Ci-joint, pour le lecteur espagnol, le chapitre III de « El Escollo de la Revolución francesa », extrait de « Frente a la gran mentira » (publié en 1996) :
https://www.diarioerc.com/wp-content/uploads/2015/10/frente-a-la-gran-mentira.pdf
Dans le chapitre de son livre, « Frente a la gran mentira », chapitre intitulé « El Escollo de la Revolución francesa », Antonio García-Trevijano explore des aspects délaissés de cet événement aux répercussions mondiales et nous en présente la signification politique sans jamais se réfugier dans une idéologie. Afin d’éviter de plaquer des concepts actuels sur des faits historiques toujours actifs dans l’esprit de nos institutions, Antonio García-Trevijano braque l’objectif sur la naissance et l’évolution de l’opinion publique relative à cet événement. L’image de la Révolution française est volontiers retouchée voire trafiquée afin de servir le pouvoir en place en commençant par occulter qu’elle n’a ni conquis ni découvert la démocratie politique. Les lignes qui suivent sont une traduction-adaptation du chapitre en question. Je l’ai allégé de ses nombreuses références afin de mieux mettre à nu les mécanismes de cette révolution et d’offrir une lecture plus rapide et aisée.
Antonio García-Trevijano (1927-2018)
A partir des données dont nous disposons, nous pouvons affirmer qu’il ne peut y avoir d’opinion publique autonome en tant que concept distinct de l’opinion institutionnelle et de l’esprit public lorsqu’il n’y a pas une forte liberté d’expression dans la société civile et une non moins forte liberté de pensée dans la société politique. Si les libertés ne sont pas suffisamment assurées, il peut au mieux y avoir un esprit public, voire une voix publique, mais en aucun cas une authentique opinion publique.
Dans la lutte pour le pouvoir politique, on peut sans peine distinguer trois moments distincts dans le déroulement de la Révolution française. A chacun de ces moments, l’opinion publique a été un phénomène social, avec ses caractéristiques et ses effets particuliers.
Ces trois moments sont : 1. Le moment ilustrado y reformista, de l’Assemblée des notables (avec une première réunion le 22 février 1787) à la fuite du roi à Varennes (21 juin 1791). 2. Le moment popular y revolucionario, du Décret de l’Assemblée du 15 juillet 1791 (déclarant que le roi avait été séquestré) à la réaction thermidorienne (9 thermidor 1794). 3. Le moment elitista y liberal, de la chute de Robespierre au coup d’État de Bonaparte (18 brumaire 1799). Dans ce déroulement, la si médiatisée journée du 14 juillet 1789 n’est pas mentionnée. De fait, elle est d’un certain point de vue sans importance. La prise de la Bastille a été conduite par un petit groupe de marginaux sans idée politique. Elle n’est qu’un mythe consciemment élaboré par le roi et la cour, l’Assemblée nationale, l’Église et les Lumières (la Ilustración), tous unis dans leur peur du peuple. Ainsi, cet événement sans importance particulière s’est s’imposé dans l’opinion publique mondiale et a fait croire que la Révolution française avait commencé ce jour-là et non trois ans plus tard. Ce mythe relatif à la prise de la Bastille n’aurait pu engendrer aussi spontanément une opinion publique irrationnelle et émotive (qui poussera l’aristocratie à renoncer à ses privilèges) si avant cet événement il n’y avait eu une opinion publique réformiste, rationnelle et éclairée (ilustrada), opposée aux privilèges de l’aristocratie et à l’absolutisme royal.
Et nous en revenons aux trois phases de la Révolution française. Le phénomène de la raison ou de l’émotion dans les opinions publiques varie selon le contexte historique. 1. Si le contexte historique est d’ordre progressiste, les idées engendrées par la raison précèdent les faits qui transforment les idées en émotions (Première phase de la Révolution française). 2. Si le contexte historique est d’ordre innovateur, les émotions se mêlent aux faits qui rationalisent les émotions (Deuxième phase de la Révolution française). 3. Si le contexte historique est d’ordre réactionnaire, la peur suscite les faits et le consensus remplace la raison (Troisième phase de la Révolution française, soit la phase thermidorienne et libérale).
La tension raison/émotion se laisse lire dans la tonalité de l’opinion publique : 1. La phase réformiste est déterminée par une opinion publique qui obéit à la raison universelle sur les questions d’ordre politique. 2. La phase révolutionnaire remplace l’opinion publique par l’esprit public. On passe de la raison universelle à la volonté générale. 3. La phase réactionnaire (dont sont issues les idées libérales que nous nommons modernité) redonne voix à l’opinion publique afin d’exprimer l’idéologie de la séparation entre l’ordre politique (ambition de pouvoir) et l’ordre privé (goût des libertés et des droits civils).
Au cours de la phase thermidorienne, l’opinion publique désire faire revenir la République aux idéaux réformistes et libéraux de la monarchie de 1789. Cette constatation permet d’analyser l’évolution de l’opinion publique au cours de ces années cruciales en ne suivant qu’une ligne, une ligne qui conduit de la raison scientifique des Lumières (la Ilustración), de Condorcet philosophe et mathématicien à Benjamin Constant et la raison hédoniste du libéralisme français. Condorcet, soit la formation de l’opinion publique démocratique – comme probabilité de vérité du critère de la majorité. Benjamin Constant, soit l’opinion publique libérale – comme produit de la liberté civile et de l’hédonisme des modernes.
Contrairement à ce qui s’est dit, la Révolution française n’est pas le produit des Lumières et l’œuvre exclusive des grands penseurs. L’opinion publique issue des promoteurs des Lumières et des Encyclopédistes n’a que très peu influé sur les événements révolutionnaires et n’a pas contribué à leur donner un sens. Par ailleurs, cette opinion publique n’est pas homogène. Elle ne perçoit pas la société de son temps à partir des écrits des grands penseurs. Ces derniers (parmi lesquels Montesquieu) avaient établi un cadre de pensée rénovateur dans l’Ancien Régime, un cadre qui favorisera l’émergence de l’opinion publique parmi les membres les plus cultivés de l’aristocratie et de la bourgeoisie, tous désireux de régénérer le pays.
Les Lumières n’ont pas produit que des grands penseurs, elles ont également produit toute une littérature plus ou moins clandestine à caractère bassement pamphlétaire et violent. C’est pourquoi Antonio García-Trevijano évoque une Alta Ilustración et une Baja Ilustración.
Les dirigeants de la Révolution française qui se sont efforcés d’analyser rationnellement l’origine de ce phénomène se sont trompés eux-mêmes et sans le savoir. Subjugués par son éclat, ils s’imaginèrent qu’ils ne faisaient que donner forme aux idéaux des Lumières. Ils ne comprenaient pas que les faits qui avaient contribué à la formation de l’opinion publique révolutionnaire depuis la prise de la Bastille avaient été inspirés par des marginaux des Lumières, par des proscrits de l’Encyclopédie et de l’Académie, d’où, une fois encore, cette distinction entre Alta Ilustración et Baja Ilustración qu’opère Antonio García-Trevijano, cette dernière étant la principale activatrice de la Révolution française. La Alta Ilustración, c’est Montesquieu parmi d’autres noms prestigieux. La Baja Ilustración, c’est Marat parmi d’autres noms sanglants.
La Alta Ilustración n’est guère en prise avec les nécessités du moment, elle tourne en quelque sorte sur elle-même et ne voit pas qu’elles demandent une intervention urgente. De son côté, l’opinion publique influencée par la Baja Ilustración se montre plus audacieuse et prête à imposer ses méthodes. Un fait suffit à mesurer la distance qui sépare alors cette première tendance des nécessités du moment. Quelques jours avant le 14 juillet 1789, les Parisiens apprennent que le roi veut faire marcher l’armée sur Paris. Ils sont atterrés. Une délégation est envoyée à Versailles afin d’obtenir de l’Assemblée nationale constituante qu’elle fasse distribuer des armes à une garde bourgeoise. Mais elle repousse cette pétition en déclarant qu’elle ne doit pas sortir du cadre législatif et empiéter sur le pouvoir exécutif. Ce fait montre bien le peu de sens des réalités dont font preuve les héritiers de la Alta Ilustración, une faiblesse qui rendra possible les scènes sanglantes du 14 juillet 1789, des scènes qui offusqueront Saint-Just et Babeuf.
La prise de la Bastille est devenue le symbole d’une Révolution qui n’a pas encore eu lieu. Elle marque également l’avènement de l’opinion du public spectateur, d’un public resté à l’écart de l’événement. Le 14 juillet 1789 change radicalement la signification de l’opinion publique qui se met à évaluer spontanément la valeur des événements politiques en fonction des réactions du public spectateur. Mais ce qui compte plus encore que l’émergence de l’opinion publique, c’est l’opinion des journalistes et des sociétés populaires et l’évolution de l’opinion publique quant à son appréciation de la Révolution.
Le débat sur la durée des révolutions, leur nécessité historique et la libre volonté de leurs acteurs nous donnent une explication sur le fait qu’elles dévorent ceux qui veulent la contrarier avant qu’elle n’ait épuisé ses énergies et déployé toutes ses virtualités. N’oublions pas que les leaders de l’opinion (hormis Marat, Hébert et Saint-Just) ont voulu freiner le processus révolutionnaire, soit par peur de l’étape suivante, soit parce qu’ils jugeaient que ce processus avait donné tout ce qu’il avait à donner.
Le mensonge de l’Assemblée nationale constituante (fait à l’instigation de Barnave), soit cacher la fuite du roi à Varennes pour en faire une séquestration, va changer le cours de la Révolution. Ainsi, par un mensonge parlementaire on mit fin à la Révolution des réformateurs, ouvrant ainsi la voie à celle des républicains.
Trois jours avant la déclaration mensongère de l’Assemblée nationale constituante, Condorcet lit une déclaration en faveur de la République, en insistant sur le fait que la préservation de la liberté peut se passer d’un roi. Mais deux-cent-quatre-vingt-dix députés s’offusquent et déclarent que la suspension des fonctions royales est une décision pleine de dangers.
Avant la fuite du roi, il n’y a guère d’opinion publique républicaine. Dans les jours qui suivent cette fuite, ceux qui deviendront d’ardents jacobins multiplient les protestations contre l’esprit républicain et contre un gouvernement où règnent les factions. Antonio García-Trevijano insiste : ce n’est pas la fuite du roi à Varennes sinon le décret de l’Assemblée nationale constituante déclarant mensongèrement que le roi a été séquestré qui provoque la naissance d’une opinion publique autonome et républicaine. Ce mensonge est un acte délibéré de l’Assemblée nationale constituante qui se décide au mensonge pour des raisons d’État.
On ne peut comprendre la Révolution française et l’apparition de l’opinion publique comme phénomène strictement politique, dérivé de la liberté de pensée et d’expression, sans placer le mensonge du 15 juillet 1791 dans l’épicentre des vagues révolutionnaires qui conduiront à la scission du Club des Jacobins, au procès et à l’exécution de Louis XVI, à la liquidation des Girondins, Hébertistes et Dantonistes et, enfin, à la Terreur.
Olivier Ypsilantis