La Grèce vient de se libérer de l’Ottoman, mais elle n’est pas la Grèce dans les frontières que nous lui connaissons aujourd’hui. C’est une Grèce en quelque sorte embryonnaire. Cette Grèce se trouve donc placée sous la tutelle de ses protecteurs : les Britanniques, les Français, les Russes et les Bavarois qui établissent les termes selon lesquels Otto von Wittelsbach, fils de Ludwig 1er, roi de Bavière, doit accepter le trône de Grèce. Otto Ier de Grèce (Όθων της Ελλάδας) est accueilli avec un enthousiasme non simulé, en février 1833, dans la capitale provisoire du pays, Nauplie. Un travail considérable l’attend, lui et sa nombreuse suite bavaroise. Tout d’abord, il n’existe aucune infrastructure dans ce qui n’a été des siècles durant qu’une province de l’immense Empire ottoman. Et comment faire émerger le sentiment d’une identité nationale ? Certes, la guerre d’indépendance grecque (Ελληνική Επανάσταση του 1821), une guerre qui a duré près de dix ans (1821-1829), a aidé à l’émergence d’un tel sentiment, mais la nation et l’État grecs restent à construire. Il faut susciter au moins un minimum de loyauté envers l’État, une loyauté capable de dépasser les loyautés ancestrales.
Le (petit) royaume de Grèce rassemble moins d’un tiers des Grecs de l’Empire ottoman, une question qui ne sera réglée qu’en 1922, avec la Grande Catastrophe (Μικρασιατική Καταστροφή) et l’incendie de Smyrne. Entre-temps, les partisans de la Grande Idée (Μεγάλη Ιδέα) vont s’activer afin d’unir dans un même État, avec Constantinople pour capitale, toutes les zones de peuplement grec d’Asie Mineure. L’expression Μεγάλη Ιδέα a été élaborée par Ioannis Kolettis (Ιωάννης Κωλέττης), un Valaque hellénisé, l’une des figures politiques les plus influentes des deux premières décennies de la Grèce indépendante. En 1844, au cours des débats relatifs à l’élaboration de la première Constitution, Ioannis Kolettis défend avec ferveur la cause des Hétérochtones (soit les Grecs originaires des régions non comprises dans le royaume de Grèce) contre les prétentions des Autochtones. En 1844, il déclare à l’Assemblée constituante que le royaume de Grèce n’est pas toute la Grèce mais une partie, la plus petite et la plus pauvre. Le peuple grec ne se limite pas à ceux qui vivent dans les frontières de ce royaume, il inclut ceux qui vivent à Ioannina, en Thessalie, à Serrès, à Andrinople, à Constantinople, à Trébizonde, en Crète, à Samos, bref dans toutes les régions marquées d’une manière ou d’une autre par l’histoire et la culture grecques. Il précise par ailleurs que l’Hellénisme à deux centres vitaux : Athènes, capitale du royaume de Grèce, et Constantinople, « le rêve et l’espoir de tous les Grecs ».
Cette tension prophétique que suppose la Grande Idée (elle s’était confirmée au cours de l’occupation ottomane) devient l’idéologie dominante des débuts du royaume de Grèce, un phénomène unique dans les Balkans du XIXe siècle et pour une simple raison : si les autres peuples des Balkans aspirent eux aussi à se libérer du joug ottoman et à amplifier leur territoire, ils restent relativement groupés tandis que les Grecs sont très dispersés, mêlés (et souvent inextricablement) à d’autres peuples. Il y aurait un copieux article à écrire à ce sujet. Les Grecs sont non seulement dispersés dans les Balkans mais aussi à Chypre et en Crète (où vivent d’importantes minorités musulmanes hellénophones), dans les îles de la mer Égée dont seules quelques-unes ont été incorporées dans les frontières du royaume de Grèce, en 1832. De nombreux Grecs vivent dans la capitale de l’Empire ottoman, Constantinople (qui avait été capitale de l’Empire romain d’Orient jusqu’en 1453 et qui restera capitale de l’Empire ottoman jusqu’en 1923), sur les rivages de la mer de Marmara et les rivages occidentaux d’Asie Mineure, avec une forte concentration à Smyrne et dans la Cappadoce. De nombreux Grecs d’Asie Mineure, à commencer par Constantinople, sont turcophones. Et n’oublions pas l’importante communauté des Grecs pontiques, principalement établie sur les rivages méridionaux de la mer Noire et qui émigreront en nombre, au XIXe siècle, vers les rivages septentrionaux de la mer Noire, dans l’Empire russe où Catherine II favorisera très généreusement leur installation. Coupés du monde grec, les Grecs pontiques développeront un parler difficilement compréhensible pour les autres Grecs.
L’un des projets de la « Grande Idée »
Dans le royaume de Grèce, priorité est donnée à la reconstruction d’un pays ravagé par la guerre d’indépendance. Il faut par ailleurs donner à ce jeune État une structure institutionnelle, un processus entrepris par le gouvernement du comte Ioannis Kapodistrias (Ἰωάννης Καποδίστριας), assassiné le 9 octobre 1831 à Nauplie, une personnalité-clé de la Grèce moderne.
Le commerce grec, si important, a été détruit, et les grandes villes commerçantes où les Grecs étaient prépondérants (Smyrne, Constantinople et Salonique parmi d’autres) sont passées aux mains des Ottomans. Ces villes vont continuer à attirer tout au long du XIXe siècle des Grecs du royaume de Grèce.
Le petit royaume de Grèce est fragile, d’autant plus qu’il est parcouru par de nombreuses bandes d’irréguliers armés et entraînés et qui ont contribué à la libération du pays, une contribution qui, estiment-ils, n’a pas été reconnue à sa juste valeur. Parmi ceux qui constituent ces bandes bien peu acceptent d’être intégrés à l’armée régulière encadrée par des officiers bavarois. Ces bandes finissent par s’adonner au brigandage, créant ainsi un problème social et politique majeur et tout au long du XIXe siècle. Elles sont toutefois relativement ménagées par le gouvernement qui sait pouvoir compter sur elles en cas de problème avec les Ottomans sur les frontières, des frontières qui à l’occasion leur servent de refuge lorsqu’elles sont poursuivies par les troupes gouvernementales, sans oublier que des responsables politiques leur accordent leur protection en échange de services, par exemple faire pression sur les hésitants à l’heure des élections.
Otto von Wittelsbach est mineur lorsqu’il devient Otto I von Griechenland. En conséquence, le royaume est gouverné jusqu’en 1835 par un conseil de régence constitué de trois Bavarois qui n’ont aucune sympathie pour ceux qui ont lutté pour l’indépendance de leur pays et qui sont indifférents à l’histoire et à la culture grecques. Ils élaborent les institutions du nouvel État d’après les modèles d’Europe occidentale quant aux systèmes éducatif et juridique mais aussi quant aux rapports très particuliers de l’Église et de l’État, avec un renforcement considérable du contrôle gouvernemental.
Athènes, un village en ruine dominé par l’Acropole, finit par être choisi comme capitale du nouvel État, un choix qui marque une claire orientation culturelle vers l’Antiquité classique symbolisée par Périclès et le Parthénon. Ce n’est que vers le milieu du XIXe siècle qu’émergera un certain intérêt pour la Grèce médiévale, byzantine et des époques postérieures, avec tentative de tracer un lien entre toutes ces époques. L’accent est toutefois mis sur l’Antiquité classique, dans les écoles et à l’université d’Athènes, ainsi que sur la langue savante, la katharévousa (καθαρεύουσα). L’université d’Athènes fondée en 1837 est regardée comme l’outil essentiel pour l’hellénisation des populations grecques de l’Empire ottoman. Elle attire des étudiants du royaume de Grèce mais aussi des Grecs de l’Empire ottoman. De retour chez eux, ces derniers prêchent l’hellénisme jusqu’à ce que, vers la fin du XIXe siècle, les autorités ottomanes se mettent à contrôler leur propagande.
Othon Ier de Grèce en costume traditionnel grec
Lorsque la Régence prend fin en 1835, avec la majorité d’Otto Ier, l’influence bavaroise reste forte et impopulaire. L’entêtement du roi à refuser une Constitution entre pour beaucoup dans ce mécontentement. Des « partis » animent la vie politique. Ils sont issus de la guerre d’indépendance et ne sont en fait que des agrégats de coteries. Ils sont connus sous les désignations de parti « anglais », parti « français », parti « russe » et leurs dirigeants sont en étroit contact avec les ministres qui représentent à Athènes ces trois Puissances protectrices. Les sympathisants du parti « anglais » attirent ceux qui veulent une Constitution ; idem avec ceux du parti « français » qui soutiennent par ailleurs la Grande Idée ; ceux du parti « russe » sont des conservateurs indifférents à la question de la Constitution et qui s’inquiètent du relâchement des liens entre le Patriarcat et l’État, avec la prééminence donnée à ce dernier. Les relations entre ces trois partis sont plutôt fluides et les intrigues sont généralement neutralisées par l’attribution de faveurs. Mais vers la fin de la décennie qui fait suite à l’indépendance, soit les années 1830, les signes de mécontentement se multiplient. En 1839, une conspiration « philorthodoxe » est découverte ; son but : contraindre Otto Ier le catholique à se convertir à l’orthodoxie ou abdiquer.
Depuis 1837, le Premier ministre est grec et les dernières troupes bavaroises quittent le pays en 1838. L’influence bavaroise reste toutefois marquée. Le ministre de la Guerre est bavarois. Les Grecs autochtones sont irrités par l’importance que prennent les Grecs hétérochtones – ceux qui se sont installés en Grèce après la guerre d’indépendance. Ces derniers, plus éduqués, ont tendance à occuper les meilleures places. La fiscalité s’alourdit et une large part des recettes fiscales est absorbée par les dépenses militaires et le remboursement du prêt accordé par les Puissances protectrices.
3 septembre 1843, le premier (mais pas le dernier) coup d’État depuis la fin de la guerre d’indépendance. Il ne fait aucune victime et bénéficie de la sympathie populaire. Otto Ier cède aussitôt aux exigences de la classe politique et des officiers organisateurs de de coup d’État. On travaille à l’élaboration d’une Constitution qui est promulguée en mars 1844. Elle inclut le suffrage universel pour les hommes – ce n’est qu’en 1952 que les femmes grecques obtiendront le droit de vote. Cette Constitution calquée sur celles de l’Occident, produits d’une longue évolution bien différente de celle de la Grèce qui a connu des siècles d’occupation ottomane, cette Constitution donc, pur produit d’importation, va être soumise à des distorsions. Tout d’abord, le roi commence à en prendre à son aise avec les pratiques constitutionnelles, aidé par l’habile Ioannis Kolettis qui institue une sorte de dictature parlementaire à coup de faveurs (rousphetti, mot d’origine turque), avec emploi de la force si nécessaire.
Un klephte
Au début des années 1850, une nouvelle génération arrive à maturité. Elle n’a pas connu la guerre d’indépendance et les pratiques politiques peu scrupuleuses qui s’en sont suivies. Par ailleurs, les trois partis que nous avons évoqués ont perdu de leur influence. Otto Ier connaît un regain de popularité (il sera de courte durée) au cours de la guerre de Crimée (1853-1856) car il se fait un ardent défenseur de la Grande Idée. Cette guerre est un signal pour les Grecs. Des bandes de guérilleros (connus sous le nom de klephtes – κλέφτες – soit des bandits montagnards auxquels se mêlent des étudiants eux aussi très actifs) attaquent les frontières de l’Empire ottoman en Thessalie, en Épire et Macédoine. Britanniques et Français, soucieux du statu quo réagissent et occupent le port du Pirée (de mai 1854 à février 1857) afin de calmer l’ardeur des Grecs. Le soutien d’Otto Ier à la Grande Idée est vite oublié, d’autant plus qu’il est contredit par sa sympathie pour l’Empire austro-hongrois aux prises avec l’unification italienne. Le mécontentement grandit jusqu’à cet autre coup d’État du 23 octobre 1862, alors que le roi est en déplacement dans le Péloponnèse. Sur les conseils des ministres des Puissances protectrices, Otto Ier n’oppose aucune résistance et s’en retourne en Bavière où, jusqu’à sa mort en 1867, il cultivera un amour immodéré pour son ancien royaume, allant jusqu’à porter la fustanelle. L’un de ses derniers gestes officiels : soutenir les insurgés crétois en 1866.
Otto Ier quitte donc la Grèce. Les Puissances protectrices doivent lui trouver un successeur. Leur choix finit par se porter sur un prince danois, fondateur d’une dynastie sous le nom de Georges Ier roi des Hellènes (Γεώργιος Αʹ της Ελλάδας), dynastie qui régnera sur la Grèce de 1864 à 1974 ; et le règne de ce souverain durera près de cinquante ans. Afin de conforter son pouvoir et de séduire la population, les Britanniques cèdent les îles Ioniennes au jeune royaume. C’est le premier agrandissement du pays depuis l’indépendance et sa population est augmentée de près de 250 000 habitants. Ces îles sont par ailleurs la province de Grèce la plus marquée par l’influence de l’Europe occidentale, l’Europe occidentale sur laquelle les Puissances protectrices s’efforcent d’aligner la Grèce. Cette même année, une nouvelle Constitution est adoptée, plus libérale que celle de 1844. Les pouvoirs du souverain restent néanmoins considérables, notamment en politique étrangère.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
Merci pour cet article fort i nteressant qui montre à quel point la culture antique à contribuer à reconstruire une identité pour combattre les occupants. Ma connaissance de ce pays s arrête d ailleurs à cette période classique sur laquelle nous avons fondé nos valeurs européennes et plus…
Madame,
Il me semble que la culture classique (l’Antiquité grecque) n’a que peu contribué à la renaissance de la nation grecque, tout au moins chez les Grecs. Elle y a contribué extérieurement, l’Europe étant alors gorgée et imbibée de culture grecque, dans les classes supérieures, le philhellénisme de Lord Byron pouvant servir de référence. Chez les Grecs eux-mêmes, il me semble qu’entre eux et l’Antiquité s’intercalait Byzance dont la culture grecque était l’héritière la plus directe par son Église (en concurrence avec d’autres Églises chrétiennes). Constantinople était la référence pour les Grecs (Alexandrie dans une moindre mesure) alors qu’Athènes n’était plus qu’un misérable village dont quelques voyageurs admiraient les vestiges archéologiques. C’est aussi pourquoi la renaissance de la Grèce est difficilement comparable à celle d’Israël qui de ce point de vue me semble plus stable, Jérusalem restant la référence intangible du retour. Je vous livre des impressions en vrac qui demandent à être affinées.