La conséquence la plus importante de la victoire d’Issos est la stupéfaction produite dans le monde grec, un monde majoritairement hostile à Alexandre et aux Macédoniens comme nous l’avons vu. Ce monde s’interroge, hésite, et seul Agis, roi de Sparte, persiste dans sa volonté de s’opposer par tous les moyens à Alexandre. La flotte perse reste le seul danger sur les arrières du conquérant, avec ces cités phéniciennes qui assurent à la Perse (elle leur laisse une large autonomie) la maîtrise des mers. Ces cités vont toutefois se soumettre les unes après les autres à l’exception de Tyr, Tyr qui veut maintenir sa neutralité, ce qu’Alexandre ne peut accepter car il a le projet de se consacrer héritier légitime des rois tyriens. Le siège dure de janvier à août 332, un siège particulièrement difficile, Tyr devant être simultanément bloquée par terre et par mer. Mais les vaisseaux phéniciens et cypriotes qui constituent la flotte perse passent du côté d’Alexandre. De fait, la flotte perse finit par se disperser d’elle-même.
Tandis que les préparatifs pour la prise de Tyr reprennent, un raid conduit par Alexandre soumet en dix jours des Arabes pillards de l’Anti-Liban (Ituréens et Druses). A son retour, Alexandre trouve sa flotte et des mercenaires prêts à attaquer Tyr. La cité va résister longtemps encore et lorsque les Macédoniens y pénètrent enfin ils ne font pas de quartier. Ils ont vu leurs camarades prisonniers précipités du haut des murailles. Dans la dernière lutte, huit mille Tyriens sont massacrés et trente mille d’entre eux sont vendus comme esclaves. Avec Tyr tombe le plus grand centre de cette civilisation phénicienne prépondérante en Syrie et qui aurait pu être un sérieux obstacle à la pénétration hellénique, un résultat obtenu avec l’aide des vaisseaux phéniciens.
La bataille d’Issos, au Museo Archeologico Nazionale (Naples)
Les projets d’Alexandre s’amplifient et c’est en Phénicie que, pour la première fois, se révèle l’opposition entre ses projets et ceux, moins ambitieux, des compagnons de Philippe de Macédoine, une opposition qui ira en s’aggravant.
Darius se reconnaît vaincu et multiplie les offres, notamment celle de céder à Alexandre et selon les termes d’Isocrate : « l’Asie, de la Cilicie à Sinope ». Parménion aimerait qu’il accepte mais Alexandre veut l’Asie promise à Gordion.
Après la chute de Tyr, Alexandre se dirige vers l’Égypte où la population cherche à se défaire de la tutelle perse. Chemin faisant, il rencontre une forte résistance à Gaza qui tombe après un siège de deux mois. Gaza connaît le sort de Tyr, avec massacres et déportations, et devient une place forte macédonienne. Alexandre se dirige vers Memphis tandis que sa flotte longe la côte et remonte le Nil jusqu’à Memphis. L’Égypte n’oppose aucune résistance car la haine du Perse y est forte. Il fait preuve du plus grand respect pour les dieux égyptiens. Accueilli en Pharaon dans les temples, il devient aux yeux de tous l’héritier légitime des « deux terres » d’Égypte. Alexandre n’est pas guidé comme son maître Aristote par la seule raison ; il évolue aussi dans un monde mystique. Qu’éprouve-t-il dans le temple de Ptah ? Il y éprouve certainement de l’émotion, mais ce temple est étranger aux Grecs et Alexandre reste pétri d’hellénisme. Il se rend donc dans l’oasis de Siouhah dédié à Amon que les Hellènes identifient avec Zeus. C’est Zeus Amon qu’il va donc consulter.
L’Égypte est devenue toujours plus maritime depuis que les Pharaons ont délaissé les vieilles capitales du sud du pays et qu’ils règnent dans le Delta du Nil, au point qu’Alexandre n’a qu’à détacher une petite unité pour faire connaître leur nouveau Pharaon aux populations de la Thébaïde. Constatant que l’Égypte qui va intégrer son Empire n’a pas de port digne d’elle, Alexandre trace le plan de la future Alexandrie avant de partir vers le sud. Il marche avec son armée dix jours à travers le désert et partout on voit des signes divins, avec ces pluies exceptionnelles et ces serpents et oiseaux qui fuyant les avant-gardes semblent les guider.
Arrivé au temple d’Amon, Alexandre est reçu dans le sanctuaire par le prophète qui entre sans peine dans les vues du nouveau Pharaon. Alexandre revient à Memphis convaincu de son caractère divin. Il est décidé à pousser au-delà des frontières de l’Halys et de l’Euphrate et marcher à la rencontre de Darius III pour l’écraser.
Alors qu’il s’apprête à quitter l’Égypte, il apprend le retour des îles de l’Égée dans le giron macédonien. La flotte perse n’existe plus en tant que telle. La seule hostilité qui subsiste sur ses arrières est Agis, roi de Sparte.
Alexandre est de retour à Tyr. Il reçoit les envoyés d’Athènes, et libère les prisonniers (ces mercenaires grecs) faits à la bataille du Granique, avant de reprendre la route vers l’Euphrate par les déserts. Il franchit le fleuve à Thapsaque sur un pont de bateaux (juillet-août 331) puis se dirige vers le Tigre par le nord, vers Nisibe qu’il franchit le 20 ou 21 septembre 331, non loin de Djésireh, puis il bifurque vers le sud. Au quatrième jour, des éclaireurs lui signalent que Darius III est à Gaugamèles. Gaugamèles, probablement la plus grande bataille de l’Antiquité. Je mets en lien l’article que j’ai écrit sur ce blog, « Arbèles, 1er octobre 331 av. J.-C.) » :
https://zakhor-online.com/?p=10467
Cette victoire ouvre à Alexandre la route de Babylone. Darius III fuit vers la Médie, accompagné des cavalier bactres et de deux mille mercenaires grecs. Il abandonne au vainqueur Babylone et Suse, soit l’antique Chaldée et l’antique Elam, mais aussi les villes sacrées de la Perse : Persépolis et Pasargades. En s’enfonçant dans l’Asie, Darius III espère lever une autre armée, considérable. De Gaugamèles, Alexandre se dirige vers Babylone, ville immense traversée par un grand fleuve et qui aurait pu opposer une sérieuse résistance à l’envahisseur. Mais une grande partie de la population devait être hostile aux Perses car la ville se soumet sans combattre. Alexandre laisse le satrape Mazæos au pouvoir et place à ses côtés un stratège grec pour le commandement des troupes et un administrateur financier.
L’armée reste trente jours à Babylone. Alexandre se rend à Suse où il célèbre les jeux et organise l’administration du pays. La Grèce le préoccupe encore. Certes, la dispersion de la flotte perse a stoppé toutes les velléités de soulèvement mais Sparte demeure irréductible. Agis, roi de Sparte, s’est assuré une influence prépondérante dans la plus grande partie du Péloponnèse. Il est vrai que la Grèce continentale reste calme. Alexandre a su apaiser Athènes et Démosthène lui-même conseille la paix. Mais bien des périls menacent Antipater qui parvient à traiter avec Memnon, le stratège macédonien de Thrace, et il dirige le gros de ses forces, soit quarante mille hommes vers le Péloponnèse. Agis est battu et tué à la tête de ses vingt mille fantassins et deux mille cavaliers, devant Mégalopolis, au cours de l’automne 331. La ligue péloponnésienne est dissoute et Sparte doit intégrer la confédération de Corinthe. La souveraineté macédonienne n’est plus discutée en Grèce même.
Alexandre se dirige vers Persépolis. Les Ouxiens de la plaine se soumettent sans combattre mais il n’en est pas de même avec ceux des montagnes qui n’ont jamais reconnu l’autorité des Achéménides. Alexandre les soumet au cours d’une expédition foudroyante.
Vue partielle des ruines de Persépolis
Le satrape Ariobarzane attend Alexandre aux portes de la Perse avec une armée de quarante mille hommes. Alexandre les tourne et le satrape s’enfuit. Alexandre franchit l’Araxe sur un pont qu’il a fait construire et arrive à Persépolis, la vraie capitale de l’Achéménide, qui est saccagée, livrée aux flammes, avec population massacrée ou asservie. Pourquoi une telle violence ? La question reste ouverte.
Darius III se réfugie en Hyrcanie, sur les bords de la Caspienne, afin d’y organiser la résistance avec les forces orientales de son Empire, les plus guerrières. Alexandre marche sur la Médie, soumet les peuples de la Paratécène (région d’Ispahan), puis il se hâte vers Ecbatane à la poursuite de Darius III. A Ecbatane, il établit une garnison afin de protéger les trésors apportés de Persépolis, il envoie Parménion en Hyrcanie et en Cadousie et Cleitos en Parthie, et il se lance à marche forcée avec ses corps légers à la poursuite de l’Achéménide. En onze jours, il parcourt la distance d’Ecbatane à Rhagæ (aujourd’hui Rei, au sud de Téhéran). Il s’y repose cinq jours. Darius III est toujours en fuite, peu à peu abandonné par ceux qui l’accompagnent et qui se rendent à Alexandre. Darius III n’est plus qu’un homme traqué, entouré de conspirateurs. Seuls Artabaze et les mercenaires grecs lui demeurent fidèles. Alexandre est informé de ces trahisons. Il rassemble ses éléments les plus rapides et marche en ne s’accordant que très peu de répit. Il tombe enfin sur le convoi de Darius III qu’il trouve assassiné. Cette mort règle bien des problèmes : en effet, quel sort lui aurait réservé Alexandre s’il l’avait capturé vivant ? N’aurait-il pas représenté un grand danger ? Darius III mort, Alexandre lui rend les honneurs dus à son rang et se présente comme son vengeur. Darius III est enseveli à Persépolis ; ses fidèles rentrent en grâce auprès d’Alexandre ; Artabaze est loué pour sa loyauté envers Darius III et reçoit la satrapie de Bactriane.
Avant de quitter l’Hyrcanie et se lancer à la poursuite des meurtriers de Darius III, Alexandre assure la pacification du pays. Quant aux Grecs au service de Darius III, il fait relâcher ceux de Sinope et de Chalcédoine, étrangères à la ligue de Corinthe, fait prisonniers ceux d’Athènes et de Sparte, et incorpore dans son armée les mercenaires grecs entrés au service de la Perse avant 334.
Avant de quitter l’Hyrcanie, Alexandre s’assure comme à son habitude la totale soumission du pays ; et à cet effet il lance deux expéditions, l’une chez les Tapouriens, l’autre chez les Mardes. Il ne tarde pas à apprendre que Bessos a ceint la tiare, pris le nom d’Artaxercès V et que par la Parthie il se dirige vers la Bactriane qui ainsi pourrait devenir la dernière forteresse de la résistance nationale. Alexandre marche sur l’Arie et arrive à Sousia (Touz, près de Meshed) où il reçoit la soumission de Satibarzane qui avait soutenu Bessos. Alexandre lui rend sa satrapie. Alexandre s’apprête à repartir à la poursuite de Bessos lorsqu’il apprend le soulèvement de l’Arie gouvernée par Satibarzane. Alexandre mâte la rébellion, châtie les traîtres et fait établir une colonie grecque, Alexandrie d’Arie. Satibarzane a toutefois pu s’échapper. Alexandre se dirige vers la Drangiane. C’est dans la capitale de cette province que se tient le procès de Philotas, un procès qui s’inscrit dans les dissentions persistantes entre l’ambition mondiale d’Alexandre et celle, plus modérée, de son père Philippe dont nombre de nobles macédoniens se réclament, à commencer par Parménion. Philotas, fils de Parménion, est exécuté car soupçonné d’être impliqué dans un complot contre Alexandre. Le vieux Parménion quant à lui sera exécuté sur ordre direct d’Alexandre, à Ecbatane, à l’automne 330. Nous touchons à mon sens à l’aspect le plus sombre du caractère d’Alexandre. Alexandre fera également exécuter son garde du corps, Démétrios, suspecté d’être impliqué dans la conspiration de Philotas. Ce roi auquel l’armée et le peuple s’attachent toujours plus semble toujours plus isolé dans une pensée dont on ne parvient pas à cerner les contours.
Les Ariaspes, peuple pacifique, accueillent les Macédoniens qui passent en Arachosie et s’apprêtent à marcher sur la Bactriane contre Bessos. Mais une nouvelle révolte éclate en Arie où Satibarzane est de retour. Alexandre dépêche un corps d’armée. La lutte est implacable. Satibarzane est vaincu et tué. Restent Bessos et ses partisans. Memnon le Macédonien est laissé comme stratège dans la province d’Arachosie afin d’organiser cette province extrême et fonder là aussi une Alexandrie nouvelle. L’armée poursuit sa progression vers les monts Parapanisades (Hindou-Koush) qui limitent la Bactriane du Sud. De Kandahar, par Gashni, elle atteint en novembre 330 la haute vallée de Kaboul où est fondée Alexandrie du Caucase qui deviendra la cité grecque de la satrapie des Parapanisades. Au printemps 329, l’armée atteint la Bactriane que Bessos a quittée non sans y avoir pratiqué la politique de la terre brûlée. Alexandre emporte d’assaut Aornos (Chulm), qui devient une autre Alexandrie, ainsi que Zariaspa (ou Bactres, Balkh), puis il passe l’Oxus (non loin de la moderne Kilif) sur un pont de fortune et débouche en Sogdiane.
La satrapie de Sogdiane
Bessos est trahi par Spitamèrie et Oxyartès. Il finit par être cerné par les Macédoniens dans un village où il campe et livré par ses habitants. Il est mis au carcan au bord de la route où passe l’armée d’Alexandre puis il est fouetté comme traître à son roi et envoyé à Bactres pour y être jugé. L’armée marche sur Macaranda (Samarcande), capitale de la satrapie à l’extrême nord de l’Empire.
Malgré la capture de Bessos, l’ordre n’est pas revenu en Sogdiane et Bactriane. Alexandre devra rester deux années dans la région avant de pouvoir s’engager plus vers l’Est, en Inde. Des satrapes restent rebelles à Alexandre et Spitamène qui a trahi Bessos va se montrer un ennemi particulièrement coriace. Il recrute même pour auxiliaires les barbares des frontières, Saces et Massagètes. Au lendemain de la capture de Bessos, Alexandre a dû châtier trente mille barbares, qui avaient massacré des garnisons macédoniennes sur l’Iaxartès, et reprendre de force sept villes fortifiées où d’autres barbares s’étaient établis après en avoir massacré les garnisons macédoniennes. Et Spitamène assiège Macaranda alors qu’Alexandre est occupé à fonder la colonie la plus à l’est de son Empire. Il envoie une petite armée pour secourir la garnison de Macaranda ; mais Spitamène qui sait battre en retraite pour réapparaître brusquement inflige un rude échec aux généraux d’Alexandre, Alexandre qui doit se porter à leur secours. Il repousse l’attaque mais ne parvient pas à mettre la main sur Spitamène.
Alexandre prend ses quartiers d’hiver à Bactres où Bessos est jugé avant d’être envoyé à Ecbatane pour y être exécuté. A Bactres, il reçoit la soumission de Pharasmane, prince des Chorasmiens, et une ambassade amicale des « Scythes » de l’Iaxartès.
Printemps 328, Alexandre repart pour la Sogdiane qui s’agite. C’est alors que Spitamène reparaît en Bactriane. Il attaque à deux reprises des garnisons macédoniennes et doit chaque fois battre en retraite. Il reparaît une fois encore en Bactriane avec des Sogdiens, des Bactriens et des Massagètes. Il bat une fois encore en retraite avant d’être abandonné par les Sogdiens et les Bactriens et assassiné par des Massagètes qui envoient sa tête à Alexandre.
Alexandre passe l’essentiel de l’hiver 328-327 à Nautaca pour y régler l’administration de son Empire. Au printemps 327 il achève de pacifier la Sogdiane et la Bactriane. Il épouse Roxane, la fille d’un noble perse, Oxyartès, ancien compagnon de Bessos. Deux années d’une lutte continue s’achèvent au cours desquelles Alexandre avait eu à vaincre l’ennemi mais aussi à convaincre les siens qui s’interrogeaient toujours plus sur ses desseins. Le meurtre de Parménion avait confirmé une fracture en place depuis longtemps. L’aspect odieux et sinistre d’Alexandre va s’exprimer une fois encore avec l’assassinat de Cleitos, fils de Dropidès, au cours d’une beuverie que les Macédoniens apprécient tant. Alexandre le tue parce que ce dernier aurait déclaré préférer la gloire de son père, Philippe, à la sienne.
Certes, ils sont nombreux à juger que les projets de Philippe sont dépassés et à se sentir honorés de la puissance macédonienne. Mais ils s’inquiètent de l’attitude d’Alexandre qui « joue » de plus en plus à l’Achéménide. Macédoniens et Grecs refusent de se plier à l’étiquette perse qu’acceptent sans rechigner les sujets asiatiques, étiquette que ces premiers jugent être une offense à leur dignité et à leur conception de la liberté ; aussi Alexandre doit-il revenir sur sa décision les concernant et trouver une demi-mesure. Macédoniens et Grecs sont également irrités par la place faite aux vaincus dans l’armée et l’administration de l’Empire, d’où ce complot visant à assassiner Alexandre et ourdi parmi les pages royaux, complot parti d’une affaire personnelle. Parmi les victimes de la répression de ce complot, Callisthène, neveu d’Aristote et historiographe d’Alexandre qui avait protesté contre le comportement de ce dernier au sujet de l’adoption des manière perses. Le gros de l’armée reste toutefois fidèle à Alexandre et au lendemain de cette conspiration, il l’entraîne hors des frontières de l’Empire achéménide.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis