Ce grand moment de l’histoire grecque : à ma mère qui m’évoquait avec émotion les statuettes de Tanagra ; à ma grand-mère qui m’évoquait avec émotion la lumière de Santorin ; à ma grand-tante qui m’évoquait avec émotion le parfum des roses de la vallée de Tempé ; et à bien d’autres Grecques familières.
J’ai toujours été passionné par l’histoire grecque, ancienne et moderne. J’ai vécu à Athènes et je me rendais volontiers au Pirée pour y voir la mer, le golfe Saronique, avec la silhouette de l’île de Salamine, bien visible. Je m’efforçais d’imaginer la bataille navale de Salamine, une bataille majeure dans l’histoire de la Grèce ancienne, comme l’a été la bataille navale de Navarin (1827) dans l’histoire de la Grèce moderne, une bataille qui s’inscrit dans la guerre d’indépendance grecque (1821-1829) et au cours de laquelle une flotte franco-anglo-russe a coulé une soixantaine de navires ottomans sans perdre un seul des siens. J’ai passé une matinée à nager dans le golfe de Navarin puis à l’observer d’une hauteur afin de mieux comprendre ce qui s’y était passé. Et j’ai parcouru le défilé des Thermopyles et l’endroit principal de la bataille, avec les vestiges du mur des Phocidiens. J’ai également parcouru le champ de bataille de Platée, une bataille majeure qui clôture la seconde guerre médique (480-479 av. J.-C.). Il va en être question.
Seconde guerre médique. L’immense armée perse poursuit son avance le long des côtes grecques côté mer Égée, sur terre mais aussi sur mer, avec une puissante flotte qui longe ces mêmes côtes. Les Perses sont impatients. Ils ont été bloqués aux Thermopyles et ils avancent aussi vite que possible. Ils ravagent à présent tout ce qu’ils trouvent sur leur passage et ils ont hâte d’en finir. Ils ont des raisons d’espérer une victoire rapide car ils reçoivent notamment l’aide de peuples de la Grèce continentale, à commencer par les Thessaliens qui non contents de les aider cherchent à débaucher d’autres Grecs dont les Phocéens qui toutefois préfèrent faire le vide devant l’envahisseur. Les uns cherchent refuge au-delà de Delphes, les autres prennent le maquis dans le Parnasse.
Plan général de la seconde guerre médique
Lorsqu’elle entre en Béotie (dernière étape avant l’Attique), l’armée perse se divise en deux ; le gros de l’armée dirigé par Xerxès 1er fonce vers Athènes (les Béotiens se montrent fort complaisants envers l’envahisseur), le reste de l’armée fonce vers Delphes et ses immenses richesses que contiennent ses temples. Le gros de l’armée traverse donc la Béotie et, huit jours à peine après son départ des Thermopyles, Xerxès 1er se trouve à la frontière de l’Attique. Son armée déjà formidable s’est renforcée avec l’incorporation de fantassins et de cavaliers grecs, tous attirés par le partage du butin à venir. De fait, selon Hérodote, les terribles pertes subies par les Perses aux Thermopyles (plus de vingt mille tués) ont été compensées par ces Grecs qui se sont joints aux Perses en lesquels ils voient les futurs vainqueurs. Sur mer, des navires grecs se sont associés à la flotte perse, ce qui compense les très lourdes pertes subies par cette dernière à l’Artémision.
Retour en arrière de quelques jours. L’Artémision est situé à la pointe de l’Eubée où la flotte grecque interdit l’entrée du détroit de l’Euripe qui sépare l’île d’Eubée de la Béotie, du continent donc. Ainsi la flotte grecque prolonge la défense des Thermopyles, empêche la flotte perse de tourner la position grecque et par un débarquement de l’attaquer par derrière alors qu’elle subit un assaut frontal. La flotte grecque décide de reculer et de se positionner dans le canal de l’Euripe (d’une largeur d’environ quarante mètres), plus au sud donc, dans l’étranglement de Chalcis. Assuré d’avoir la route libre jusqu’à l’entrée de ce canal, le gros de la flotte perse descend le long de la côte et relâche vers la pointe sud-est de la Magnésie, au cap Sépias. Arrivés à la tombée de la nuit, les Perses ne peuvent haler aucun vaisseau sur cette côte inhospitalière ; seuls quelques vaisseaux ont jeté les amarres tandis que les autres sont à l’ancre sur huit rangs en attendant l’aube. Mais à l’aube se lève une formidable tempête qui va durer trois jours. Pris par des rafales de vent d’est, la flotte perse est poussée vers la côte et les vaisseaux s’entrechoquent. Quatre cents vaisseaux de combat ainsi que de très nombreux vaisseaux de transport coulent ou sont irréparables. Il y a des milliers de noyés. La moitié de la flotte perse est ainsi détruite sans que les Grecs aient eu à l’affronter, les Grecs qui sont à l’abri de la tempête dans le canal de l’Euripe. Les Grecs n’ont pour leur part subi aucune perte. Les amiraux grecs, soit le commandant en chef, le Spartiate Eurybiade, et son second, le Corinthien Adimantos, décident de remonter vers l’Artémision pour y affronter ce qu’il reste de la flotte perse, une flotte qui a profité de l’accalmie, le quatrième jour, afin de se mettre au mouillage, sur la grève des Aphètes, en face de l’Artémision. En dépit des pertes subies, la flotte perse reste puissante ; et les Perses gardent le moral ; ils ne le perdront définitivement qu’après Salamine. Les Perses ont le projet de couper toute retraite à la flotte grecque en bloquant le sud du canal de l’Euripe, verrou du passage le plus étroit entre la Grèce continentale et l’île d’Eubée. A cet effet, ils dépêchent une escadre qui longe l’Eubée par l’est, par la haute mer, à l’insu des Grecs, un plan pertinent. Mais ces derniers sont mis au courant par un certain Skyllias, un champion de natation qui fausse compagnie aux Perses. Sachant le canal de l’Euripe bloqué, les Grecs décident de passer à l’attaque. Ils ont pris soin de laisser des unités navales au sud de l’Eubée afin de parer le danger d’une attaque perse ; ils ont également laissé des réserves dans le port de Trézène, Pogon. Alors qu’à la tombée du jour les vaisseaux perses sont ancrés sur la grève des Aphètes, les Grecs surgissent au milieu des Ioniens, alliés des Perses, et leur coulent une trentaine d’unités avant de se retirer.
Les équipages ont pris leur repas et s’apprêtent à se reposer, un orage éclate, d’une très grande violence et inhabituel en cette saison. La flotte perse souffre une fois encore ; la grève des Aphètes est inhospitalière et ses vaisseaux ne sont qu’ancrés, et la tempête venue du sud-est les attaque directement ; tandis que les Grecs, positionnés à l’Artémision, ont pris soin de tirer au sec leurs vaisseaux et de les faire reposer sur le sable. La tempête est encore plus violente à l’est de l’Eubée, en pleine mer, où une partie de la flotte perse se dirige vers le sud, comme nous l’avons dit, afin de bloquer les Grecs voire de les attaquer en remontant entre l’Eubée et le continent puis en franchissant le canal de l’Euripe. L’importance de cette flotte perse a été estimée à au moins deux cents unités avec quarante à cinquante mille hommes embarqués. Aucun navire n’échappera à la tempête et il n’y aura pas de survivants. Le jour suivant, les Grecs reçoivent un précieux renfort : cinquante-trois trières athéniennes qui ont pu remonter entre l’Eubée et le continent, à l’abri de la tempête qui souffle au large. Galvanisés, les Grecs décident d’attaquer avant la tombée de la nuit. Ils se lancent contre une escadre cilicienne, alliée des Perses, et l’anéantissent ; puis ils s’en retournent à l’Artémision. Les Perses sont exaspérés, d’autant plus que leurs forces terrestres subissent des pertes effroyables et sont bloquées aux Thermopyles par des unités grecques, en particulier par les meilleurs combattants d’alors, les Spartiates.
Mais revenons sur mer, à ces combats devant l’Artémision que je viens d’évoquer avant d’en revenir à la bataille de Salamine, sujet principal de cet article. Devant l’Artémision, la flotte perse se forme en arc-de-cercle concave face aux Grecs dans l’espoir de les envelopper. Mais les Grecs ne bougent pas et laissent leur adversaire s’approcher, soit franchir la distance qui sépare la grève des Aphètes de l’Artémision. Ils savent qu’au cours de ce trajet ce bel arc-de-cercle va se trouver dérangé. (Je rappelle à ce propos que les rameurs grecs ne sont pas des esclaves, mais des hommes libres, des professionnels de haut niveau. Ils sont généralement recrutés dans les classes inférieures mais ils sont respectés et conscients de leur valeur. Ces hommes libres considèrent même comme un honneur de servir en tant que rameurs sur les trières.)
Si au cours de cet engagement les Grecs ne sont pas écrasés face à un ennemi aussi acharné qu’eux, c’est en partie grâce à leur supériorité technique, à plus de précision dans le positionnement de leurs vaisseaux les uns par rapport aux autres. En formation convexe, poupe face au rivage, proue face à l’ennemi, les Grecs lancent de furieuses attaques. Les vaisseaux perses n’ont su garder les distances et se trouvent trop proches les uns des autres, ce qui ne facilite pas leurs manœuvres. Hérodote rapporte que la flotte perse souffre de sa propre importance, de sa masse, que les vaisseaux se gênent mutuellement et en viennent même à s’entrechoquer. La bataille est confuse, très violente, meurtrière. Les Athéniens payent un lourd tribut, soixante-et-onze trières hors de combat et des milliers de morts. Les Grecs ne peuvent multiplier de tels engagements sous peine de voir leur flotte disparaître. Ils envisagent donc de se replier vers le sud au soir même de cet engagement. C’est alors qu’ils apprennent que les Perses ont eu raison de la résistance grecque aux Thermopyles, une victoire remportée grâce à un traître, Éphialtès de Trachis – voir le chemin de l’Anopée. Car dans ce très étroit passage, les fantassins grecs agissent contre les fantassins perses comme un véritable hachoir – et pas question pour les Perses d’engager la cavalerie dans ce défilé au sol rendu incertain par l’action de l’eau venue de sources d’eau chaude.
L’ordre de retraite devient un impératif et la totalité de la flotte grecque appareille en silence, en pleine nuit, vers le sud en longeant la mer entre l’île d’Eubée et le continent. La défaite des Thermopyles et la marche du gros de l’armée perse sur Athènes provoquent un grand découragement chez les Grecs. Le sort de l’Attique et d’Athènes semble scellé. Pour les défenseurs des libertés grecques, il ne reste comme refuge que le Péloponnèse, et encore… Une partie des cités du Péloponnèse se dit neutre et penche du côté des Perses.
La mort de Léonidas aux Thermopyles est un électrochoc pour Sparte et ses alliés du Péloponnèse qui s’emploient sans tarder à lever frénétiquement des ouvrages défensifs, de jour comme de nuit, devant l’isthme de Corinthe, des travaux conduits sous la direction d’un frère de Léonidas, Cléombrote.
Face à la gravité de la situation, Thémistocle adopte une nouvelle base d’opérations, soit la double position de l’isthme de Corinthe et de Salamine qui protège les Grecs d’une attaque sur leurs arrières. Et d’un point de vue naval, Salamine est le meilleur point d’appui considérant la situation générale. Dans le plan de Thémistocle entre l’abandon de l’Attique. Le gouvernement démocratique d’Athènes ne se perd pas en discussions et en arguties, comme trop souvent chez les Grecs, et il appuie Thémistocle. Toute la population est évacuée, du mont Parnès au cap Sounion. Et l’Acropole, sanctuaire mais aussi citadelle, est abandonnée. Toute la population de l’Attique se dirige vers la mer alors que l’armée perse avance à marche forcée. Tous les vaisseaux d’Athènes et ses alliés se mettent à faire la navette entre les rivages de Phalère et du Pirée vers la proche île de Salamine. Autres îles proches, Égine et, un peu plus loin, Trézène qui décide de nourrir les femmes et les enfants d’Athènes, d’ouvrir des classes et autoriser les réfugiés à cueillir des fruits y compris dans les propriétés privées.
Ordre de mobilisation générale pour tous les hommes valides et embarquement sur les trières. Le Trésor Public est à sec. Les autorités politiques font une collecte auprès de leurs membres et des plus riches citoyens. Ainsi chaque combattant touche une petite allocation.
Thémistocle a décidé du lieu de l’engagement naval : devant Salamine où l’espace marin ne permettra pas aux Perses des manœuvres d’enveloppement comme ils l’ont tentées à l’Artémision. Dans cet espace réduit, les vaisseaux perses se gêneront mutuellement et permettront aux Grecs l’abordage.
Bien meilleurs combattants que les Perses, les Grecs ne peuvent toutefois stopper la masse perse ; Thémistocle décide donc que le sort de cette guerre (Seconde Guerre médique) se décidera sur mer. Thémistocle l’a dit et redit à ses compatriotes : il faut anéantir la flotte de transport perse pour réduire l’armée perse à la famine et la forcer à battre en retraite. Et c’est ce qu’il adviendra.
Toujours portés aux chamailleries et aux divisions, les Grecs semblent enfin unis face à l’ennemi et ils commencent par annuler tous les décrets d’exil prononcés contre des citoyens pour motifs politiques.
Olivier Ypsilantis