Karl Popper est surtout connu pour ses travaux relatifs à la théorie de la connaissance. Il s’est également intéressé à des questions qui touchent à l’histoire, la sociologie et la politique. Je vais brièvement exposer ses préoccupations dans les lignes qui suivent.
Pour Karl Popper, le meilleur moyen d’appréhender un système philosophique est de déterminer la ou les questions que son auteur a voulu envisager. Pour Karl Popper, la question politique centrale est celle du totalitarisme et de la démocratie, une question activée par la montée en puissance des totalitarismes de droite et de gauche dans les années 1920 et au début des années 1930, avec l’arrivée de Hitler au pouvoir, en 1933. Karl Popper dédie « The Poverty of Historicism » à la mémoire des innombrables victimes des totalitarismes.
1937, Karl Popper présente « What is Dialectic ? » qui est édité en 1940. Ce livre est relégué au second plan, derrière « The Poverty of Historicism » ; il peut néanmoins être considéré comme le point de rencontre entre les résultats épistémologiques contenus dans « Logik der Forschung » et la problématique qui suivra, notamment dans « The Open Society and Its Enemies ». « What is Dialectic ? » est un procès épistémologique intenté à la dialectique hégélienne / marxiste, plus précisément à un mode de pensée que de nombreux de spécialistes ont trop volontiers considéré comme l’instrument de recherche par excellence, comme la voie vers un savoir omnipotent. La dialectique comprise dans le sens moderne et hégélien du mot, nous dit Karl Popper, est une théorie qui affirme qu’une chose, à commencer par la pensée humaine, se développe en trois temps : Thèse / Antithèse / Synthèse. La dialectique ainsi comprise n’est certes pas sans valeur mais elle a ses limites, et déjà parce qu’elle est en porte-à-faux avec l’authentique méthode scientifique qu’elle interprète incorrectement.
Les dialecticiens évoquent les « contradictions » qu’ils jugent de première importance dans l’histoire de la pensée, avant de conclure que l’on ne peut les éviter étant donné qu’elles sont partout présentes. Emportés dans leur élan, ces dialecticiens jugent dépassé le principe classique de non-contradiction et ils estiment avoir fondé une « logique dialectique » qu’ils envisagent comme une doctrine du développement historique de la pensée. Karl Popper s’élève contre ces prétentions extraordinaires et fait remarquer que les contradictions sont fécondes à la condition que nous soyons déterminés à ne pas nous résigner face à elles, car nous résigner de la sorte reviendrait à refuser la critique et à tourner le dos à la connaissance scientifique.
Karl Popper conseille aux dialecticiens d’éviter d’utiliser certains termes comme « contradictions » et de leur préférer « conflits », « tendances opposées » ou bien encore « intérêts opposés » s’ils sont moins trompeurs, et ils le sont généralement. L’emploi (et l’abus) de certains termes par les dialecticiens a favorisé une inacceptable confusion entre logique et dialectique, une dialectique par ailleurs plutôt vague, ce qui leur permet d’élaborer des interprétations à même d’englober tout et n’importe quoi, comme s’il s’agissait d’un fourre-tout. La triade dialectique Thèse / Antithèse / Synthèse doit être considérée avec méfiance. La « dialectique » ne serait-elle pas déjà un terme de propagande, un procédé d’intimidation ? Le dialecticien ne chercherait-il pas trop souvent à soumettre plutôt qu’à susciter un fécond dialogue ? Dialectique, ce mot asséné à tout-va ne devrait être employé que dans des cas très précis, uniquement quand l’exposé de théories opère suivant une triade. Dans les autres cas, de loin plus nombreux, il est préférable de se contenter de la terminologie sans ambiguïté de la méthode de la preuve et de l’erreur.
Karl Popper en vient à analyser l’évolution de la dialectique chez Hegel et Marx. Il pointe du doigt les « prévisions dialectiques » de Marx destinées à annoncer la fin imminente du capitalisme. Elles sont suffisamment vagues et élastiques pour absorber et neutraliser tout ce qui semble les contredire. Dans « The Poverty of Historicism », l’auteur se propose de désarticuler une séduisante construction intellectuelle : l’historicisme. Il dénonce des conceptions totalisantes de l’histoire, en particulier les philosophies de l’histoire et les « historicismes » inspirés par Hegel, Marx et le positivisme. L’historicisme prend appui sur la thèse selon laquelle les événements sociaux suivent une direction nécessaire et prévisible. Cette thèse n’est pas spécifique au monde moderne et à Marx, elle est vieille comme le monde, ou presque. Elle a été mise en œuvre par Platon et, avant lui, par Héraclite et Hésiode. Elle satisfait un vieux rêve : le don de prophétie ; il nous permettrait (?!) d’adapter notre ligne de conduite à un futur connu (prévu) afin que nous puissions en retirer le maximum d’avantages.
Nous nous trouvons face à une catégorie idéale spécialement élaborée pour véhiculer (tout en la dissimulant) une forma mentis totalisante et prophétique présente dans diverses doctrines.
Dans « The Poverty of Historicism », Karl Popper regroupe les thèses de l’historicisme en pro-naturalistes ou positives (celles qui favorisent l’application des méthodes de la physique aux sciences sociales) et en anti-naturalistes (celles qui refusent cette application). Avec ces dernières, Karl Popper insiste sur l’impossibilité de généraliser, sur le caractère imprévisible et complexe des phénomènes sociaux, sur les errances de la prévision et le manque social des sciences sociales. Il met l’accent sur la compréhension intuitive comme voie d’accès à une relative compréhension des phénomènes sociaux. Il repousse les méthodes quantitatives et mathématiques. Il dénonce tout spécialement le holisme, clé de voûte de l’édifice qu’il se propose de démanteler. L’historicisme, dit-il, envisage le développement de la société comme un tout (a whole) sans s’attacher à ses aspects particuliers. Ce tout peut être envisagé selon deux axes : a). La totalité des attributs d’une chose et les relations qu’entretiennent entre elles ses différentes parties. b). Un choix porté sur certains de ses attributs ou aspects, soit ceux qui donnent l’impression d’une structure fortement organisée.
Les tous dans le sens b) peuvent être objet de connaissance scientifique (voir la Gestaltpsychologie) ; les tous dans le sens a) ne peuvent être étudiés scientifiquement ni susciter aucune activité. Si nous désirons étudier une chose, fait remarquer Karl Popper, nous sommes obligés d’en choisir des aspects, étant entendu que nous ne pouvons observer le moindre morceau complet du monde et que toute description est nécessairement sélective.
Le holisme quant à lui prétend non seulement appréhender toute la physionomie de la société mais également procéder à sa restructuration radicale. Au radicalisme de l’utopie Karl Popper oppose le piecemeal social engineering, soit des actions limitées sur la société suivies de rectifications elles aussi limitées. Avancer pas à pas en prenant soin à chaque pas de confronter les résultats effectifs aux résultats espérés tout en restant sur ses gardes face aux conséquences imprévues entraînées par chaque réforme. Il faut éviter d’entreprendre des réformes d’une amplitude telle qu’il serait impossible de dépêtrer causes et effets et comprendre ce qui se passe vraiment. La mécanique utopiste agrège historicisme et utopisme ; elle prétend restructurer l’ensemble de la société suivant un plan précis, soit s’emparer de positions clés avant d’étendre le pouvoir de l’État jusqu’à ce qu’État et société soient (quasiment) identiques. Les holistes sont peu cohérents nous dit Karl Popper. Ils finissent par appliquer leurs méthodes un peu au hasard, par à-coups et, surtout, sans se préoccuper de prudence autocritique. La raison d’un tel comportement tient au fait que plus les changements sociaux sont massifs plus les conséquences qu’ils entraînent sont imprévisibles, d’où les improvisations auxquelles se livre le holisme. La différence entre la mécanique utopiste et le piecemeal social engineerig tient donc d’abord au degré d’attente et de préparation face à l’imprévu. L’utopiste va s’efforcer de maîtriser la part imprévisible de l’élément humain par les institutions et, ce faisant, de vouloir transformer non seulement la société mais l’homme lui-même. Il ne s’agit alors plus d’adapter la société à l’homme mais l’homme à la société, d’où l’énorme potentiel de violence que contient et véhicule la mécanique utopiste.
Karl Popper examine la thèse pro-naturaliste de l’historicisme et note que l’historicisme moderne a été grandement impressionné par la théorie de Newton, en particulier sa capacité à prévoir bien à l’avance la position des planètes. De l’astronomie à la sociologie, avec prévision des révolutions…. Certes, l’historicisme admet le manque d’exactitude des prévisions à court terme, mais à long terme… Il admet que les sciences sociales ne proposent pas des points de repère aussi stables que ceux que proposent les sciences naturelles, il n’en déclare pas moins que les seules lois (universelles) relatives à la marche des sociétés doivent être des lois qui lient une période à une autre et ainsi de suite comme les anneaux d’une chaîne. Karl Popper entre dans cette polémique en commençant par faire remarquer que les lois et les tendances sont radicalement distinctes les unes des autres, étant donné qu’une tendance (sociale) qui s’étend sur plusieurs siècles voire un millénaire peut changer en une décennie et moins encore. La confusion épistémologique délétère de l’historicisme tient à une confusion entre lois et tendances, à une croyance dévote en ces dernières. Les tendances ne sont pas orientées par un absolu, il n’y a pas de tendances absolues et l’erreur centrale de l’historicisme est la suivante : ses « lois du développement » s’avèrent être des tendances absolues, des tendances qui comme les lois ne dépendent pas des conditions initiales et qui irrésistiblement nous emportent vers un futur déterminé.
Karl Popper poursuit sa dénonciation des philosophies prophétiques de l’histoire, de leur caractère pseudo-scientifique, pseudo-historique et mythique. Il oppose cinq propositions à l’historicisme. 1). Le cours de l’histoire humaine est fortement influencé par l’émergence de la connaissance humaine. 2). Nous ne pouvons pas prédire à partir de méthodes rationnelles. 3). C’est la raison pour laquelle il n’est pas possible de prédire l’histoire humaine. 4). C’est pourquoi nous devons repousser toute idée d’une histoire théorique ; autrement dit, il ne peut y avoir de théorie scientifique du développement historique qui puisse servir de base à la prévision historique. 5). L’objet fondamental de l’historicisme est infondé.
Karl Popper dénonce donc le caractère pseudo-scientifique, pseudo-historique et mythique des philosophies prophétiques de l’histoire. Il juge que les sciences sociales doivent elles aussi partir d’hypothèses et se soumettre aux données de l’expérience.
Olivier Ypsilantis