Buste de Wilhelm von Humboldt (1767-1835) réalisé en 1808 par Bertel Thorvaldsen.
Ci-joint des notes de lecture se rapportant aux deux écrits précédemment signalés : ‟Auf gespaltenem Pfad”, paru dans le volume collectif d’hommages publié pour le 90e anniversaire de Margarete Susman (1872-1966), et ‟Encore un mot sur le dialogue judéo-allemand” (‟Noch einmal : das deutsch-jüdische Gespräch”).
Dans ce premier texte, une lettre (Jérusalem, le 18 décembre 1962) adressée à Manfred Schlösser, un jeune écrivain allemand, Gershom Scholem fait part de son embarras. En effet, Manfred Schlösser, animé des meilleures intentions quant au dialogue judéo-allemand, invite Gershom Scholem à participer à un ouvrage collectif en hommage à Margarete Susman, ouvrage qui sera publié en 1964, à Darmstadt. Gershom Scholem (né en 1897), qui a quitté l’Allemagne pour Eretz-Israël en 1923, exprime sa perplexité mais aussi son admiration pour les travaux de cette femme. Toutefois, il dit ne pouvoir que décliner cette invitation car il refuse d’alimenter une illusion. Le dialogue judéo-allemand n’a jamais eu lieu pour la bonne et simple raison qu’il faut être deux pour dialoguer. Or, ce dialogue est mort-né : ‟Il est mort quand les successeurs de Moïse Mendelssohn — qui tiraient encore argument de la perspective d’une sorte de totalité juive, même si cette dernière était déterminée par les concepts des Lumières — consentirent à abandonner cette totalité.” Dans ce prétendu dialogue, les Juifs se sont quittés, à commencer par les élites juives. Ils se sont épuisés à susciter le dialogue avec les Allemands, sous tous les angles, à partir de toutes les situations possibles et sur tous les tons, y compris celui de la servilité. Les Juifs placèrent dans cet élan un espoir désespéré. Gershom Scholem évoque un ‟cri dans le vide.”
Les Juifs ont mis au service des Allemands leur créativité dans les domaines les plus divers. Ils ont espéré un regard attentif, un signe, mais rien. A présent, après un tel désastre, il convient de renoncer à l’illusion d’un ‟judaïsme allemand” car, lorsque les Allemands se sont tournés vers les Juifs, de Wilhelm von Humboldt à Stefan Georg, ce fut toujours pour leur signifier, implicitement ou explicitement, qu’ils devaient se renier en tant que juifs. La dissolution du peuple juif était espérée. Seuls comptaient les individus, des atomes, mais jamais le corps. Les Allemands, dans leur contexte particulier, appliquèrent à la lettre l’imprécation de Stanislas de Clermont-Tonnerre à l’Assemblé nationale, en décembre 1789 : ‟Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout leur accorder comme individus”, une imprécation qui se poursuit ainsi : ‟Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique, ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens.” [Il faut bien sûr replacer toute chose dans son contexte. Considérant la situation des Juifs d’alors, je ne puis me moquer des efforts déployés par des hommes tels que Stanislas de Clermont-Tonnerre mais je répète que ces efforts ont fait leur temps, qu’il faut bouger les perspectives sous peine de se faire culbuter, et méchamment.]
Gershom Scholem remarque que les seuls qui aient pris les Juifs au sérieux comme tels étaient les antisémites. Il remarque par ailleurs que l’enthousiasme des Juifs ne trouva chez les Allemands qu’une sorte d’atonie, qu’il n’y eut jamais une réponse ‟qui leur aurait été adressée en considération de ce qu’ils avaient à donner en tant que Juifs, et non pas de ce qu’ils avaient à abandonner en tant que Juifs.” Les Juifs ne le savaient pas mais ils soliloquaient et ils ne faisaient que se saouler de leurs propres mots. Certains en éprouvèrent de la tristesse mais d’autres — la majorité — se dirent qu’on finirait bien par les écouter. Il leur arriva de croire que l’écho de leur propre voix était la voix de l’autre. Peu avant le départ de Gershom Scholem pour la Palestine parut le livre de Jacob Wassermann, ‟Mon itinéraire d’Allemand et de Juif” (‟Mein Weg als Deutscher und Jude”), l’un des témoignages les plus lucides sur cette fiction d’un ‟dialogue” judéo-allemand. L’ouvrage provoqua embarras et sarcasme.
La créativité juive en Allemagne est à présent perçue par les Allemands, on ne peut le nier, mais c’est un peu tard, aucun dialogue n’étant possible avec les morts. Évoquer une ‟indestructibilité du dialogue judéo-allemand” (ainsi que l’écrit Manfred Schlösser dans son invitation à Gershom Scholem) ‟me heurte comme un blasphème” lui répond Ghersom Scholem qui termine sa lettre sur ces mots.
Margarete Susman (1872-1966)
Dans ‟Encore un mot sur le dialogue judéo-allemand”, Gershom Scholem répond à Rudolf Kallner, un avocat israélien né en Allemagne : Il faut s’entendre sur le mot ‟dialogue” ; il y a bien eu dialogue mais toujours avec l’idée plus ou moins explicite que les Juifs d’Allemagne renonceraient petit à petit à leur identité juive. L’empressement de nombreux Juifs n’a conduit à aucun véritable dialogue.
Aujourd’hui, les relations entre Juifs et Allemands ne peuvent être historiquement fécondes si le passé n’est pas étudié, ce qui suppose un ‟pénible travail de réflexion conceptuelle.” Après tant de massacres, comment définir le plan sur lequel engager une critique historique, non seulement de la conduite des Allemands mais aussi des Juifs ? On s’engage sur de bien mauvaises bases si on commence par se convaincre que le nazisme est une sorte d’accident historique sans lequel les relations entre Allemands et Juifs auraient été harmonieuses, comme le sous-entend Manfred Schlösser dans la lettre précédemment citée. Rudolf Kallner, lui, ne veut pas mettre son nez dans ce qui risquerait de compromettre les relations entre les Allemands et les Juifs. Pourtant, il ne saurait y avoir dialogue, au sens le plus fort du mot, sans ce ‟pénible travail de réflexion conceptuelle”, sans ce regard exigeant sur le passé. Il n’y aurait alors qu’un dialogue de sourds.
Il y a eu de nombreux dialogues entre Juifs et Allemands mais seulement entre interlocuteurs individuels ; il n’y a pas eu dialogue comme réalité historique. Et, redisons-le, l’échec de cette réalité historique tient en grande partie à la volonté de nombreux Juifs de liquider leur identité juive. Il y a un lien dialectique entre cette volonté juive et le destin de la communauté juive allemande. C’est en premier lieu cet empressement des élites juives allemandes à se renier qui a donné au ‟dialogue” judéo-allemand un aspect franchement fantomatique, qui en a fait une galerie d’illusions.
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Ci-joint, une vue panoramique sur la vie et l’œuvre de Margarete Susman, éditée par ‟Jewish Women’s Archive” :
http://jwa.org/encyclopedia/article/susman-margarete
J’aurais aimé que Gershom Scholem nous commente ce film diffusé sur France 3 en septembre 2011, ‟Descendants de nazis. L’héritage infernal” (durée environ 1 h 20) :
http://www.youtube.com/watch?v=Pbtj1JBtX3w