Je suis toujours plus émerveillé par la richesse de la création photographique en Espagne, et jusqu’à nos jours. Il me semble que la redécouverte des photographes espagnols s’est accélérée au cours de ces dernières vingt années. Il n’est pas rare que la presse (tant nationale que régionale, revues et journaux) rende compte d’une œuvre oubliée ou très peu connue, à l’occasion d’une exposition dans une galerie ou un musée, de Madrid ou de Barcelone, mais aussi de villes de moindre importance. Dans une presse qui ne rend plus compte que d’affaires de corruption et de faits divers sordides, ces articles offrent quelques instants de grâce. J’y découvre des noms qui m’étaient inconnus, ce qui stimule ma curiosité et m’incite à des recherches sur Internet qui à l’occasion donnent un article, comme celui-ci. Il a aussi ces photographes très connus (des noms généralement liés à la Guerre Civile espagnole) dont une partie de l’œuvre réapparaît après avoir été durablement cachée et oubliée. Le cas le plus célèbre est celui de la maleta mexicana et ses quelque quatre mille négatifs qui se rattachent à ces trois noms emblématiques : Robert Capa, David Seymour (« Chim ») et Gerda Taro. Autre découverte d’importance, cet ensemble de quelque mille trois cents photographies prises par Bartomeu Boix et son fils Francesc, connu pour ses témoignages sur le camp de Mathausen, le camp des Spanischen. Je le redis, l’Espagne, pays de poètes, d’écrivains, de peintres, de saints, de théologiens et de conquérants, est aussi un pays de photographes.
L’article ci-joint m’a été inspiré par un article paru dans la revue XL Semanal. J’ai en tête d’autres articles sur les photographes espagnols, à commencer par l’extraordinaire élan créateur qu’a suscité la Agrupación Fotográfica de Almería (AFAL). Lorsque j’habitais dans cette province andalouse, dans les années 1990, j’ai pu voir dans le beau cloître de la Escuela de Arte de Almería nombre de magnifiques expositions de photographies argentiques, en noir et blanc, organisées par le Centro Andaluz de la Fotografía, dépendant de la Junta de Andalucía. Un thème souvent travaillé, le Parque natural Cabo de Gata-Níjar.
http://www.juntadeandalucia.es/cultura/caac/programa/afal00/frame.htm
La Palangana est le nom familier que se donne un groupe d’amis photographes, plus connu sous la dénomination Escuela de Madrid. Palangana (ou palancana) signifie « cuvette ». Ce groupe est fondé par de jeunes photographes appartenant à la Real Sociedad Fotográfica de Madrid mécontents des critères qui pèsent sur cette association. Nous sommes en 1957. L’Espagne commence à s’ouvrir et à se moderniser, notamment suite au Mutual Defense Assistance Act (1953) signé avec les États-Unis. Bien que La Real Sociedad Fotográfica de Madrid ait favorisé la créativité dans le pays, certains de ses membres prennent leur distance et proposent une autre orientation, soit le rejet du pictorialisme pour le néo-réalisme présent aux États-Unis et dans certains pays d’Europe. Ce groupe désireux de renouveler le langage photographique finit par se recentrer sur six noms : Francisco Ontañón, Rubio Camín, Leonardo Cantero, Francisco Gómez, Gabriel Cualladó et Ramón Masats. L’appellation La Palangana est choisie à partir d’une photographie de Francisco Ontañón où dans une cuvette flottent les six portraits des six membres.
« La Palangana » de Francisco Ontañón, la cuvette aux six portraits.
En 1963, le groupe des six amis se dissout mais reçoit de nouveaux collaborateurs comme Juan Dolcet, Fernando Gordillo et Gerardo Vielba. Au cours des années 1960, il se fait connaître comme Escuela de Madrid.
Cette dynamique venue de la Real Sociedad Fotográfica et de la Escuela de Madrid est stimulée par la circulation de revues étrangères comme Photography Annual mais aussi Life (qui reproduit « The Family of Men » d’Edward Steichen présenté au MoMA de New York), Vogue, Domus, Esquire, Twen, des livres de Walter Evans, Irving Penn, Henri Cartier-Bresson, Richard Avedon et William Eugène Smith pour ne citer qu’eux. A ces publications internationales s’ajoutent des publications nationales comme Arte Fotográfico ainsi que la création du I Trofeo Luis Navarro (décerné au II Salón Nacional de Fotografía Moderna de la Agrupació Fotogràfica de Catalunya), le I Salón de Fotografía Actual organisé par Joaquín Rubio Camín, etc. Ces jeunes artistes aidés par la Junta Directiva de la Real Sociedad Fotográfica vont revitaliser la création photographique et lui faire prendre l’air. Il s’agit pour eux de s’extraire d’un certain académisme (le pictorialisme) propagé par les Salons et d’ouvrir les yeux sur la réalité quotidienne. Ces artistes non-conformistes ne sont pas tracassés par un régime pourtant tatillon ; d’abord parce qu’ils touchent un public très réduit et qu’ils se présentent comme des amateurs face à la photographie « artistique » défendue par les réseaux commerciaux. La Real Sociedad Fotográfica aide ces jeunes madrilènes à revitaliser la photographie espagnole de l’après-guerre. La Escuela de Madrid est à l’origine d’une production photographique sociale et/ou documentaire considérée comme humaniste, avec influence venue du Neorealismo (italiano) dans le style Toni Del Tin ou Luigi Comencini.
Ci-après une brève présentation de ces six photographes espagnols. Dans l’ordre, Ramón Masats, Leonardo Cantero, Paco Gómez Martínez, Joaquín Rubio Camín, Gabriel Cualladó, Francisco Ontañón :
Ramón Masats (1931). Son premier reportage date de 1953, avec pour thème Las Ramblas de Barcelona. En 1957, quelques années après Henri Cartier-Bresson, il fait un reportage sur les fêtes de la San Fermín (à Pamplona, Navarra), los sanfermines, un reportage emblématique, un tópico ; mais écoutez ce photographe qui dit aimer les tópicos, les taureaux, l’Église, etc. :
http://www.xatakafoto.com/fotografos/ramon-masats-palabras-mayores-de-la-fotografia-espanola
Il me semble que sa photographie la plus célèbre est ce séminariste gardien de but qui arrête le ballon dans un élan digne d’Iker Casillas ou de Gianluigi Buffon ; ce séminariste en soutane s’élance à l’horizontale au-dessus d’un sol en terre battue !
Leonardo Cantero (1907-1995) est l’un de ces nombreux photographes espagnols quelque peu oubliés. Cependant il est vrai que depuis quelques années la presse multiplie les articles à leur sujet et des éditeurs défendent leur œuvre ; La Fábrica Editorial vient de publier un livre intitulé ‟La Palangana” et une monographie sur Leonardo Cantero :
La monographie (la première consacrée à cet artiste) est agrémentée de cinquante-neuf photographies qui traitent généralement de la vie rurale, de la terre et des visages. La première exposition monographique de Leonardo Cantero eut lieu en 2008 au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía :
http://www.museoreinasofia.es/exposiciones/leonardo-cantero-dehesa-hoyo
Paco Gómez Martínez (1918-1998). Ci-joint une belle suite de ses photographies mises en ligne par La Fábrica Editorial :
http://video.es.msn.com/watch/video/paco-gomez-la-fotografia-de-la-diferencia/18yhiy8f5
J’ai une tendresse particulière pour cette œuvre, son silence. Nombre de ses photographies tendent vers le conceptuel, mais un conceptuel tendre, un conceptuel en clin d’œil, loin de l’intellectualisme que cette tendance affiche généralement. La série ci-dessus m’évoque les villages blancs aux ombres géométriques de Carlos Pérez Siquier (1930) et Chema Madoz (1958), un autre artiste qui s’adonne au conceptuel tendre, en clin d’œil.
Paco Gómez Martínez, « Tramvia al passeig d’Extremadura », 1959.
Joaquín Rubio Camín (1929-2007) l’Asturien fut peintre, sculpteur, designer et photographe. La richesse de son œuvre sculptée est comparable à celle des Basques Eduardo Chillida (1924-2002) et Jorge Oteiza (1908-2003). Ces trois œuvres ont un air de famille prononcé. Je connaissais bien ses sculptures mais ce n’est que très récemment que j’ai découvert ses photographies.
Gabriel Cualladó (1925-2003) vit jusqu’à l’âge de seize ans dans son village natal, Massanassa, province de Valencia. En 1941, il se rend à Madrid pour travailler chez son oncle Gabriel qui dirige une société de transport ; il en prend la direction en 1949. En 1956, il intègre la Real Sociedad Fotográfica avant de rejoindre « La Palangana ». Gabriel Cualladó est membre de la Asociación fotográfica de Almería (AFAL), un groupe à l’origine d’une revue essentielle dans l’Espagne des années 1950-1960, une revue qui rend compte de la créativité de jeunes photographes espagnols originaires d’un pays encore replié sur lui-même, une revue qui par ailleurs divulgue l’œuvre de grands photographes étrangers, parmi lesquels : Henri Cartier-Bresson, William Klein, Robert Frank, Otto Steinert.
Ci-joint, « Un diálogo con Gabriel Cualladó » conduit à d’autres liens :
http://fotocolectania.wordpress.com/2013/06/18/un-dialogo-con-gabriel-cuallado/
Gabriel Cualladó a décrit le quotidien des Espagnols durant un demi-siècle. Parmi ses reportages, le Rastro de Madrid. Le qualificatif qui revient le plus souvent à son sujet est humanista — en opposition à costumbrista. Les enfants sont très présents dans ce quotidien où le petit Espagnol jouait dans la rue.
Francisco Ontañón (1930-2008). En feuilletant des revues espagnoles, il m’est arrivé de rencontrer des photographies d’enfants mis en situation. C’est par elles que j’en suis venu à étudier l’œuvre de ce Catalan, né dans un milieu ouvrier et resté orphelin pour cause de Guerre Civile.
Ci-joint, une magnifique suite intitulée « Más que niños » avec pour thème les enfants — l’enfance — dans l’Espagne des années 1950-1960. Elle rend compte d’une exposition dans une galerie de Segovia, fin 2012 :
http://www.galeriartesonado.es/exposiciones/22_F._Ontanon_catalogo_reducido_para_web.pdf
On notera dans cette série le tópico (voir Ramón Masats) de la religion, si présent en Espagne. Je ne connais pas de plus beau témoignage photographique sur l’enfance, l’enfance dans la banalité du quotidien, banalité qui se fait beauté sous l’effet de ce regard, de cette attention. L’enfance ! Mais j’allais oublier Edouard Boubat !
Francisco Ontañón, « Vivir en Madrid. Casa de Campo », 1967. On reconnaît l’emblématique Seiscientos (SEAT 600)
Olivier Ypsilantis