Question posée par la Revue des Deux Mondes : La question israélo-palestinienne joue-t-elle également un rôle ? La stigmatisation permanente de l’État d’Israël – l’« antisionisme », qui masque mal une forme d’antisémitisme – est très présente au sein de cette extrême-gauche. N’y a-t-il pas une sorte de rapprochement avec les populations arabo-musulmanes, qui sont très mobilisées dans le soutien à la cause palestinienne et qui parfois remettent en question la légitimité de l’existence d’Israël ?
Jacques Julliard : Tout à fait. Et j’ajoute volontiers cette quatrième explication aux trois précédentes. On peut critiquer Israël – je n’ai cessé de déplorer que l’État hébreu ait raté tant d’occasions de faire la paix avec les Palestiniens –, mais il y a chez beaucoup d’islamo-gauchistes l’idée qu’Israël serait avant tout une créature de l’Occident et un point de gangrène à l’intérieur du corps sain que serait le monde arabo-musulman. Cet antisémitisme latent d’un certain nombre d’islamo-gauchistes, sous couvert d’antisionisme, est, à l’inverse, en voie de raréfaction à droite et au centre. En effet, depuis les récentes vagues d’attentats sur notre territoire, beaucoup de Français sentent implicitement une espèce de communauté, sinon de destin du moins de condition, avec Israël. Nous comprenons mieux à présent ce que c’est que de vivre dans la hantise permanente du terrorisme. Il y a là quelque chose qui isole complètement les islamo-gauchistes du reste de la population française.
Je souscris pleinement à ce constat de Jacques Julliard. Toutefois, j’apporterai un bémol à la dernière partie de sa réponse concernant l’isolement des islamo-gauchistes du reste de la population française, du complet isolement des islamo-gauchistes du reste de la population française. Il me semble que l’étanchéité de la cloison est à revoir et qu’il y a bien une porosité (dont le degré reste à définir) lorsqu’il est question d’Israël, précisément d’Israël. Certes, les Français comprennent « mieux à présent ce que c’est que de vivre dans la hantise permanente du terrorisme », sauf qu’ils sont plus d’un à penser que si Israël faisait des concessions (lesquelles très précisément ?) ou, mieux, renonçait à son existence, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes, que les hommes du monde entier s’étreindraient enfin, débarrassés d’Israël, en incluant les Juifs honorables (on n’est pas antisémite après tout), soit lavés de tout sionisme. Je puis témoigner que nombre de personnes de la « bonne société », tant de France que de Navarre, jugent qu’Israël (dont ils ne souhaitent pas nécessairement la disparition) est en partie responsable de la violence chez eux, en France, pour ne citer que ce pays, car ce schéma se retrouve dans de nombreux pays. Ajoutez un vieux fond d’antijudaïsme (j’y reviens et j’y reviendrai) qui a muté (comme mutent des cellules vers le cancer), qui s’est sécularisé, et vous avez un état des lieux plutôt déprimant.
Une réponse de l’intervenant A. (celui qui se garde de mettre un J majuscule à Juif) : « Je n’ai pas dit que les juifs étaient responsables de l’antisémitisme. La preuve, j’ai cité seulement Amélie Nothomb, qui n’est pas juive mais dont le discours me semble contribuer à l’antisémitisme. J’estime que ce discours prétendument flatteur qui place les juifs à un statut social et intellectuel supérieur au reste de la population doit être dénoncé car il ne leur rend pas du tout service à mon humble avis. La meilleure manière de lutter contre l’antisémitisme, c’est d’insister sur le fait que les juifs sont des gens comme les autres, tout en sachant que cela ne plaît pas aux suprématistes et aux philosémites débridés ». Le bonhomme avance en serrant les fesses de peur de lâcher le paquet…
Donc, le discours d’Amélie Nothomb contribue selon lui à l’antisémitisme. Je prends note et me dis que mon modeste blog y contribue également (puisqu’il y est assez souvent question de culture et d’histoire juives, et que je ne me cache pas ma profonde sympathie pour Israël), qu’il est au moins en partie responsable de la mort de Sarah Halimi ou du tabassage de David, mon ami frappé à la sortie d’un restaurant parce qu’identifié comme juif, avec sa kippa. Non, je ne force pas la note, c’est logiquement ce vers quoi mènent les considérations de cet intervenant dont la bêtise constitue une carapace et plutôt épaisse. Et attention ! Celui qui repousse son catéchisme est un « suprématisme » (?!) et un « philosémite débridé » (?!). Il a décidément autant d’étiquettes jugées infamantes dans sa besace qu’un agent de NKVD. Et à longueur de fils de discussions, il colle et colle des étiquettes sur le dos des uns et des autres.
L’intervenant A. s’efforce de cacher une secrète jalousie (le Juif est supposé être plus riche et influent que moi) sous des conseils d’une « délicieuse » naïveté. Mais il a le cul à l’air et ne s’en rend pas compte. Les Juifs « sont des gens comme les autres », ben oui. On trouve parmi eux le schnorer, le shmendrik, le nar, le pisher, le ganef, le potz, le kaker, le shlokh, le jlob et j’en passe, autant de types qui se retrouvent chez les goys. Les Juifs sont des gens comme les autres, et après ?
Ce n’est pas en termes de supériorité ou d’infériorité qu’il faut éprouver cette question, mais en termes de différence. Dans le premier cas, on se voit conduit vers un sourd ressentiment qui peut se faire à l’occasion meurtrier. L’action systématique des nazis à l’encontre des Juifs n’est qu’une tentative paroxysmique de faire taire une sourde fascination et un complexe d’infériorité, de s’en arracher en suivant un plan radical, soit l’abaissement puis l’annihilation du peuple juif. Et à mesure que ce plan dévorait des millions de Juifs, « le Juif » s’imposait toujours plus aux nazis qui lui attribuaient toujours plus de puissance. Chaque mouvement dirigé contre les Juifs les enfonçait un peu plus dans l’immensité des sables mouvants de leur aversion, tandis que la figure du Juif grandissait au-dessus d’eux comme un Génie tout puissant sorti d’une Lampe merveilleuse.
Ce n’est pas en termes de supériorité ou d’infériorité qu’il faut éprouver cette question, mais en termes de différence, sachant que la différence juive désigne l’unité humaine, étant entendu qu’il ne peut y avoir unité sans différence, que l’unité procède de la différence et s’en nourrit. L’unité s’oppose radicalement à l’indifférenciation.
Les Juifs « souffrent » d’un complexe particulier, le complexe messianique. Je l’ai souvent rencontré chez des amis juifs, religieux ou non. J’en ai pris note mais sans vraiment parvenir à le formuler. Certes, des Juifs ne sont en rien concernés par ce complexe, il n’empêche qu’il est partagé par nombre d’entre eux. Le sionisme sous toutes ses formes (et elles sont nombreuses) est l’une des expressions du messianisme juif (laïque ou religieux, qu’importe). Adin Steinsalz écrit dans « Les Juifs et leur avenir » (au chapitre IV) : « Le peuple juif souffre d’un complexe messianique. Et si ce complexe l’affecte en tant que nation, il affecte aussi chaque individu pris séparément. Un complexe est un phénomène psychologique qui se trouve niché dans le cœur humain. Il n’apparaît pas de façon consciente, mais le complexe agit pourtant sur la personnalité. L’individu se retrouve à commettre des actes qui sont causés par cette force sans qu’il ait une quelconque conscience des véritables raisons de ces actes. »
Peut-être ce complexe est-il l’une des causes (et pas des moindres) de l’inimitié du monde envers Israël (envers le peuple juif), soit une volonté latente de dérober aux Juifs cette force qui les porte depuis des millénaires en les réduisant à un statut inférieur voire en les massacrant. Tuer les Juifs revient pour le meurtrier à prendre inconsciemment la place de Dieu et ainsi à tuer Dieu. Tuer Dieu et le témoin par excellence de Son meurtre…
L’idée messianique est portée par l’idée de rendre au peuple juif sa gloire antique – ce qui suppose son retour sur la terre d’Israël –, une idée qui limitée à elle-même ne serait qu’un nationalisme parmi d’autres. Mais cette idée est le vecteur d’une autre idée, soit un processus global qui tend vers la rédemption du monde, d’où cette déclaration que je fais volontiers, et qui n’est pas toujours comprise, à savoir que c’est la singularité du peuple juif qui l’ouvre à l’universel, le fait porteur d’universel, tant il est vrai que l’universel ne procède pas de lui-même mais de la singularité.
L’inimitié envers le peuple juif ne tiendrait-il pas en bonne partie au fait qu’il est habité par l’idée messianique, par la venue du Messie qui n’est pas croyance en la survie de l’âme avec récompenses ou châtiments, après délibération du Tribunal Céleste, mais volonté de perfectionner le monde et l’alléger des souffrances qui pèsent sur les Juifs et l’humanité ? La mission messianique du peuple juif incite à l’action – les mitzvot –, soit à bien agir pour œuvrer à la rédemption du monde tout en encourageant le rêve – un carburant en quelque sorte – qui alimente le moteur.
J’en reviens à l’intervenant A. qui m’écrit : « Merci de m’indiquer parmi les définitions ci-dessous du Larousse celle qui correspond au sens employé par Amélie Nothomb pour désigner les juifs. » L’intervenant A. refuse toujours de mettre un J majuscule à Juif. Suivent les trois définitions, un copier-coller du Larousse en ligne : « Aristocratie : Forme de gouvernement dans lequel le pouvoir est détenu par un petit groupe de personnes constituant l’élite. (Dans la Grèce antique, l’aristocratie fut, aux VIIe-VIe s. avant J.-C., un régime de transition entre la monarchie et la tyrannie à laquelle succéda la démocratie.). 2. Groupe de personnes qui détient le pouvoir dans cette forme de gouvernement ; classe des nobles. 3. Littéraire. Petit nombre de personnes qui ont la prééminence, qui se distinguent dans un domaine quelconque ; élite : L’aristocratie des lettres, de l’industrie. »
La troisième proposition qui me semble dans le cas qui nous occupe la mieux appropriée a toutefois un ton déplaisant, sec. Je n’ai guère développé auprès de cet intervenant que je n’estime guère et je lui ai simplement répondu (une réponse qui certes demande à être amplifiée) : « Sachez que l’aristocratie au sens où l’entend Valérie Nothomb doit être considérée dans son sens premier, grec, et non dans le sens qu’on lui prête si volontiers en France depuis la Révolution française, un sens terriblement restrictif (d’accusation) auquel vous êtes probablement attaché. Ainsi un homme d’origine modeste peut-il être qualifié d’aristocrate par son comportement. Pour pleinement appréhender l’ampleur du mot « aristocratie », il vous faudrait le considérer dans le temps long et dans plusieurs langues, un effort qui vous rebute probablement. Mais de grâce et une fois encore commencez par ne pas limiter ce mot à ce qu’en a fait la Révolution française qui par ailleurs ne constitue en rien un horizon historique. Je vous demande des efforts qui dépassent probablement vos capacités. »
Olivier Ypsilantis