Farea al-Muslimi dans un journal de la Carnegie Endowment for International Peace qui cite des cas similaires dans la région.
Ces crises continuelles risquent d’impliquer une fois encore les États-Unis, nous dit le Dr. Lynch, ajoutant qu’aucun président américain ne pourra persuader l’Arabie saoudite ou l’Iran de ne pas s’impliquer dans des conflits régionaux, vécus comme des menaces existentielles.
Donald J. Trump arrive au pouvoir avec le son de cloche saoudien : « L’Iran prend l’Irak. Il va prendre le Yemen, la Syrie, il veut tout » déclarait-il au cours d’un rassemblement en janvier. Faisant allusion au président élu et à Hillary Clinton, le Dr. F. Gregory Gause déclara douter qu’une administration puisse redistribuer les cartes au Moyen-Orient : « Je ne pense pas que Mr. Trump ou Mrs. Clinton soient capables d’y changer grand-chose ».
Max Fisher (traduit de l’anglais par Olivier Ypsilantis)