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La religion woke. En lisant Jean-François Braunstein – 1/4

J’ai devant moi la version portugaise du livre de Jean-François Braunstein (né en 1954) intitulé « La religion woke » (paru en 2022). Cette étude m’a d’abord séduit par sa table des matières articulée en quatre parties aux titres éloquents, soit : I. La première religion née dans les universités américaines. II. Une religion contre la réalité. III. Une religion contre l’universalisme. IV. Une religion contre la science. Jean-François Braunstein est notamment l’auteur de « La philosophie devenue folle : le genre, l’animal, la mort » où il s’en prend fermement aux thèses de la théorie des genres de Judith Butler et de l’antispécisme de Peter Singer.

La première religion née dans les universités américaines. Le terme woke a été élaboré par des militants noirs américains et récupéré par les campus universitaires dans les années 2010. Il est d’abord tourné vers la race puis très vite vers la dénonciation des genres et l’intersectionnalité. Pas à pas mais rapidement ce mouvement se prétend porteur d’une vision globale du monde, un monde dans lequel toutes les injustices pourront être dénoncées et combattues. Le mouvement woke est bien une religion américaine qui plonge ses racines dans la grande tradition protestante. Voir le Great Awakening des années 1730-40 et les prêches de Jonathan Edwards ou George Whitefield qui face à un monde dominé par le mal invitent à la rédemption. Des historiens estiment que la dimension politique de ce mouvement n’est pas moins importante que celle des Lumières dans la guerre d’Indépendance américaine (1775-1783). Deuxième temps de ce mouvement, des années 1790 aux années 1840, un mouvement qui une fois encore ne cesse de faire appel aux émotions plus qu’à la raison et qui s’oppose au déisme rationaliste venu des Lumières. Évoquons également les shakers des années 1830-1840 avec, au cœur de leur théologie, la nature masculine/féminine de Dieu, un mouvement dans lequel les femmes ont eu un rôle essentiel, avec notamment Mother Ann Lee, préfiguration de l’égalité des genres et d’une société libérée du poids de la sexualité.

Il y a dans le mouvement woke une exaltation à caractère religieux qui est clairement apparue au cours des cérémonies à la mémoire de George Floyd. L’idée d’inscrire ce mouvement dans l’histoire du protestantisme américain a d’abord été formulée par l’historien du protestantisme Joseph Bottum, Selon lui, il s’agit d’un néo-protestantisme issu de l’affaiblissement du protestantisme américain traditionnel. Dans cette filiation, il convient également de citer le mouvement Social Gospel fondé par Walter Rauschenbusch au début du XXème siècle et qui fait passer une religion de salut personnel à une religion de justice sociale. Les militants woke s’envisagent comme des combattants de la justice sociale. Ils se considèrent comme des élus et se déclarent supérieurs car porteurs de valeurs morales supérieures et d’une volonté révolutionnaire d’affronter tout ce qui a trait au genre ou à la race. Ils ne se considèrent pas comme l’élite de la nation mais comme les élus de la nation. De leurs ancêtres, ils héritent d’une inébranlable confiance en leur rectitude morale et ils jugent que l’avènement d’un monde meilleur est à leur portée, qu’ils en seront les prêtres et les acteurs. Cet héritage vient de leurs ancêtres mais, entretemps, ils l’ont débarrassé de sa charge religieuse. Ils considèrent d’ailleurs la religion avec suspicion voire condescendance. A ce propos, la condescendance est à probablement le trait le plus caractéristique de ces ultra-privilégiés que sont les militants woke.

Des étudiants noirs portent un regard critique sur ces militants blancs passés par les meilleures universités. L’un des regards les plus critiques et analytiques à ce sujet est celui de Rob K. Henderson, un jeune doctorant en psychologie issu d’un milieu très défavorisé, boursier passé par Yale et Cambridge. Il décrit ces militants comme des porteurs de croyances de luxe et il fait remarquer que les Américains de la classe supérieure affirmaient leur statut social par la possession de produits de luxe. A mesure que ces produits sont devenus accessibles à un plus grand nombre, les membres de cette classe ont éprouvé le besoin d’affirmer leur statut social d’une autre manière, par des croyances de luxe, croyances que ne peuvent partager – s’offrir – les plus défavorisés qui affrontent au quotidien une réalité autrement plus dure. Il faut lire Rob K. Henderson qui dans « Luxury beliefs are the latest status symbol for rich Americans » donne à ce sujet des exemples éloquents.

Le mouvement woke est bien une religion, et une religion née dans les universités. La doctrine woke (théorie du genre, théorie critique de la race ou de l’intersectionnalité) envahit peu à peu tout l’espace universitaire et pousse en coin les disciplines traditionnelles. Le point de vue woke est totalitaire, il n’en admet aucun autre. L’argumentation rationnelle est écrasée en quelques mots. Protectrice séculaire de la connaissance scientifique et de la laïcité, l’université a engendré une nouvelle religion et c’est pourquoi elle est aussi peu critique envers ce mouvement. L’origine universitaire de cette religion permet à cette dernière de se répandre sans encombre dans nos « sociétés de connaissance ». A ce sujet, citons les grandes entreprises, à commencer par celles du GAFAM, des suzerains dont les militants woke sont les vassaux. Douglas Murray a des remarques éloquentes à ce sujet, notamment au sujet des algorithmes calibrés suivant cette tendance. Le mouvement woke est donc né dans l’université. C’est une religion à prétention scientifique, soit la pire des religions. Le nazisme et le communisme ont également été des religions à prétention scientifique. On peut supposer que si le wokisme s’emparait du pouvoir il mènerait une politique de terreur comparable par son ardeur, bien que différente dans ses motivations, à celle de ces deux grands totalitarismes du XXème siècle.

La naissance universitaire de ce mouvement lui donne une arrogance particulière et très efficace. Ses affirmations se drapent dans le sérieux du langage universitaire traditionnel qu’il détourne à ses fins et sans le moindre scrupule. A ce sujet, notons la différence entre l’universitaire marxiste et l’universitaire wokiste. L’un est diplômé en philosophie, sociologie, biologie et j’en passe mais en aucun cas en marxisme. L’autre est diplômé en « Études du Genre », « Études sur la Race », « Études post-coloniales » et j’en passe. Et les professeurs marxistes étaient capables de faire connaître des penseurs très éloignés du marxisme.

Le mouvement woke défend une suite d’a priori, de dogmes. Il peut ainsi faire fi de toute démonstration. Ses dogmes s’appuient sur des textes qu’il juge sacrés, des textes à caractère diversement ésotérique et rédigés par des universitaires. Je passe sur une longue liste d’auteurs diversement médiocres tant quant à la forme qu’au fond que la société de la bien-pensance a convertis en autant de missels. Les militants woke ont élaboré des rites et des célébrations inspirés du christianisme avec demandes de rédemption collective mises en scène par Black Lives Matter. Le mouvement woke reprend (sans probablement en être vraiment conscient) le thème de la victime innocente injustement tourmentée.

Du Great Awakening des protestants évoqué par Joshua Mitchell au mouvement woke, avec deux différences essentielles. Le Blanc est en quelque sorte le péché originel incarné ; il est coupable (parce que blanc) devant tous les Noirs et autres personnes de couleur ; il est responsable de tous les maux du monde, passés, présents et à venir. Ainsi que le fait remarquer Pascal Bruckner, cette attitude relève d’une forme d’orgueil dévié, d’orgueil en creux, en négatif. Être blanc est un péché qu’aucune rédemption ne saurait racheter, car le « privilège blanc » est un facteur biologique. Il y a aussi la « masculinité toxique » ; elle touche tous les individus de sexe masculin. Mais ce mouvement accorde toutefois une porte de sortie – une rédemption – à l’homme qui accepte d’être déconstruit – démasculinisé – en remettant en question l’idéologie du genre. Bref, moyennant un petit effort, nous pouvons échapper au péché d’être né homme en nous déconstruisant mais aussi en devenant femme, en changeant de genre, en nous faisant transgenre voire transsexuel afin de pousseur notre transformation au maximum et ainsi nous éloigner autant que possible du mal d’être né homme. Nous pouvons nous libérer du péché d’être homme par un changement d’état civil ou par une opération chirurgicale. Et pourquoi ne pas changer de race comme on change de sexe, par déclaration ou opération de chirurgie plastique ? Pour le mouvement woke, ce changement n’est pas possible, il n’est pas possible de se dire noir si l’on est blanc, car le Blanc est considéré si coupable qu’il ne peut échapper à la damnation d’être un Blanc.

Nous sommes invités à répertorier nos privilèges (check your privilege) et à les exposer publiquement, à demander pardon pour nos privilèges et à aider ceux qui n’en bénéficient pas. La religion woke ne se préoccupe pas de pardon. Elle ne fait que traquer le péché, à séparer radicalement les « purs » des « impurs ». Excommunication, accusation d’hérésie… Si le mouvement woke disposait d’un pouvoir encore plus effectif, il se montrerait à coup sûr bien plus intransigeant que le tribunal du Saint-Office dans ses périodes les plus dures. Cette nouvelle Sainte Inquisition a des armes pour réduire les hérétiques, notamment par le biais des réseaux sociaux, du name and shame par la cancel culture, soit l’annulation de l’autre, de sa culture. Le mouvement woke ou la religion des Élus, des Purs appelés à extirper toutes les impuretés de la société. Ses règles hyper-morales donnent la conduite à suivre et il s’agit pour les Purs de marquer au fer rouge les homophobes, les transphobes, les grossophobes et autres x-phobes.

Les militants woke surveillent l’enseignement en empêchant ou en perturbant la tenue de conférences d’individus considérés comme impurs. Tous les moyens sont bons pour cette police de la pensée afin de purifier les hérétiques de l’enseignement. Cette police sévit sur Internet et dans la vie réelle. Le cas de Kathleen Stock est éloquent, comme l’est celui de Jordan Peterson dont je conseille les vidéos sur YouTube. Les militants woke réinstaurent ce qu’a dénoncé Nathaniel Hawthorne dans « The Scarlet Letter », au milieu du XIXème siècle, soit le puritanisme américain du XVIIème siècle. Cette volonté de purification – une volonté totalitaire – conduit à une volonté de réécrire l’histoire. On déboulonne des statues, on change des noms. Tout l’enseignement doit être passé au crible et dans tous les domaines afin de supprimer toute trace de blanchitude et de virilisme. La parité homme/femme doit être strictement observée et si l’on n’y parvient pas (comme en philosophie), c’est que le travail des femmes a été invisibilisé.

La religion woke n’ouvre pas au futur. Elle est claquemurée. Il s’agit de contrôler le présent sans véritable espoir d’un futur meilleur. Il faut étudier la théorie des genres et le radicalisme de Donna Haraway et ses mots d’ordre comme « Make kin, not babies ». Ce mouvement entretient ce que nous nommons l’éco-anxiété.

Mais comment comprendre le succès du mouvement woke ? Tout d’abord, il y a celles et ceux qui se laissent séduire par ce mouvement et qui s’éprouvent comme des victimes ou des êtres fragiles, des personnes qui se sentent sans cesse menacées et qui redoutent la moindre parole ou attitude qu’elles peuvent considérer ( à tort ou à raison) comme une agression envers leur identité (genre, race, morphologie, etc.). En conséquence, l’idéologie woke est envisagée par ces personnes comme l’arme de destruction absolue contre toute menace – et peu importe qu’elle soit réelle ou supposée. Chester Middlebrook Pierce, professeur de Psychiatrie à Harvard, a élaboré le concept de mini-aggression dans les années 1970, un concept popularisé en 2010 par Derald Wing Sue (professeur de Psychologie à l’Université de Columbia) dans son livre « Microaggressions in Everyday Life: Race, Gender and Sexual Orientation ». La perception de ces microaggressions peut être parfaitement subjective mais qu’importe, ses effets sont considérés comme beaucoup plus insidieux et donc violents que les formes traditionnelles d’agression. Cette notion de microaggressions permet au mouvement woke de ratisser large. On multiplie les trigger warnings et on aménage des safe spaces. Cette culture de la victimisation est appuyée par une bureaucratie universitaire qui justifie ainsi son expansion. C’est la génération snowflakes – voir ce que dit à ce propos Claire Fox (« I find that offensive ! »), voir également les travaux du psychologue Jonathan Haidt et du juriste Greg Lukianoff sur les dangers de la surprotection (safetyism) dans « The Coddling of the American Mind ». Ce culte de la fragilité se répand dans toute la société. C’est la compétition victimaire, avec plainte et exigence de soin et d’attention. Le mouvement intersectionnel ne cesse d’amplifier la typologie des victimes. Autre livre éclairant : « Therapy Culture. Cultivating Vulnerability in an Uncertain Age » de Frank Furedi. La psychologisation de nos sociétés est un phénomène qui est à l’origine d’une industrie en pleine croissance, l’industrie du care. La théorie du care envahit tout et asphyxie tout ; lire à ce propos « Running Wild » de James Graham Ballard.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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